CHAPITRE 11

À la mi-août, j’avais retrouvé ma forme et repris mon travail de rédaction. Je passais aussi beaucoup de temps à l’atelier avec William et ces moments m’étaient très agréables. Il nous arrivait même de faire de courtes pauses que nous employions à visiter la ville. J’arrivais parfois à convaincre William de faire des courses, et nous avions accumulé les nappes de dentelle, la porcelaine et les tapisseries. Faire du lèche-vitrine et marchander des œuvres d’art avec mon mari me réconciliaient avec la vie. Par ailleurs, nos projets personnels et communs allaient bon train, et je me sentais de belle humeur.

William et moi décidâmes de nous rendre à Ostende, ville de bord de mer, pour participer aux Paulusfeesten. Linn-Lu nous avait expliqué que pendant une semaine, le quartier autour de l’église Sint-Petrus-en-Paulus devenait le lieu de concerts, de théâtres et d’animations à ne pas manquer. Et la soirée du vendredi 14 promettait de se terminer aux petites heures par un grand feu d’artifice.

— Nous avons l’habitude d’y amener Ori, mais ce ne sera pas possible cette année, Ferdinand a malheureusement des obligations de dernière minute qui le tiendront occupé à Bruxelles jusqu’à dimanche. Et Ori refuse d’y aller sans lui ! Mais je vous conseille de profiter de cet événement. Mon chauffeur vous y amènera et repassera vous chercher à l’heure qui vous conviendra. Ostende n’est qu’à une petite demi-heure de Bruges.

Nous avions accepté sans hésiter. William pouvait se permettre une soirée de répit, et je ne demandais qu’à me changer les idées. Nous allions sauter sur l’occasion et participer à la Nuit de Wenduine qui avait la réputation d’être une folle nuit de théâtre de rue. Nous étions convenus de quitter le Prinsenhof aux environs de seize heures, afin de profiter un peu du soleil et de nous balader sur la plage le long de la mer du Nord.

Lorsque je descendis dans le grand sas d’entrée, un peu avant l’heure, je vis que William m’y attendait déjà. Debout, une main dans une poche de son pantalon blanc, il souriait aux anges devant la grande baie. Je le trouvai magnifique, à la Gatsby ! J’eus une impression de déjà-vu. La première fois que nous nous sommes rencontrés, ou plutôt que nous sommes entrés en collision, c’était au Musée d’art contemporain de Montréal lors d’une rétrospective de l’œuvre de Dallaire. Il portait une veste blanche sur laquelle j’avais renversé un verre de vin. Un vieux souvenir datant de 1968. Par la suite nous avions baptisé notre coup de foudre et la date de notre rencontre : Le Coq de Dallaire. Notre oiseau avait trente ans. J’étais perdue dans ces pensées agréables lorsque m’apercevant, William vint à ma rencontre au pied du grand escalier. Il me prit dans ses bras. Ce que je ressentis est difficile à décrire. Est-il possible d’éprouver deux fois un coup de foudre pour le même homme ?

Il m’entraîna jusqu’à la voiture et sa main dans la mienne était une brûlure.

— Tu es magnifique ! s’extasia-t-il.

J’étrennais un ensemble en soie aux coloris pastel que j’avais acheté au dernier moment « au cas où ». L’encolure échancrée laissait deviner la dentelle de mon soutien-gorge, la jupe courte ne cachait pas grand-chose non plus et, je l’avoue, rien de tout ça n’était innocent. Je pris tout mon temps pour m’installer sur la banquette et croiser les jambes très haut. Mon mari fit claquer la portière et vint me rejoindre à gauche. À peine la voiture démarrée, je sentis sa main glisser entre mes cuisses et je me rappelle m’être dit que le temps pouvait bien s’arrêter là si bon lui semblait. William me caressa tout le long du trajet, et malgré le désir qui nous tenaillait de nous embrasser, voire de nous rouler sur la banquette, nous n’en fîmes rien par égard pour notre chauffeur. Cet effort stoïque nous troubla autant l’un que l’autre et nous amena d’un commun et tacite accord à nous précipiter, dès que nous fûmes seuls, dans le premier petit hôtel de la plage, comme des adolescents en fugue.

Ma petite robe ne fit pas les frais de beaucoup de précaution. Nous nous retrouvâmes nus, enlacés, éperdus, gémissant de plaisir. Je répétais « je t’aime, je t’aime », il énumérait « mon amour, tu es belle, j’ai envie de toi, tu m’as manqué ». Je sentais ses mains et sa bouche partout à la fois sur mon corps. Je caressais ses cuisses, son sexe, je redécouvrais des gestes que je n’avais plus osés depuis trop longtemps. J’en redemandais, souhaitant que ce plaisir ne s’arrête jamais. Que nous arrivait-il ?

Repus, nous restâmes allongés un moment l’un contre l’autre.

— Qu’est-ce qui nous arrive, Bill ?

— Quoi ? demanda-t-il en éclatant de son rire en cascade qui me faisait toujours de l’effet.

Nous prîmes un premier apéro sur le balcon de notre chambre qui donnait sur la mer. Puis un deuxième avant de retomber sur le lit. Si bien que nous fîmes notre balade sur la plage alors que le soleil glissait sur le sable. Nous arrivâmes au cœur de la ville juste à temps pour le début des festivités. Nous nous frayâmes un chemin parmi la foule. Partout, de la musique, de la poésie, des amuseurs ! Sans parler des riches odeurs de friture. Une grande fête !

— Tu as faim ?

— Non, je suis affamée !

L’estaminet où nous nous sommes réfugiés illico était rempli à craquer de joyeux et bruyants clients.

— Tu préférerais un endroit plus tranquille ? me proposa William, sa main traînant sur ma hanche.

— Tu crois que ça existe, à Ostende, ce soir ? Non, c’est très bien ici, déclarai-je, pressée de commander.

Nous prîmes place en terrasse. À peine installés en bordure de la rue, un couple passa à notre hauteur. Une grande femme dans la quarantaine, très blonde et de toute évidence consciente de sa beauté, déambulait avec une assurance outrecuidante, un relent de parfum capiteux dans son sillage. Lorsque William et moi constatâmes que l’homme à ses côtés n’était nul autre que Ferdinand De Corten, d’instinct nous détournâmes la tête afin de n’être pas repérés.

— Je le croyais à Bruxelles, remarqua William.

— Il trompe Linn-Lu, m’indignai-je.

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Le vendredi 21 août, à l’occasion de l’anniversaire de Maerten, — le vieux palefrenier allait fêter ses quatre-vingts ans —, la maisonnée se mit d’accord pour une rencontre amicale à l’heure de l’apéritif. Linn-Lu souhaitait utiliser des tentes, des parasols et des guirlandes oubliés dans les réserves depuis un demi-siècle, et je lui avais proposé mon aide pour identifier les articles que les ouvriers installeraient dans le verger. Ces souvenirs d’antan allaient faire la joie du vieux Maerten.

Un affairement inhabituel animait les étages du Prinsenhof. À plusieurs reprises et dans des endroits différents, nous avions croisé Ori, un plan à la main, concentré sur un portail, mesurant un emmarchement ou reproduisant une série de faîtières. L’air affairé, le geste important, le frère de la châtelaine lui avait répété devoir terminer d’urgence des plans commandés par le Patrimoine. Habituée à ses lubies et elle-même tracassée par un problème réel relatif aux exigences du Ministère, Linn-Lu n’avait pas voulu en remettre. Elle lui avait simplement fait remarquer que ses vêtements étaient si poussiéreux qu’on eût dit qu’il avait rampé dans les caves du château. Se sentant pris en faute, Ori avait juré à répétition n’y être jamais descendu. Sa sœur lui avait fait promettre de se changer avant la réception.

Linn-Lu m’avait alors confié vouloir consacrer davantage de temps à son frère qui lui échappait chaque jour un peu plus. Elle savait que leur ancienne résidence lui manquait et se demandait s’il ne serait pas bénéfique pour Ori qu’il retourne y vivre avec Ferdinand. À ce point de la confidence, sœur Florence s’était présentée, essoufflée comme à l’accoutumée, pour remettre à la châtelaine un courrier qu’on venait de livrer pour elle. L’enveloppe arborait le logotype du Patrimoine. Linn-Lu n’avait pu réprimer une montée d’adrénaline. Qu’allait-on encore exiger d’elle ? Elle avait lu la lettre avant de me la tendre.

Mis au fait d’incidents fâcheux, voire d’accidents survenus à quelques reprises sur les chantiers du Prinsenhof, alertés par un petit groupe d’ouvriers du non-respect de certaines règles de sécurité sur les lieux de travail et alarmés par la dénonciation d’un frelatage de matériaux, les services d’inspection du Patrimoine se disaient désolés de devoir poser un ultimatum. Ils prévenaient les intéressés qu’à la prochaine requête de la part des ouvriers, ils allaient exiger la suspension des travaux pour une période indéterminée, pendant laquelle Mme Van Thieu et l’administrateur du Prinsenhof auraient l’opportunité et toute latitude de démontrer qu’il s’agissait de plaintes sans fondement et d’accusations calomnieuses. Mais jusqu’à ce qu’un avis contraire fût émis, afin que leurs permis de rénovation puissent être prolongés, les services d’inspection du Patrimoine allaient leur imposer les visites impromptues de leurs inspecteurs.

C’est le moment qu’avait choisi Linn-Lu pour me faire part du service qu’elle espérait me voir lui rendre. Elle m’avait d’abord confié son intention d’entreprendre elle-même une enquête afin de découvrir qui s’acharnait à la brouiller avec le Patrimoine. Puis, m’ayant fait jurer de n’en parler à personne, même pas à William, elle m’avait expliqué en détail ce qu’elle attendait de moi au cours des prochaines heures. Je n’avais pas envisagé une demande aussi compromettante, mais puisque je lui avais fait la promesse de l’épauler, je ne me sentais pas le droit de me désister. Alors, faisant fi de mes propres problèmes et des échéanciers qui se resserraient, j’avais accepté d’aider mon amie.

Plus tard, dans leur appartement où nous venions de mettre au point les derniers détails de ce plan que je trouvais risqué, j’avais vu Ferdinand arpenter le salon en brandissant la lettre du Patrimoine au-dessus de sa tête. Dans la pièce attenante, tout en me remerciant tout bas de ne pas la laisser tomber, Linn-Lu, elle, serrait les poings. Je l’avais alors vue différemment. Cette femme brillante, riche et magnifique, était seule et en souffrait atrocement. J’avais tout à coup mieux compris son besoin de connaître la vérité et ressenti un vif désir de la découvrir pour elle. J’allais, s’il le fallait, risquer d’être arrêtée, mais je me montrerais solidaire.

— Je te promets de mettre la main sur les accusateurs qui ont certainement eux-mêmes saboté les travaux depuis le début. C’est forcé qu’il s’agisse des mêmes personnes, avait crié Ferdinand.

— Il est quasiment l’heure de nous changer pour la réception, s’était contentée de nous signaler Linn-Lu. Cette petite fête sera brève et nous devrons paraître détendus, ne serait-ce que pour ne pas gâcher son plaisir à ce pauvre vieux Maerten.

Ferdinand l’avait prise dans ses bras.

— Ma chérie, je suis tellement désolé, tellement !

— Mais rien de tout cela n’est de ta faute, Ferdinand, rétorqua Linn-Lu d’un ton machinal.

— Si, si. Des problèmes personnels m’ont absorbé. Je ne sais pas t’en parler maintenant, mais je te promets de le faire dans quelques jours, le temps de mettre une affaire au point.

Pas d’accord du tout sur le peu de responsabilité que s’imputait l’administrateur dans ce terrible bourbier, et me retenant de l’apostropher, j’avais seulement dit :

— Moi, j’y vais. On se retrouve à la réception.

Mais avant même d’avoir refermé la porte, j’avais entendu la voix triste de Linn-Lu :

— Je ne crois pas avoir traversé de périodes plus difficiles depuis la mort de mes parents, Ferdinand. Ori m’échappe, les chantiers sont cauchemardesques et le séjour de William et Marianne au Prinsenhof est désastreux. Pire que tout, j’ai la conviction que tous ces problèmes sont liés.

— Je te promets de régler au moins cette affaire avec le Patrimoine. J’y ai des amis, je leur parlerai, compte sur moi.

— Je compte sur toi. L’heure avance, ne nous mettons pas en retard. Nous reparlerons de tout cela ce soir.

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Sœur Lucienne, secondée par des compagnes du Béguinage toujours partantes pour une occasion leur permettant de revenir au Couvent de la Cour du Roi, redoubla d’ingéniosité dans la préparation du buffet. Les tables avaient été dressées à l’orée du parc afin de permettre aux invités de choisir à leur guise l’ombrage ou le plein soleil. Les bouteilles de champagne et les bols de punchs baignaient déjà dans les bacs de glaçons alignés sur les nappes de guipure. Des haut-parleurs diffusaient une musique festive et des banderoles colorées agrémentaient les parterres.

Maerten exultait. Et Linn-Lu, malgré l’angoisse qui lui nouait la gorge, se félicitait d’avoir eu cette initiative. Le vieux palefrenier, à l’emploi du Prinsenhof depuis l’été de 1939 — il n’était âgé que de vingt et un ans —, méritait cette petite attention. Sans famille et dans le besoin, il avait alors été embauché comme aide-jardinier. Mais on l’avait à maintes reprises promu depuis aide-cuisinier, aide-infirmier et chauffeur occasionnel, jusqu’à écuyer. À part quelques religieuses et Léopold Maerten, plus personne ne restait pour témoigner de cette époque. C’est ce que la châtelaine mit en évidence dans son allocution de bienvenue.

La plupart des invités arrivèrent à l’heure pile. Trop heureux d’abréger une journée de travail, contremaîtres et ouvriers avaient pris d’assaut les douches des cabanons dès seize heures. Gabriel et Gertrude descendirent dans le jardin, peu avant dix-sept heures, l’un excessivement élégant dans un costume de lin clair, l’autre, le regard torve et le visage bouffi dans sa cornette amidonnée. Aux cuisines, Lucienne achevait de donner ses ordres. Tout étant au point, elle décida de retirer son tablier et de se joindre au groupe des invités dont elle était aussi. Au même moment, deux voitures déposèrent dans le préau une cohorte de religieuses venues du Béguinage. Accueillies par Ori, fier de lui dans sa tenue impeccable, elles marchèrent en ordre jusqu’à la pommeraie. Redoutant les ardeurs du soleil, sœur Florence, à l’instar de la plupart de ses consœurs, s’installa dans le verger.

Au bras de William, j’allai d’abord féliciter Maerten et saluer Linn-Lu et Ferdinand, avant de faire la tournée des convives. Le nombre de religieuses agglutinées sous les brugnoniers ne cessait de s’accroître. Florence regardait par-dessus son épaule, cherchant quelqu’un. Je restai à distance. Mais lorsque je vis Maerten lui adresser un petit signe de la main, je m’approchai discrètement et me mêlai au groupe de religieuses pour entendre :

— Florence ! Quel bonheur de vous revoir.

— Voici votre ami, ricana la voisine de la religieuse.

Cramoisie, Florence bredouilla :

— Bonjour, Maerten.

Le palefrenier lui prit le coude et la guida vers une table où des invités avaient déposé des cadeaux joliment emballés à l’intention du jubilaire. Je fis quelques pas dans l’intention de les saluer, mais le ton de leur tête-à-tête me fit hésiter. Maerten, prétendant lire des cartons identifiant les présents qu’on lui avait apportés, chuchota :

— Suite à notre dernière conversation…

— Vous avez beaucoup tardé à me faire part de votre avis, se plaignit Florence.

— Pardonnez-moi, j’ai longuement réfléchi, mais mon conseil reste le même : ne déterrez pas les morts, laissez le passé dormir paisiblement.

— Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? Si seulement je parvenais à alléger ma conscience.

— Cessez de vous croire coupable. Coupable de quoi ? Tenez-vous-en à notre décision. La justice s’exprime parfois d’étrange façon, ne forcez rien. Je vous recommande de vous taire.

— Je suivrai vos conseils. Quand rendrons-nous visite à… ?

— Chut… dès que possible, conclut Maerten en baissant le ton.

— Que Dieu me pardonne, chuchota la religieuse. Je m’en remets à vous, néanmoins…

Mais Florence n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Le palefrenier la pria de l’excuser et rejoignit un petit groupe de jonkheers, amis de longue date venus de fermes frontalières pour lui offrir leurs vœux.

— Cher Maerten ! Quelle magnifique réception ! C’est vraiment aimable de la part de ta châtelaine de nous avoir invités !

Je profitai qu’elle soit seule pour aller vers Florence, mais elle répondit à peine à mes salutations et je n’insistai pas. Je me contentai de lui sourire avant de me diriger vers Gabriel et Gertrude. L’architecte avait les yeux brillants et parlait avec volubilité. Sa tante, quant à elle, gardait une mine renfrognée et refusait les hors-d’œuvre que les serveurs lui proposaient.

Avalant distraitement un petit four, je ne perdis rien des allées et venues de Linn-Lu. Lorsque je la vis s’éloigner des potagers, je terminai d’un trait mon verre de champagne et priai Gabriel et sa tante de bien vouloir m’excuser. J’avais, leur expliquai-je, promis à Linn-Lu de prendre des photos au cours de la réception et je me rendais compte que j’avais oublié mon appareil dans ma chambre.

— Je reviens tout de suite.

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Le plan de Linn-Lu consistait à passer au peigne fin la chambre de Gabriel et, plus délicat, le bureau de Ferdinand De Corten. Cette réception donnée en l’honneur de Maerten devait nous fournir une occasion de le faire sans risquer d’être vues. Linn-Lu requérait mon aide pour mettre la main sur des documents que Ferdinand gardait dans son bureau. Peu de temps auparavant, j’aurais pu avoir quelques réticences à m’immiscer dans les affaires de l’administrateur du Prinsenhof, mais depuis que j’étais convaincue de son infidélité envers Linn-Lu, je ne ressentais plus beaucoup d’amitié pour lui.

Ayant atteint le préau où l’on ne s’étonnerait pas de la voir attendre les invités retardataires, comme convenu, Linn-Lu esquissa un signe à mon intention alors que je courais en direction de la pergola. Après s’être assurée que personne ne l’observait, elle disparut derrière le grand portail et pénétra dans le château désert. Je l’y rejoignis.

Nous trouvâmes la bibliothèque parfaitement rangée, rien n’avait été laissé sur les travailleuses. Derrière le paravent, il y avait des livres empilés au pied du récamier, ainsi qu’un amas de coussins sur le parquet et un plaid sur le divan. Les tiroirs de la table de chevet de Gabriel étaient fermés à clé, qu’à cela ne tienne, ce que Linn-Lu espérait trouver n’aurait pu tenir dans ces tiroirs étroits. Non. Bien que Gabriel passât la majeure partie de ses nuits sur ce divan plutôt que dans son lit, c’était tout de même les pièces personnelles de l’architecte qu’il lui importait d’inspecter.

La suite de Gabriel se trouvait au bout du couloir, non loin de la bibliothèque. La châtelaine examina son trousseau de clés et en choisit une qu’elle inséra dans la serrure. La porte s’ouvrit sans peine. Le contre-jour chamarrait le mobilier en bois de marqueterie. À cette heure de la journée, alors que le ciel virait au pourpre, la baie donnant à l’ouest s’était embrasée. Un agréable désordre régnait dans la chambre de belle taille et aux hauts plafonds. Partout, appuyés contre les murs, entassés sous les tables, des rouleaux de papiers de toutes les textures : papier cristal, moiré, vélin, papyrus, papier chine, papier quadrillé, cartons. Sur le pupitre, des bocaux de crayons-plumes, de crayons à mine, des fusains, des sanguines, des ciseaux de toutes les tailles, des cutters, des gommes. Sur la table à dessin, un amoncellement de plans.

A priori, ils semblaient récents. Le premier que Linn-Lu scruta rapportait les détails du rez-de-chaussée du Prinsenhof, alors que deux autres, toujours à propos du même étage, faisaient ressortir en rouge, les bouches d’air, en jaune, les escaliers, en bleu, les trappes de plomberie. Greffés à ces plans, l’on pouvait reconnaître des dessins plutôt gauches, toutefois explicites, exécutés de la main d’Ori. Voilà donc ce à quoi son frère passait son temps. Gabriel Verhaërt utilisait les reproductions naïves du pauvre garçon pour ses propres épures professionnelles.

Linn-Lu tomba sur un plan exhaustif intitulé « Les chapelles du Prinsenhof ». Elle connaissait les moindres recoins du Couvent, pourtant, deux des trois emplacements signalés par l’architecte lui étaient nouveaux. Elle ne reconnut que celui de la grande chapelle de sainte Gudule. Une note griffonnée de la main de Gabriel mentionnait que la crypte sud-ouest aurait été détruite au seizième siècle. Et l’autre, à l’est, correspondait plus ou moins aux sous-sols des cuisines du rez-de-chaussée. Impossible ! Il n’y avait aucune chapelle sous les cuisines ; que des amas de pierres, reliques de la Bataille des éperons d’or. Et s’il en était une sous les décombres, comment cette information serait-elle parvenue à l’architecte Verhaërt et pas à elle ?

Incapable d’évaluer d’emblée l’intérêt des plans qu’elle avait sous les yeux, Linn-Lu s’empara de l’un d’eux paraphé de la main de son frère, qu’elle roula avant de le glisser dans une musette. Mon regard fut attiré par une chemise intitulée « maladies rares et orphelines », je ne pus m’empêcher de l’ouvrir. Elle contenait une dizaine de brochures, j’en saisis une au hasard. Je lus : « CADASIL l’acronyme de Cerebral Autosomal Dominant Arteriopathy with Subcortical Infarcts and Leukoencephalopathy. Le terme a été retenu en 1993 lors d’un Workshop International. Il s’agit d’une maladie génétique, de transmission autosomique dominante. Sa prévalence n’est pas encore établie, mais il semblerait qu’elle soit sous-diagnostiquée. Elle associe des accidents vasculaires cérébraux, essentiellement de type ischémique (lacunes), des migraines, avec ou sans aura. Le début des symptômes se situe vers 40 ans. L’évolution est marquée par une atteinte psychiatrique, syndrome dépressif, parfois accès maniaques, ou mélancoliques… »5

— Qu’as-tu trouvé d’intéressant ? me demanda Linn-Lu.

— J’ai peur d’avoir commis une indiscrétion… Je te raconterai.

Me sentant prise en faute, je m’empressai de remettre les choses en place sur la table de l’architecte et nous quittâmes la suite en refermant à clé derrière nous. Le silence qui régnait dans tous les étages du Prinsenhof n’était troublé que par le bruit lointain des conversations animant les jardins ouest, à l’orée du verger.

Jetant un coup d’œil sur l’horloge à balancier au bout du couloir, Linn-Lu m’indiqua qu’il était temps que j’aille récupérer les documents dans le bureau de Ferdinand. Elle se devait de retourner auprès de ses invités, afin qu’on ne la cherche pas. Nous étions convenues de nous retrouver à la demie de l’heure au portillon du parc, toutes deux devant donner l’impression de nous y croiser par hasard.

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Afin de ne pas éveiller la curiosité de mes amis, je ne devais pas m’absenter plus d’une quinzaine de minutes, délai présumé pour gravir la grande allée, monter à ma chambre, prendre un appareil photo et revenir dans la cerisaie. Ce qui me laissait six à sept minutes pour fouiller les affaires de l’administrateur.

Ma main tremblait et je dus m’y reprendre plusieurs fois pour introduire la clé dans la serrure de la porte. Le bureau de Ferdinand De Corten, situé à l’étage des chantiers, était étouffant ; on eût juré qu’il venait d’être la proie d’une tornade. Il semblait que l’armoire avait été vidée de son contenu et le secrétaire croulait sous la paperasse. Bien que certaines des fenêtres fussent attenantes à des balcons, toutes étaient closes et une odeur de renfermé planait dans la pièce. J’eus la réaction de m’enfuir. Qu’étais-je venue chercher dans ce fouillis ? Une chemise ou un document qui serait intitulé « Vente du Couvent de la Cour du roi », ou « Offres d’achat pour le Prinsenhof », ou un dossier similaire ayant rapport avec une transaction immobilière, avait précisé Linn-Lu.

M’appliquant à ne rien déplacer, je commençai par inventorier le dessus du large bureau. Plusieurs chemises étaient titrées « Patrimoine », d’autres affichaient des noms d’entreprises de rénovation ou des catalogues de fournisseurs. Je ne trouvai rien de bien révélateur, non plus, dans les boîtes empilées sur la droite du secrétaire ; que des factures et des reçus ou des dépliants publicitaires. Je venais à peine de commencer mes recherches dans les tiroirs, lorsque j’aperçus une enveloppe où il était inscrit « Tokyu Corporation and Michigan Real Estate, Prinsenhof 1998 ». Presque déçue, me disant qu’elle ne devait pas contenir des secrets d’État, vu le peu de précautions qu’on avait mises à la dissimuler, je la roulai tout de même pour la glisser dans la manche de ma veste. Prête à quitter les lieux, je refermai les tiroirs et m’assurai que rien ne trahissait mon passage avant de me diriger vers la sortie. C’est alors que mon regard fut attiré par les cordons tressés d’un polochon glissé sous le lit. Je le tirai hors de sa cachette et compris, en le palpant, qu’il ne contenait pas les plumes d’oie qu’il eût dû.

J’entrepris de vider le coussin oblong de son étrange bourre et me rendis compte que la paperasse qui s’amoncelait sur mes genoux consistait en une mine de documents préjudiciables à l’administrateur. Des photocopies de duplicatas de contrats, de reçus pour des montants faramineux au nom de Ferdinand Halsdorf-De Corten, de lettres d’affaires, de mises en demeure, de convocations de police, de factures de cabinets d’avocats, de même que plusieurs photographies dont certaines, au premier coup d’œil, me permirent de reconnaître la grande blonde qui accompagnait Ferdinand à Ostende. En les étalant sur le bureau, je constatai qu’il s’agissait d’agrandissements, comme si on avait voulu mettre en évidence les détails sordides de ces photos pornographiques, extrêmement compromettantes pour Ferdinand. Mais pourquoi donc l’administrateur avait-il conservé tout ce ramassis d’ordures ? C’est alors que j’aperçus, au milieu du fatras, une grande enveloppe pliée en quatre, timbrée au Luxembourg le 19 août 1998 et estampillée en Belgique le 21. Je compris que Ferdinand avait reçu ce courrier le matin même et qu’il n’avait pas eu le temps de s’en débarrasser. La note qui y était attachée en était d’injures et de menaces, et avisait l’intéressé qu’un double du document était prêt à être posté à l’adresse de L-L Van Thieu advenant qu’il ne remplisse pas ses engagements avant la date convenue. Ayant palpé une épaisseur à l’intérieur de l’enveloppe, je l’ouvris et en retirai la photocopie d’une lettre que je m’empressai de lire. Bouleversée par son contenu, j’allais tout remettre en place lorsque j’entendis :

— Que faites-vous dans le bureau de Ferdinand ?

Je faillis hurler. Je posai une main sur ma bouche, l’autre sur mon cœur. Sans doute mes yeux traduisaient-ils une grande frayeur, car le garçon se précipita à mes pieds.

— Qu’y a-t-il ? Vous êtes encore malade, Marianne ? Je cours chercher de l’aide.

— Ne bouge pas !

J’avais crié. Puis me ressaisissant, je balbutiai :

— Que fais-tu ici, Ori ? Que viens-tu faire dans ce bureau ?

Les yeux rivés sur les photos, Ori bredouilla :

— Je cherche ma sœur.

Je ramassai rapidement le contenu du coussin éparpillé sur le canapé et le remis pêle-mêle dans la housse, à l’exception du mot de menaces que j’enfouis discrètement dans mon soutien-gorge.

— Viens, Ori, tu as raison, je n’ai rien à faire ici. Ni toi non plus. Surtout, ne disons rien à Linn-Lu, ajoutai-je en indiquant les coussins.

— Je les déteste.

— Hein ? Que dis-tu ?

— Je les déteste, répéta-t-il avant de prendre ses jambes à son cou.

Restée seule, je me demandai ce que j’allais bien pouvoir raconter à mon amie.

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Tel qu’entendu, Linn-Lu m’attendait à l’entrée du portail. Dès qu’elle me vit, elle fit quelques pas vers moi, le regard interrogateur. Je tentai de me composer un visage souriant pour ne pas l’inquiéter.

— Tu as trouvé ce que nous cherchons ?

— Peut-être… Je crois…

— Je t’attendrai après la réception, dans le narthex attenant à la chapelle. Merci du fond du cœur pour ton aide, me souffla-t-elle avant que nous ne partions dans des directions différentes.

Je palpai, dans la poche de ma jupe, le petit appareil photo qui s’y était toujours trouvé tout en marchant d’un bon pas vers Gabriel et Gertrude qui ne s’étaient apparemment pas inquiétés de mon absence. Je pris mon appareil et levai les yeux à la recherche d’une scène à capturer.

La pression d’une main sur mon bras me fit sursauter.

— Tu as soif, ma chérie ? souffla mon mari sur ma nuque au même moment.

— Bill ! criai-je, m’en voulant d’être aussi nerveuse, surtout de le laisser paraître.

Apparemment de belle humeur, mon mari tenait deux verres de champagne à la main.

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Le cinq à sept donné en l’honneur des quatre-vingts ans de Maerten se prolongea de quelques heures. Les vieux amis du palefrenier s’amusaient ferme, appréciant le buffet et le bar généreux. Mais je trépignais, à bout de nerfs.

— Ce cocktail s’éternise. Allons dire au revoir à Maerten et rentrons. J’ai hâte de me mettre au lit. Est-ce que tu as l’intention de travailler ce soir ? demandai-je à William.

— Ce n’est pas dans mes plans. Et toi ? me demanda-t-il l’air espiègle.

Quelques minutes plus tard, enroulé dans une serviette de bain, il venait vers moi, le regard amoureux. Il déposa un baiser sur ma bouche.

— Tu me sembles préoccupée, ma chérie.

Voulant dissimuler la confusion dans laquelle m’avaient laissée mes découvertes dans le bureau de Ferdinand, mal à l’aise aussi d’avoir fait faux bond à Linn-Lu sans un mot d’excuse — j’avais volontairement manqué notre rendez-vous —, je tentai de dévier la conversation.

— Et toi, émoustillé.

— Peut-être bien.

Marchant vers la fenêtre, je dis :

— Je suis étonnée de ne pas avoir reçu de nouvelles de l’hospice d’Ypres. J’attendais un coup de fil de l’infirmière Doret.

— J’espérais que tu allais mettre un terme à ces rencontres ! Tu as suffisamment de notes pour la rédaction de ton manuscrit, et je te répète que tu m’as donné tant de matière que je pourrais sans problème tripler ma production ! N’en fais pas trop. Je n’ai pas envie de te retrouver encore une fois évanouie sur les chantiers.

— Sois sans crainte, ça ne se reproduira plus avec Lucienne sur mes talons. Elle me dorlote, me nourrit, me suit pas à pas et fait des pieds et des mains pour me garder dans ma chambre. Elle ne veut surtout pas me voir aller à Ypres. Elle se prend vraiment pour mon ange gardien.

Je revis en mémoire l’une des plus troublantes œuvres de la série. Cet ange, déployant ses ailes au-dessus de moi agenouillée dans la chapelle de sainte Gudule, qui avait trait pour trait le visage ridé de sœur Lucienne.

— Étonnant, murmurai-je.

— Quoi ?

— Que tu aies si vite remarqué que Lucienne se sentait investie d’une mission d’ange gardien. Que pouvait-elle savoir des dangers qui me guetteraient ici ? Et de quoi ou de qui veut-elle à tout prix me protéger ? Crois-tu qu’elle pourrait être ce Cygne du Béguinage ?

— Peut-être bien. Mais ton ange ou notre cygne a quatre-vingts ans et n’a pas toujours l’air d’être en possession de ses moyens. À ta place, je ne lui accorderais pas toute ma confiance.

— Détrompe-toi, Lucienne est très lucide. Et depuis qu’elle s’est accrochée à moi, rien de fâcheux ne m’est arrivé et je dors comme un loir.

— Moi, je la soupçonne de détenir des secrets sur tout un chacun et de s’en servir pour exercer son pouvoir. Qu’en penses-tu ?

— J’en pense que je n’ai rien à cacher et que par conséquent elle n’exerce aucun pouvoir sur moi.

— Tu n’as rien à cacher, dis-tu !

M’entraînant sur le lit, il me tint captive.

— Combien de verres as-tu ingurgités, Bill ?

Il rit. Je ressentis la chaleur de son corps et m’en délectai. Il s’allongea à mes côtés et fit descendre ma jupe sur mes jambes qu’il caressait au passage. Puis je sentis sa main remonter sur mes cuisses. Je ne pus réprimer un frisson de plaisir.

— Tu vas me rendre accro, souffla William dans mon oreille.

Ses baisers coulaient sur ma bouche, sur mon visage, mon cou. Il dégrafa mon soutien-gorge et s’empara de mes seins.

Un bruissement bizarre nous ramena sur terre.

— C’est de ton amant ? me taquina William.

J’avais oublié la note. Et je n’étais pas prête à tout raconter à mon mari.

— Oh ! C’est… pour Linn-Lu… un message…

— Ça peut attendre ?

Il m’embrassait à nouveau, faisant glisser sur le parquet le bout de papier et mes vêtements.

— J’ai trop envie de toi.

— Moi aussi. Alors, viens.

Le crépuscule du soir teintait les murs de violine. Nous étions toujours enlacés, prêts à recommencer, lorsque j’entendis frapper à la porte :

— C’est moi, Linn-Lu. Je suis désolée de vous déranger, mais je dois m’entretenir de toute urgence avec toi, Marianne.

Nus tous les deux, nous restions immobiles.

— Qu’est-ce qu’elle veut ? chuchota William, agacé.

— Je n’en sais rien, m’empressai-je de mentir. Puis réagissant enfin, je récupérai le billet et enfilai mes vêtements avant d’attraper l’enveloppe que j’avais dérobée dans le bureau de Ferdinand,

— J’arrive tout de suite, criai-je à Linn-Lu qui attendait derrière la porte.

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À peine les derniers invités retirés, Linn-Lu s’était rendue dans le vestibule isolé du deuxième étage où elle m’avait donné rendez-vous. Elle m’avait attendue près d’une heure, puis, n’y tenant plus, elle était venue frapper à la porte des appartements de Marie de Bourgogne.

Retirées dans l’antichambre de la chapelle, nous évitions de nous regarder. Je ne lui remis d’abord que l’enveloppe intitulée : « Tokyu Corporation and Michigan Real Estate, Prinsenhof 1998 », dont le contenu ne pouvait rien apprendre à Linn-Lu qu’elle ne sût déjà : Ferdinand avait été sollicité pour faciliter les négociations entre les propriétaires du Couvent de la Cour du roi et des compagnies qui avaient démontré quelque intérêt pour l’acquisition du château. S’y trouvait aussi le duplicata d’une lettre de Ferdinand les avisant que le Prinsenhof n’était plus à vendre et que leur affaire était par conséquent close. Le document qu’elle aurait pu soupçonner révélateur de manigances que son administrateur lui aurait cachées, s’avérait, au contraire, être la preuve de sa bonne foi. Mais Linn-Lu avait compris que j’avais, en revanche, mis la main sur des papiers d’un tout autre ordre.

Notre conversation, malgré des dérobades de ma part — j’en profitai pour lui glisser un mot de la brochure médicale que j’avais rapidement parcourue dans le bureau de Gabriel —, lui confirma toutefois ce qu’elle avait craint, à savoir que des preuves écrites existaient pour démontrer que Ferdinand s’était bel et bien compromis, par le passé, avec une femme aux activités commerciales douteuses et que cette aventurière s’était révélée une ex-maîtresse gênante après que Ferdinand eut rompu. Le chagrin et l’humiliation qui se voyaient sur le visage de Linn-Lu me retinrent d’en rajouter en mentionnant les photos et la lettre. Mais je n’avais que repoussé l’échéance, puisqu’elle réussit à me convaincre de lui révéler l’existence des dossiers accablants. Je lui remis donc le message de menaces adressé à Ferdinand.

J’étais si bouleversée après cet entretien que j’eus de la difficulté à ne pas mettre William au courant de ce que j’avais appris en fouillant les affaires de Ferdinand De Corten. Me refusant à lui mentir, je lui dis simplement que j’avais accepté d’aider Linn-Lu à chercher des documents dans le bureau de l’administrateur. Mais je lui cachai toutefois l’essentiel de mes découvertes. Je ne mentionnai que l’enveloppe concernant les transactions d’achat du Prinsenhof.

— Tu as fouillé le bureau de De Corten ! Tu dois savoir que cet homme a le bras long ! Qu’est-ce qui t’a pris, Marianne ? Comment as-tu pu t’embarquer dans une affaire aussi risquée sans m’en parler ?

— Tu m’aurais défendue d’aider Linn-Lu.

— C’est certain.

— Qu’allons-nous faire ?

— Rien pour le moment. C’est ce que je me tue à te faire comprendre, ma chérie ! Il faut attendre la fin du symposium. Tu sais à quel point mon avenir dépend du succès que j’obtiendrai ici, non ?

— Bien sûr que je le sais, Bill !

— Nous avons encore tellement de travail devant nous ! Je n’ai pas envie de tout compromettre si peu de temps avant l’exposition. Dans tous les cas, De Corten n’a tué personne ! C’est un vieil escroc, un manipulateur, mais il n’a tué personne, non ?

— Nous n’en savons rien, fis-je, virulente.

— Je t’en prie ! Que veux-tu qu’il fasse ? Extorquer de l’argent à Linn-Lu ? Peut-être, mais ça ne nous regarde pas. Et elle peut se défendre, elle a certainement de bons avocats et les moyens de les payer. Même chose pour Ferdinand. Toi et moi sommes tombés dans leurs histoires sans le vouloir, nous ne savons rien d’eux, ou si peu, nous ne connaissons pas tous les faits. Je maintiens que nous devrions nous tenir à l’écart de leurs problèmes.

— C’est un peu tard pour ça. Et tu as vu comme moi que Ferdinand trompe Linn-Lu.

— Je n’ai pas vraiment vu ça, Marianne. Peut-être que sa relation avec la belle blonde est purement d’affaires. Et ce ne serait pas la première fois qu’un couple est aux prises avec des problèmes d’infidélité, non ?

— Bill ! Arrête !

Je revoyais, étalée sur le canapé du bureau de Ferdinand, la série de photos qui ne révélaient pas une relation d’affaires ! Sans parler de tous ces documents l’accusant de fraudes ! Mais si je racontais ne serait-ce que partiellement cette découverte à mon mari, il prendrait peur pour moi et m’imposerait de ne plus aider Linn-Lu, peut-être même que s’il associait cette collaboration aux accidents auxquels j’avais miraculeusement échappé, il me supplierait de rentrer à Québec. Je choisis de me taire. Je voulus conclure :

— Avoue au moins que les agissements de cet homme donnent à croire qu’il n’est pas tout à fait transparent.

— Il est possible qu’il ait une ou deux bêtises à se faire pardonner, badina William. Dans tous les cas, ce n’est pas notre problème.

— Tu as raison. Et j’ai envie de dormir, nous reparlerons de tout ça demain, à mon retour d’Ypres. Avec ou sans rendez-vous, je rendrai visite à Jasmin Durand demain, ajoutai-je pour moi-même.