CHAPITRE 13

Après avoir appris l’existence des documents préjudiciables à Ferdinand, Linn-Lu avait fait l’impossible pour lui cacher sa colère et sa déception. Elle espérait encore que son administrateur obtienne quelque résultat positif de ses pourparlers avec le Patrimoine et elle ne voulait surtout pas le détourner de sa mission.

Par ailleurs, depuis sa découverte, six jours plus tôt, des plans de trois chapelles dédiées à sainte Gudule, Linn-Lu avait inspecté à la loupe celui qu’elle y avait dérobé. Sa confiance avait été ébranlée. Que l’architecte et sa tante religieuse connaissent des espaces secrets du château et veuillent, de toute évidence, les exploiter — la précision des plans en témoignait — lui avait fait remettre en question l’honnêteté des bibliothécaires du Prinsenhof. De là à les croire coupables des incidents et des accidents qui s’étaient multipliés sur les chantiers, il n’y avait qu’un pas. Pas que Linn-Lu Van Thieu était sur le point de franchir.

Lorsque je rentrai d’Ypres en début d’après-midi, je trouvai Linn-Lu dans un état d’exaspération inquiétant. À la recherche d’Ori depuis le petit déjeuner, elle allait alerter les policiers, lorsque nous l’avons découvert dans les sous-sols de la cuisine, en sueur et poussiéreux.

— Que fais-tu là, Ori ?

Le ton était autoritaire. Ori avait laissé tomber la doloire qu’il voulait dissimuler dans son dos.

— Que fais-tu ici ?

— Rien du tout.

— Ori, que manigances-tu ?

— Rien, rien du tout, Lu, je te le jure ! Qu’y a-t-il ?

— Dis-moi ce que tu fabriques ici. Qui t’y a envoyé ?

Il avait l’air d’un animal traqué.

— Je ne sais rien te dire, sinon…

— Sinon ?

— Sinon… puisque je te dis que je ne sais rien te dire.

Le pauvre avait du mal à parler, les mots s’étranglaient dans sa gorge. Mais sa sœur restait de marbre.

— Tu vas me dire qui te demande de faire ce travail, Ori, ou je serai très en colère contre toi.

Il s’était cramponné à elle pour bredouiller :

— Si je te le dis, nous ne rentrerons jamais chez nous. Je ne retournerai jamais vivre dans la maison de l’Impasse et je te perdrai, et je perdrai Ferdinand aussi, et je resterai seul, abandonné. Je ne saurais pas vivre seul, Lu.

Il sanglotait. Elle l’avait enlacé.

Au point où elle en était, Linn-Lu n’était pas loin de partager les mêmes rêves qu’Ori. Les jours heureux de la maison familiale lui manquaient à elle aussi. Se radoucissant, elle avait consolé son frère.

— Jamais je ne t’abandonnerai. Dis-moi qui t’a mis ces mensonges dans la tête, mon chéri.

— Personne !

— Qui, Ori ? C’est très important que tu me dises la vérité. Il faut que cela cesse, ajouta-t-elle pour elle-même.

— Tout le monde ! Les sœurs, Gertrude, un peu Gabriel…

— Ferdinand ?

— Non ! Pas Ferdinand, pas Ferdinand, répétait-il, embarrassé.

— Dis-moi, Ori, est-ce que quelqu’un t’a demandé de faire peur à Marianne ?

Il me regarda, l’air horrifié.

— Quoi ? Mais non ! Jamais ! Pourquoi cette question, Lu ?

— Tu n’as pas… abîmé exprès les vêtements de Marianne ? Je veux que tu me dises la vérité, c’est très important. Je te promets de ne pas me mettre en colère.

— Je ne saurais pas faire ça, Lu, crois-moi. Non, j’ai juste aidé Gabriel et aussi sœur Gertrude dans leur travail, je n’ai rien fait de mal.

— Sur les chantiers ? Ils t’ont demandé de… travailler aussi sur les chantiers ?

— Parfois, Gertrude a peur de se blesser et elle a besoin de moi.

Linn-Lu craignait de comprendre qu’on avait utilisé son malheureux frère à des fins de cambriolages et de sabotage.

— Il faut que je mette fin à ces abus ! Ce n’est plus possible !

Exaspérée, elle me demanda de l’accompagner.

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Il devait être aux environs de seize heures lorsque Linn-Lu fit une entrée glaciale dans le petit salon du rez-de-chaussée. Elle avait convoqué les trois religieuses, qui l’attendaient assises bien droites dans les fauteuils Louis XV. La châtelaine attaqua d’emblée.

— Je suis si déçue, si désemparée, que j’ai peine à formuler une question, amorça Linn-Lu. Nous n’avions toujours entretenu que des relations amicales et de confiance.

— Mais rien n’est changé, Linn-Lu, que se passe-t-il ?

Florence était émue.

— Au contraire, rien n’est plus pareil ! Je voudrais comprendre. Est-ce qu’un événement ou un incident qui m’aurait échappé ou qu’on m’aurait caché, pourrait expliquer ce revirement de situation ?

— Florence a raison, nous vous sommes toujours très attachées, mon enfant. Nous connaissions vos parents, nous vous avons vue grandir… renchérit Lucienne.

— Précisément ! Vous aviez toujours été si bonnes pour Ori et pour moi ! Qu’avons-nous fait pour mériter votre inimitié ?

Après une demi-heure d’une discussion qui ne lui en apprit pas beaucoup, Linn-Lu ne parvenait toujours pas à tirer des conclusions et encore moins à discerner les bonnes des mauvaises dispositions à prendre. Lucienne s’entêtait à répéter qu’elle n’avait jamais fait quoi que ce soit pour nuire à la châtelaine qu’elle aimait et qu’elle respectait. Quant à Florence, elle ne cessa pas un instant de renifler dans son mouchoir, alors que Gertrude, après s’être défendue d’avoir entraîné Ori à saboter les chantiers ou à fouiller les caves, et l’avoir traité de vilain menteur, se referma comme une huître. Aussi, Linn-Lu conclut-elle du mieux qu’elle put :

— Je vous ferai part de mes décisions le temps venu. Je suis épuisée et je ne voudrais pas commettre d’erreurs que je regretterais. Vous comprendrez qu’après tous les problèmes auxquels j’ai dû faire face depuis l’achat du Couvent, il m’est facile de voir des ennemis partout. Si vous n’avez rien à vous reprocher, je vous demande de me pardonner d’avoir douté de vous. Mais je n’ai pas le choix de continuer à chercher la vérité. Rentrez au Béguinage et priez pour moi, comme vous m’avez appris à le faire.

Puis, prenant Gertrude à partie :

— Prenez quelques semaines de congé bien méritées, Gertrude.

— Mais je ne peux pas ! Gabriel… ? Le contrat stipule…

— Que m’importe ce contrat dans les circonstances ! Je ne crois pas que vous m’ayez dit toute la vérité, et je n’aime pas votre façon de faire courir Ori dans les caves et sur les chantiers, ma sœur. Je n’apprécie pas non plus vos manières avec Mme Sart, et j’espère pour vous que vous n’êtes pas à l’origine des accidents qui ont failli lui coûter la vie, ni plus ni moins que des tentatives de…

Linn-Lu se tut.

— Qu’alliez-vous dire, mon enfant ? Vous ne croyez pas…

Mais Linn-Lu ne souhaitait plus entendre les excuses de Gertrude.

— Attendez que je vous contacte avant de revenir au Prinsenhof. Je vous aviserai de ma décision, ma sœur.

Au comble de l’humiliation, Gertrude était partie en sanglotant.

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Si ce jour-là, 27 août, à moins de deux semaines de la date butoir de la remise de mon manuscrit, j’avais eu l’intention de me mettre sérieusement à sa conclusion dès mon retour d’Ypres, et ne plus m’en laisser distraire par les histoires de tout un chacun, je n’en fis rien. À l’issue de la réunion embarrassante de Linn-Lu avec les religieuses, Florence me remit une note de Gabriel me donnant rendez-vous aux écuries. Je le trouvai occupé à seller son cheval, Maerten à ses côtés. Déjà, à distance, je notai qu’il était en proie à une grande agitation. Il se précipita à ma rencontre en gesticulant.

— Marianne, quel plaisir ! Florence t’a donc remis mon message ! Le temps est splendide, je suis si heureux ! Marchons jusqu’à la chaumière de la garenne.

Trois pas plus loin, il m’enlaçait. Puis, rebroussant chemin, il m’entraîna vers les écuries.

— Je pense qu’une randonnée à cheval nous détendra, lança-t-il.

Mon instinct me dicta de refuser. Je cherchais une excuse, rien ne venait. Gabriel, le regard brillant, parlant trop vite, ne me semblait pas en état de monter. Je le lui fis remarquer.

— Je t’en prie, accompagne-moi.

— Je ne suis pas en tenue.

Chaussée de sandales légères, je portais un sarouel et un débardeur de soie. Je le lui fis remarquer.

— Tu es si élégante, ma chérie. Mais tu peux te changer sur place, Linn-Lu a prévu des jodhpurs et des bottes de toutes les pointures ; tu trouveras une tenue à ta taille.

— Je dois me remettre au travail, j’ai beaucoup de notes à compiler. Ne pourrions-nous pas tout simplement bavarder en marchant ? Ma voix tremblait.

— Si, si.

Gabriel avait pris ma main pour l’embrasser. Il avait l’air si déçu que j’étais sur le point de changer d’avis lorsque des cris nous parvinrent.

— Gabriel ! Gabriel !

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Après avoir cherché en vain son neveu dans tous les étages du château, Gertrude avait traversé jardins et vergers jusqu’aux écuries. Épuisée, autant par la chaleur qui sévissait en plein cœur de cet après-midi d’août que par l’exacerbation qui l’animait, la religieuse était tombée dans les bras du vieux palefrenier. La voyant ainsi désemparée, Maerten l’avait obligée à s’allonger sur un banc à proximité de la fontaine. Après lui avoir épongé le visage et fait boire un gobelet d’eau fraîche, il était enfin parvenu à saisir des bribes des grogneries qu’elle répétait.

— C’est abominable ! Linn-Lu me chasse… m’accuse de tentative de meurtre…

— De meurtre ! Vous devez vous tromper. Calmez-vous.

— Me calmer ? Vous ne comprenez pas ! Je dois rentrer au Béguinage, on ne veut plus de moi au Prinsenhof ! Il faut que je parle à mon neveu !

Ayant saisi que la châtelaine venait de bannir Gertrude, Maerten avait choisi de se taire.

— Où est mon neveu ? Où est Gabriel ?

— Gabriel ! Gabriel !

Maerten hurlait en venant vers nous.

— Monsieur Verhaërt… vite, vite, revenez !

Émergeant des feuillus, nous trouvâmes le vieux palefrenier ahanant.

— C’est votre tante… c’est Gertrude… elle ne va pas bien du tout. Venez vite !

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Il devait être dix-neuf heures, lorsque, me rendant à notre suite, je croisai Linn-Lu, la tête recouverte d’une mantille, se dirigeant vers la chapelle. Je décidai de l’accompagner. Je me disais que les incidents de cette pénible journée, cumulés aux problèmes de chantiers, aux agissements d’Ori et à l’attitude indifférente de Ferdinand, devaient inciter mon amie à déplorer davantage la solitude dans laquelle ses découvertes l’avaient claustrée que ces découvertes elles-mêmes. En effet, elle devait croire que plus une seule personne au monde n’était digne de sa confiance. Je l’entendais balbutier : « Mon Dieu ! Aidez-moi à comprendre et donnez-moi la générosité de pardonner… Ai-je nui à l’un d’entre nous ? Je n’aurais pas dû imposer autant de sacrifices à Ori, et autant de responsabilités à Ferdinand. Ai-je pris les mauvaises décisions ? »

Elle prit place sur le banc, je l’imitai. Je vis qu’elle pleurait. Ses prières embarrassées de regrets et de doutes ne lui procuraient apparemment aucun apaisement.

— Que dois-je faire ? Abandonner le projet de devenir propriétaire du Prinsenhof ? Ramener Ori dans la maison de l’Impasse ? Laisser les sœurs vendre le château à des firmes étrangères ? me demanda-t-elle.

Les planches du parquet grincèrent. Linn-Lu se retourna.

— Je dois vous parler, madame Van Thieu, c’est important, chuchota Maerten en retirant son béret.

Agacée, Linn-Lu regarda sa montre. Constatant le désagrément que causait sa présence, le palefrenier s’expliqua :

— Je sais qu’il est tard mais je suis, bien malgré moi, au courant du drame de cet après-midi… Je veux dire… Gertrude…

Gauche, Maerten s’agenouilla.

— Asseyez-vous, dit Linn-Lu.

Il fit un grand signe de croix avant de prendre place sur une exèdre auprès de la châtelaine.

— J’ai réfléchi et je pense qu’il pourrait y avoir un lien… Il me faut vous faire part de ce que j’ai vu, l’autre soir, après cette belle réception pour laquelle vous… que je vous…

— Pour l’amour du ciel, parlez simplement, le somma Linn-Lu.

— J’ai été témoin d’un… cambriolage… peut-être y a-t-il une explication… balbutia-t-il.

— De quoi et de qui s’agit-il ?

— Des vases sacrés et des torchères remisés dans la sacristie… M. De Corten…

Linn-Lu lui fit signe de se taire et se signa avant de se lever.

— Marchons jusqu’aux écuries, Maerten. Vous me raconterez tout ce que vous savez. Accompagne-nous, Marianne, je t’en prie.

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Lorsque Ferdinand, qui l’avait cherchée partout, trouva enfin Linn-Lu aux écuries conversant avec le palefrenier, il l’observa longuement avant de dévoiler sa présence. Je le vis, immobile derrière le grand cèdre. Le soleil s’alanguissait et le crépuscule du soir accentuait les ombrages. La longue silhouette de Linn-Lu se détachait sur le mur crénelé, on eût dit une reine. Elle s’était enroulée dans un châle et portait des bottes de cavalerie.

Je vis Ferdinand s’approcher de Maerten et je l’entendis soupirer :

— Dieu que cette femme est belle !

— Bonsoir, monsieur, le salua timidement le palefrenier.

Puis, s’approchant de Linn-Lu, Ferdinand dit :

— Bonsoir, ma chérie. Je suis venu te donner les explications auxquelles tu as droit.

— Rentre chez toi, Ferdinand.

Le ton l’alarma. Il le lui dit, la supplia d’entendre ce qu’il avait à lui dire. Mais rien n’y fit : remarques amicales, affectueuses, amoureuses. Rien. Il n’obtint rien. Pas une parole, pas un regard. Linn-Lu l’avait répudié.

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Contrairement à ce que l’horizon lie-de-vin avait annoncé la veille, le temps était pluvieux. Linn-Lu, morose, annula des rendez-vous qui l’auraient amenée aux quatre coins de la ville et passa une bonne partie de la matinée du 28 août dans son bureau, à réviser des dossiers qu’elle trouvait de plus en plus rébarbatifs.

La passivité de Ferdinand, au cours des derniers jours, l’avait abattue. Sur le coup, elle lui avait refusé toute chance de s’expliquer, mais elle s’était attendue à un démenti, à des protestations, à tout le moins à une réaction quelconque par la suite. Mais rien, Ferdinand n’avait même pas cherché à lui parler depuis. Pour des raisons d’ordre pratique, elle lui avait fait savoir, par le contremaître principal, qu’il pouvait poursuivre son travail d’administrateur au Prinsenhof et occuper la suite à l’étage de son bureau. Ce qu’il avait accepté, sans plus.

Elle ressentait un immense vide. Et de voir Ori ne sachant plus que faire de son temps et déambuler tristement dans les couloirs du Prinsenhof n’était pas pour la réconforter non plus. Au petit déjeuner, elle annonça d’ores et déjà qu’elle allait prendre le repas du midi dans sa suite en compagnie de son frère. Elle avait l’intention de le mettre au courant de sa décision d’éloigner Gertrude du château pendant quelque temps, surtout de la lui expliquer, de sorte qu’il n’en ressente aucune culpabilité. Elle souhaitait aussi lui annoncer son intention de réintégrer la maison de l’Impasse avec lui, sans Ferdinand et ce, dès le départ des invités canadiens, après le symposium, fin septembre.

C’est le cœur plein d’émotions qu’Ori avait pris congé de Linn-Lu après une bonne heure de conversation. Avant de refermer la porte derrière lui, il avait demandé à sa sœur s’il devait se réjouir de quitter le Prinsenhof avec elle ou craindre le pire d’un tel revirement de sa part. Restée seule, Linn-Lu s’étonnait encore de la perspicacité des intuitions de son frère, lorsque la sonnerie du téléphone retentit.

— Oui ?

L’entretien fut bref, Linn-Lu raccrocha, perplexe. L’infirmière, Martine Doret, de l’hospice d’Ypres, dans tous ses états, n’avait pas souhaité me parler personnellement. Alléguant une urgence qui ne lui permettait pas d’attendre au bout du fil, elle avait prié la châtelaine de me transmettre un message.