CHAPITRE 12

Ce n’est qu’en fin de matinée, le lendemain de la fête de Maerten, que l’infirmière Doret me confirma une rencontre avec Jasmin Durand, à treize heures.

Dans le taxi nous amenant à Ypres, sœur Lucienne et moi nous régalions des restes du buffet de la veille. La religieuse, qui avait obtenu de m’accompagner dans mes sorties, avait prévu un gueuleton qui nous ferait gagner du temps et amoncelé pans-bagnats, crudités et croquembouches dans un panier. La conversation restait légère et j’appréciais, après tout, la compagnie de la vieille religieuse qui n’épargnait rien pour m’être agréable.

— Le buffet pour la réception d’hier était une grande réussite, sœur Lucienne.

— J’ai bénéficié de l’aide de mes consœurs, vous savez.

— Je n’en doute pas, mais vous êtes tout de même le chef !

— Je ne suis pas le cordon-bleu que je voudrais.

— Comment avez-vous appris ?

— Ce n’est que lorsque je suis devenue religieuse que je m’y suis intéressée. J’ai d’abord détesté faire la cuisine, parce que ma… tante m’obligeait à cuisiner.

— Votre tante ?

Lucienne fit une pause avant de poursuivre, comme si elle cherchait ses mots avant de raconter son histoire.

— Mes parents sont morts tous les deux d’un… horrible accident, alors que je n’étais qu’un bébé. On m’a confiée à l’orphelinat et j’ai été élevée par… des gardiennes qu’on devait appeler… tantines !

Prise de court par l’évocation laconique et consternante de son enfance, je demandai à la religieuse :

— Ces tantines, elles vous tenaient lieu de famille ? Je suppose que vous vous étiez attachée à elles ?

— Elles faisaient leur travail. Nous devions obéir et observer toutes leurs règles, quelles qu’elles soient.

Le ton froid, l’absence d’émotion m’étonnèrent. J’eus l’impression qu’elle ressassait des souvenirs horribles. Je balbutiai :

— C’est triste.

— C’était pratique courante, dans les années 1940, que d’abandonner les enfants au bon vouloir des directeurs d’orphelinats. Une fois acceptés dans une institution, plus personne ne se souciait vraiment d’eux.

— Vous aviez des amis ? Avez-vous gardé contact avec certains d’entre eux ?

— Oh non ! Dès que j’ai été en âge de quitter le dernier établissement où j’avais passé toute mon adolescence, j’ai complètement rompu les liens, et je suis entrée en religion.

— N’auriez-vous pas souhaité vous marier, avoir des enfants ?

Je remarquai qu’un rictus amer crispait les commissures de sa bouche. Lucienne s’était rembrunie. Je m’empressai de dire :

— Sans doute que vos consœurs sont devenues une famille pour vous ! Vous avez de bonnes amies au Béguinage, n’est-ce pas ?

— Une famille ? Ne croyez pas cela. Une famille est irremplaçable. Des collègues, des consœurs, des amis ne remplaceront jamais une famille, jamais !

Mal à l’aise d’avoir soulevé un sujet à l’évidence affligeant pour Lucienne, je tentai d’en changer.

— N’avez-vous pas remarqué à quel point sœur Florence semblait préoccupée, voire étrange, hier, à la réception ?

— Je ne sais pas ce que Maerten lui raconte, mais les soucis de Florence ne sont pas étrangers aux fables du palefrenier.

— Vraiment ?

— Maerten a toujours eu un faible pour Florence. Le sentiment qu’il éprouve pour elle n’est-il qu’amical ? C’est un secret, ma chère. Dans tous les cas, il l’a initiée aux plaisirs du jardinage alors qu’elle n’était qu’une très jeune novice et cette connivence dans les closeries du Prinsenhof et même, à une autre époque, dans celles du Béguinage, ne s’est jamais démentie.

— Vous ne croyez tout de même pas que le vieux Maerten…

— Je ne crois rien, mon enfant, rien du tout, rétorqua Lucienne. Je vois ce que je vois, c’est tout. Ce vieil homme cache un secret, et Florence est sa confidente, j’en mettrais ma main au feu.

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Depuis très, très longtemps… insista Lucienne, pensive. Mais il n’en sait rien.

Le taxi nous déposa juste à la porte d’entrée de l’hospice. Croyant que la religieuse m’attendrait dans le parloir, je m’étonnai de la voir marcher sur mes talons jusqu’à l’étage de la chambre de Jasmin Durand.

— Je ne vous dérangerai pas, je resterai sagement assise dans mon coin. J’ai pris un tricot. Je n’aime pas attendre en bas où les pensionnaires m’abordent à tour de rôle. Je dois répondre dix fois aux mêmes questions, c’est très embêtant.

— L’infirmière Doret n’est pas accommodante, il se peut qu’elle vous refuse l’entrée, mais si elle n’y voit pas d’inconvénient, je ne crois pas que M. Durand s’en formalise non plus. Il ne voit ni n’entend très bien, il se peut même qu’il ne se rende pas compte de votre présence.

— Dans ce cas, je tente ma chance ! ajouta Lucienne d’une voix assurée.

Contrairement à l’accoutumée, une lumière blanche éclaboussait la pièce. On avait retiré les draperies et le soleil inondait la chambre. Le vieillard plissa les yeux lorsque je vins vers lui pour le saluer.

— Je vous attendais, Marianne, je voulais vous dire…

— Oui… ?

Il venait de remarquer la présence de la religieuse. Restant à l’écart, Lucienne salua le vétéran un peu froidement, pensai-je.

— Je suis une amie de Marianne.

— Vous êtes revenue… sans votre compagnon ?

Nous échangeâmes un regard perplexe. Le vieux Durand devait divaguer. La religieuse qui s’était avancée regagna sa place au fond de la pièce.

— Sans son compagnon ? répétai-je dans l’espoir de saisir la signification des propos de Jasmin.

— Les fleurs que vous m’avez apportées… elles sont magnifiques…

En effet, un bouquet d’iris et de freesias trônait sur une console à la droite du lit. Se tournant vers Lucienne pour la prendre à témoin de la beauté de l’arrangement, je fus troublée par l’expression de défiance qui contractait son visage. Je m’empressai de revenir vers le vieillard :

— C’est une très jolie gerbe, monsieur Durand. On vous l’a offerte ?

— L’aimable religieuse… et son compagnon… Un homme bon…

— Un homme bon ? Vous avez reçu des visites aujourd’hui ?

Jasmin s’agitait, se frappait le front comme s’il cherchait à se rappeler un souvenir.

— Oui, il a dit… « Vous savez, je sais que vous avez toujours su… »

Puis, soudainement alerte, Jasmin lança, presque mondain :

— Le thé… offrez du thé à votre amie.

Mais Lucienne se leva, s’empara de la théière et me fit comprendre qu’elle s’en occupait. Elle s’approcha et me souffla à l’oreille :

— Il me semble perturbé.

— Vous croyez ? Je le trouve plutôt… sémillant, aujourd’hui.

Le vieillard la cherchait des yeux.

— La lâcheté… le pire… péché…

Lucienne tressaillit.

— … la vengeance et la justice… c’est la même chose…

— Vous croyez ? Que voulez-vous dire ? m’empressai-je de demander afin de prolonger la conversation.

Jasmin haussa les épaules.

— La lâcheté… un péché très grave… Je n’ai pas été bon…

— Je n’en crois rien.

L’infirmière Doret se tenait dans l’embrasure de la porte. Elle observait Lucienne affairée à réunir bouilloire, théière, tasses et à mélanger des feuilles de théier.

— Le thermos était vide, ma sœur ? J’en suis désolée. Bonjour, madame Sart, il y a bien longtemps…

— Bonjour, madame Doret. Je constate avec plaisir que M. Durand va beaucoup mieux.

— Mieux ?

— Vous m’aviez fait dire qu’il était malade, non ?

— Je n’ai rien fait de tel.

Je me tournai vers Lucienne et la vis nerveuse. Je compris que la religieuse avait inventé la maladie de Jasmin pour que je ne vienne pas à Ypres. Je choisis de ne pas l’embarrasser pour le moment et je dis simplement :

— Ah bon ! On lui a rendu visite, ce matin ?

— Pourquoi dites-vous cela ? s’étonna Martine Doret.

— On lui a apporté des fleurs.

Désignant à l’infirmière le bouquet à proximité du lit, j’en déduisis que Doret n’avait pas été informée de cette visite.

— Des visiteurs ? Ce matin ? On ne m’en a rien dit. J’ai été retenue toute la matinée par une pensionnaire qui nous a fait une crise d’épilepsie. Laissez-moi vérifier cela avec le garçon de ménage.

Et Doret tourna les talons. Lucienne n’avait pas réagi. Elle laissait refroidir le thé qu’elle avait infusé dans un pot de faïence.

— C’est très mal, la lâcheté… très mal, Marianne… mais la justice n’en tient pas compte…

Il semblait tout à coup si triste. Je me sentis désemparée. Je n’arrivais pas à suivre : des visiteurs inconnus et « bons », des fleurs, la lâcheté, le pardon, la justice, la vengeance… Jasmin réclama du thé que Lucienne avait versé dans la grosse tasse bleue aux pourtours ébréchés, celle que le vieillard préférait. Elle se pencha vers Jasmin Durand et dit :

— Voici votre thé. Faites attention, il est chaud.

Jasmin leva les yeux vers elle, leurs regards se croisèrent. Il eut un geste de recul, elle laissa tomber la théière qui se fracassa sur le parquet. Témoin de cette scène insolite, je restai figée sur place. Doret revenait au même moment :

— Une pensionnaire dit avoir vu deux visiteurs, dont une religieuse, très tôt ce matin… Mais que s’est-il donc passé ? Quel dégât, ma foi !

Jasmin aspirait son thé bruyamment. Agenouillée à ses pieds, se confondant en excuses, Lucienne ramassait les éclats de porcelaine. Après avoir nettoyé et rangé, la religieuse demanda de nouveau qu’on l’excusât pour ce malencontreux accident, prit la main de Jasmin dans la sienne en lui promettant de prier pour lui, salua sèchement l’infirmière et quitta la chambre.

— Je vous attendrai dans le hall.

Dès que Lucienne se fut éloignée, Doret me demanda :

— Que se passe-t-il ? Que viennent faire toutes ces bonnes sœurs qui débarquent ici aujourd’hui ?

— C’est bien ce que je voudrais comprendre, rétorquai-je.

Jasmin donnait des signes de fatigue. L’infirmière entreprit de le mettre au lit.

— Ne partez pas, Marianne ! me pria-t-il.

Je pris place dans un fauteuil à proximité du lit et caressai la joue du vieillard. Martine Doret ferma les volets et nous laissa dans la pénombre.

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À peine l’infirmière eut-elle franchi l’embrasure de la porte, que Jasmin voulut se relever. Remontant les coussins dans son dos, je tentai de le persuader de rester dans son lit.

— Ne vous surmenez pas, monsieur Durand.

— Vous avez raison, je suis fatigué.

— Préférez-vous que je revienne plus tard ?

Le vieillard s’agita.

— Non, restez. Je voudrais… dans le placard… au fond, une harasse…

Le reste tardant à venir, j’ouvris l’armoire et m’agenouillai à la recherche du panier.

— Désirez-vous que je vous l’apporte ?

— Les photos, je voudrais vous les montrer…

L’album était lourd, sa jaquette en bois gravé et travaillée au burin devait faire plus de deux kilos. Je le déposai avec précaution sur les genoux de Jasmin qui le réclamait. Je vis que ses mains tremblaient et je l’aidai à ouvrir l’album de photos à la première page. Sans même les regarder, il entreprit de commenter : c’est Alice, ma petite, lorsqu’elle n’était encore qu’une fillette. Il palpait les photographies à la manière d’un aveugle. Il fit glisser l’album vers moi et je compris qu’il tenait à ce que je le feuillette.

Les premières pages étaient consacrées à la petite enfance de sa fille. De vieilles photos ovales et jaunies des années 1930. Alice au jardin, Alice en Arlequin, Alice sur un toboggan. Parfois, à ses côtés, sa mère, Blanche, dont le beau visage, les yeux, le sourire dégageaient une impression de sérénité.

— Elles sont belles, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai. Jasmin me sourit.

— Et ici, n’est-ce pas votre fille en compagnie de son amoureux ? Ce jeune homme la dévore des yeux.

Jasmin souriait toujours, sans répondre. Je retirai la photo des triangles adhésifs et lut derrière : une belle soirée avec P, 26 septembre 1938.

— Qui était-il ? Vous rappelez-vous ce garçon ?

— Un bon garçon.

Une grande photo recouvrait près de la moitié de la page suivante. On y voyait Alice dans une balançoire, des bâtiments de ferme en arrière-plan. Sans doute la grange des Durand, avant l’incendie, pensai-je. Puis, mon regard fut attiré par une autre photographie de plus petit format, au bas de la page : en pyjama, assise sur le rebord d’un lit, Alice bavardait avec une jeune fille aux longues jambes. Cette dernière, l’air dur, tirait sur un médaillon suspendu à la chaînette qu’elle portait autour du cou. Je feuilletai tout l’album, il ne contenait que des photos d’Alice, sauf deux ou trois de Blanche. On voyait la fille de Jasmin seule ou entourée d’amies coiffées de chapeaux de paille, souriantes, ou les demoiselles en maillot de bain, s’amusant sur la plage. Et enfin, sur la dernière page de l’album, deux photos écornées montraient Alice en compagnie du même beau jeune homme, une main sur sa taille. J’en détachai une.

— Il était le petit ami de votre fille ? demandai-je en retournant la photo.

L’inscription disait « Avec P, mai 1939 ». Je tressaillis : mai 1939 ! Deux mois seulement avant l’incendie de la grange. Probablement une des dernières photos d’Alice avant sa mort tragique. Jasmin semblait assoupi. Je refermai l’album et me levai pour le replacer dans le panier resté entrouvert au fond du placard. Quittant discrètement la chambre, je me dis que je tenterais d’en apprendre davantage sur tous ces jeunes gens qui avaient entouré Alice Durand. Mais s’ils étaient toujours de ce monde, ils ne devaient pas avoir moins de quatre-vingts ans. L’ascenseur se trouvait sur le palier, je m’y précipitai.

Dans le hall, au rez-de-chaussée, Lucienne s’occupait à retirer des feuilles séchées d’une fougère.

— Nous y allons ? fis-je en poussant la porte devant elle.

Mais courant vers l’ascenseur dont les portes allaient se refermer, la religieuse s’exclama :

— J’ai oublié mon tricot, je vous rejoins tout de suite.

Lorsqu’elle réapparut, Lucienne avait l’air bouleversé. Je m’enquis de la raison de son trouble, mais elle me fit comprendre qu’elle ne désirait pas en parler. Pourtant, dix minutes plus tard, alors que nous étions en route vers Bruges, elle murmura :

— Cette fouilleuse aurait dû se mêler de ses affaires.

Je crus comprendre que Lucienne parlait de Martine Doret. Aurait-elle surpris l’infirmière en train de ranger les affaires de Jasmin ? Je voulus en savoir plus long mais la religieuse resta muette. Un silence lourd s’installa et perdura tout le long du trajet. J’étais songeuse, ma vieille compagne, préoccupée ; ni l’une ni l’autre n’avons plus manifesté le désir de bavarder. Ce n’est qu’aux abords de la ville que Lucienne, saisissant ma main, me lança à brûle-pourpoint :

— Florence et Maerten sont les visiteurs qui ont apporté des fleurs à Jasmin Durand ce matin… Ça ne me plaît pas du tout.

— Pourquoi ? Et comment l’avez-vous appris ?

— Voyez ce que j’ai trouvé sous le vase de freesias, fit-elle en me remettant une petite carte sur laquelle il était écrit : « Dieu vous bénisse, Jasmin ! Votre pardon me permettra de mourir en paix. Les fleurs sont de nous deux. Bien à vous, Florence et Maerten. »

— Votre pardon… m’étonnai-je. Pardon à qui ? À Maerten ou à Florence ? Et pardon pourquoi ? Tous deux connaissent-ils aussi intimement Jasmin Durand ?

— Je n’en sais rien. Et je vous le répète, je n’aime pas du tout cela. Pourquoi ne laissez-vous pas ce vieillard mourir en paix, Marianne ?