CHAPITRE 6

Au cours des premières semaines de notre séjour au Prinsenhof, en dépit de ces sensations d’engourdissement et de vertige qui m’importunaient, je fis plusieurs visites à l’hospice d’Ypres. Par ailleurs, bien que mes rencontres avec Jasmin Durand se soient avérées d’intérêt inégal, j’éprouvais à chaque fois un réel plaisir à entendre le vieillard se remémorer des fragments de sa longue vie. De fait, mon manuscrit avançait et William se disait ravi des histoires que je lui rapportais.

Pouvant désormais compter sur l’aide d’Anton Bruxau, l’indispensable maître-graveur que Linn-Lu lui avait recommandé, mon mari avait progressé à un rythme étonnant. L’imprimerie où tous deux travaillaient plusieurs heures chaque jour jouissait d’une excellente renommée et William s’était dit tout à fait rassuré d’avoir confié à Bruxau le soin d’entreprendre le travail fastidieux de la presse.

Ce soir-là, sur le point de conclure un nouveau chapitre, je constatai qu’il me manquait certains détails historiques dont je voulais enrichir les narrations. Puisqu’il était à peine dix-huit heures, j’eus l’idée de passer à la bibliothèque afin de compléter mes recherches sur les combats de la Meuse. Soucieuse de ne pas perturber les activités des occupants, je m’introduisis discrètement dans la salle de lecture et pris place à une travailleuse où je trouvai une pile de livres que Gabriel avait eu la gentillesse de sélectionner pour moi. La plupart témoignaient des atrocités des grandes guerres, sauf deux ou trois volumes relatant la courte vie de Marie de Bourgogne. Je commençai par relire les paragraphes que je souhaitais amender.

Les Carnets d’Ypres ou Mémoires du temps
15 juillet (suite)

…À cinquante dans l’étroite gerbière, les enfants se serraient les uns contre les autres. De quelque côté que leur regard se tournât, un seul et unique spectacle : la désolation. Des lambeaux d’équipements, des grilles arrachées, des cadavres de chiens calcinés. Étouffés par des odeurs fétides, paralysés par le froid, ils souffraient davantage d’un sentiment de terreur qu’ils n’avaient pas anticipé d’éprouver…

…Les roues crissaient sous le lourd convoi qui louvoyait sur les cailloutis. Il n’y avait plus de brume, mais le froid sec n’en était que plus cuisant. À la brunante, ils traversèrent Ypres pour rejoindre les soldats du Bataillon D.21. Jusque-là, ils ne rencontrèrent âme qui vive, sauf une patrouille de gendarmes sous une portée de corbeaux.

On les cantonna dans la grange d’une ferme des environs de la ville pour la nuit. Les canons continuaient de gronder ; tantôt un roulement sourd, lointain, tantôt une canonnade furieuse qui ébranlait le bâtiment. Jasmin ne songeait pas à dormir. Accoudé à un boulin vitré, il fixait l’horizon. Dehors, la nuit était glaciale, le sol, enneigé. Soudain, une rafale de tirs, tel un orage avec des éclairs pétillants et des grondements de tonnerre, le força à quitter son poste. Florian l’avait rejoint, terrorisé. Ce qui restait d’Ypres était en flammes…

J’en étais là de ma relecture, lorsque j’entendis la voix émue de l’architecte :

— Tante Gertrude, regardez ce qu’Ori a réalisé, c’est incroyable. Un travail de démiurge !

— Tu te sens mieux, mon garçon ?

— Tout à fait !

— Je n’en crois rien, Gabriel. Tes crises sont de plus en plus fréquentes. Je suis inquiète. Dès demain, je rappelle ton médecin. Et je maintiens que tu devrais garder le lit.

— Pas de médecin, je vous en supplie ! Je vais très bien. Regardez plutôt, regardez ! C’est un plan des sous-sols de l’aile ouest. Ori a fait du fort bon travail.

— Et à quoi te servira-t-il, ce plan ?

— À établir les liens entre les fusains de Hamilton, son album, La Rose au cœur violet, et les dédales des caves du Prinsenhof. À tout le moins dans les espaces susceptibles d’avoir abrité le peintre et les autres soldats. Mais…

— Mais ?

— J’espère que ce troisième fusain qui reste introuvable n’est pas essentiel à mes recherches.

— Bien sûr qu’il l’est ! Il te le faut pour retrouver ce livre d’Heures, tu dois mettre la main dessus, mon garçon, c’est urgent, s’énerva Gertrude.

Gabriel jeta un regard incrédule sur sa tante.

— Ce n’est pas ce que vous disiez lorsque je vous en ai fait part la première fois ! Et il ne s’agit tout de même pas d’une question de vie ou de mort.

— Si, si, maintenant c’en est une, fais-moi confiance. Je ne sais rien te dire encore, tu me connais, je suis superstitieuse, mais crois-moi si je t’assure que j’ai besoin de beaucoup d’argent, beaucoup, tu m’entends ? Et c’est urgent. Dis-moi quelle serait, d’après toi, la valeur marchande d’un tel ouvrage ?

L’air indigné, Gabriel regardait sa tante comme s’il ne l’avait jamais vue.

— En quoi cela nous intéresse-t-il ? Il serait hors de question de marchander un livre d’Heures de Marie de Bourgogne !

— Réponds-moi, Gabriel, cet ouvrage aurait-il une valeur sur le marché ?

Préférant ne pas l’interroger sur ses intentions, Gabriel enchaîna :

— Il serait sans prix. Il appartiendrait au monde entier. Ce qui m’importe, c’est qu’il existe et qu’il se trouve ici, au Prinsenhof. Je le retrouverai et ce sera ma contribution…

— Ta contribution ! À quoi ? À qui ? Tais-toi donc. S’il existe, retrouve ce livre, Gabriel, et nous en reparlerons.

Gabriel éclata d’un rire moqueur.

— Tante Gertrude, vous avez quatre-vingts ans, vous avez fait vœu de pauvreté, craindriez-vous que Dieu ait cessé de pourvoir aux besoins de ses brebis ? Voyez le lys des champs… déclama-t-il. D’ailleurs, ce livre d’Heures ne nous appartient pas.

— Je te répète que j’ai besoin d’une grosse somme d’argent. Nous verrons, le temps venu, ce qu’il importera d’en faire. Il faut d’abord que tu le retrouves, mon garçon.

Prenant conscience de la nature des arcanes dont j’étais témoin malgré moi, je m’inquiétai de la réaction de Gabriel et de Gertrude s’ils découvraient ma présence. Je refermai sans bruit le livre que je m’apprêtais à consulter et me dirigeai vers la sortie, sur la pointe des pieds. À peine le dos tourné, j’entendis :

— Vous êtes là, madame Sart. Vous alliez filer à l’anglaise ?

L’apostrophe se répercuta dans la salle.

— Je suis désolée de vous avoir dérangée, sœur Gertrude.

— Il ne s’agit pas de cela, mais de ce que vous…

— Bonsoir, Marianne ! C’est un plaisir de vous voir ! Comment allez-vous ?

Gabriel me parut agité.

— Tout à fait bien, mentis-je, le cœur battant.

L’air courroucé, bougonnant des mots inintelligibles, Gertrude alla se réfugier dans sa chaise à bascule et entreprit de réciter un chapelet, comme elle semblait le faire chaque fois qu’on la contrariait. J’hésitais à revenir à ma table de travail, m’inquiétant de devoir avouer à Gabriel avoir entendu, bien malgré moi, une bonne partie de la conversation. Mais l’architecte était par trop excité pour se préoccuper de mes hésitations. Contrairement à Gertrude, que j’aie ou non entendu leurs propos lui était apparemment indifférent. La chaise à bascule crissait sur le bois verni.

— Ne partez pas ! La bibliothèque est à vous, nous allions faire une pause. Tante Gertrude est fatiguée et j’ai besoin de repos, moi aussi. Je ne me sens pas au meilleur de ma forme, ce soir.

En effet, bien qu’une flamme animât son regard, je le vis exténué. Je repris ma place à la travailleuse et rouvris le volume que j’étais venue consulter.

— J’ai l’habitude de m’allonger sur le récamier, derrière ce paravent, pour lire ou faire des siestes, c’est en quelque sorte mon kot, plaisanta Gabriel en m’indiquant le réduit derrière un panneau recouvert de papier tontisse. Il m’arrive même d’y passer la nuit.

Puis, m’ayant adressé un dernier sourire, il disparut.

L’impatience de Gertrude me parvenait par geignements, exprimant sans équivoque sa contrariété de m’avoir surprise alors que je m’échappais de la bibliothèque. Confuse et à court d’excuses, je me rabattis sur les combats de juin 1916, mais les propos de Gabriel et de Gertrude me revenaient en vrac, de même que ceux du vétéran. Gabriel et sa tante, si soucieux de retrouver un dessin de Florian Hamilton, étaient-ils au courant de l’amitié qui avait lié le peintre et Jasmin Durand ? Devais-je leur en faire part ? Le vieillard détiendrait-il quelque secret concernant ce que Gabriel cherchait ?

Redoublant d’efforts de concentration, je tentai de reprendre ma lecture, m’imposant sans cesse de revenir à mes moutons. Mais après une bonne heure d’acharnement, lasse de relire les mêmes paragraphes et frustrée de ne pas progresser dans mes recherches, je décidai de me rendre à l’atelier où William m’attendait pour entendre le résumé de ma journée. J’entrepris donc de mettre un peu d’ordre sur la table, j’empilai les livres de référence et glissai mes cahiers de notes dans ma serviette. Au moment de partir, une odeur d’éther ou d’alcool me souleva le cœur. En cherchant des yeux la provenance, je ne pus réprimer un petit cri en constatant qu’on m’observait. Appuyé sur le claustra, enveloppé dans sa cape noire, Gabriel me fixait.

— Vous m’avez fait peur.

Son regard étrange me transperça. Il s’approcha de moi, prit ma main, la porta à ses lèvres.

— Je suis désolé de vous avoir effrayée. Pardonnez-moi, vous êtes si belle, Marie, Marianne ! Penchée sur un livre d’Heures, vous m’étiez une vision adorable !

— Est-ce que ça va ? Vous ne vous êtes pas reposé très longtemps, Gabriel, m’inquiétai-je en remarquant les tremblements de ses mains.

— Une heure, allongé sur mon divan, suffit habituellement à me redonner l’énergie qu’il me faut pour reprendre mon travail. Et on m’a prescrit des calmants efficaces pour apaiser les douleurs lorsque c’est nécessaire.

— De quoi souffrez-vous, Gabriel ?

— Je n’aime pas en parler, je n’aime pas y penser, non plus. Je fais l’autruche, n’est-ce pas ? J’aime la vie, Marianne ! Et mes recherches me passionnent. Alors j’essaie de vivre du mieux possible. Mais pour répondre à votre question, disons que je se suis atteint d’une de ces maladies rares que l’on dit orphelines !

— Vous voulez dire qu’il n’y a pas de traitement possible ?

— Pas pour le moment, non. On me soulage, mais on ne me soigne pas.

— C’est insensé ! Il doit bien y avoir un espoir de guérison…

J’avais la gorge nouée. Je craignais de croiser le regard de Gabriel et d’y voir le désespoir. Mais je l’entendis dire sur un ton enjoué :

— Les recherches se poursuivent ! Et je ne suis pas à l’article de la mort. Ne vous inquiétez donc pas pour moi, belle Marianne. Votre compagnie me rend si heureux ! Et j’ai des histoires fascinantes à vous raconter, des secrets à vous dévoiler ! Savez-vous que Florian Hamilton était un homme sagace, talentueux et généreux ?

Je ne pus m’empêcher de penser que j’en connaissais probablement autant que l’architecte sur la vie du peintre et que j’avais toutes les chances d’en apprendre bien davantage par Jasmin Durand. Les incroyables confidences que m’avait faites le vieillard, au cours de chacune de mes visites à Ypres, me brûlaient les lèvres. William et moi avions jugé bon de les garder secrètes jusqu’au symposium, mais je ne pus m’empêcher de dire :

— Gabriel…

— Oui ?

— Je vous ai parlé, n’est-ce pas, de ce vétéran canadien en résidence à l’hospice d’Ypres ?

— Et qui doit être centenaire !

— Ou presque ! Mais il fait preuve d’une lucidité surprenante, en tout cas lorsqu’il s’agit de faire revivre le passé.

— Et ?

— Il m’a fait cadeau de récits impressionnants que j’ai l’intention d’utiliser pour la partie littéraire de l’œuvre imposée.

— De quelle nature sont ces souvenirs ?

J’avais pourtant pris des précautions pour informer Gabriel de l’amitié qui avait uni Florian Hamilton, l’Anglais de la bâche, et Jasmin Durand, mais la nouvelle le médusa. Il blêmit d’abord, et chancela avant d’avoir ce regard fou. Gesticulant, euphorique, il s’écria :

— C’est inouï, miraculeux, grandiose ! Tu es fascinante, Marianne ! Je peux te tutoyer, n’est-ce pas ?

Il m’enlaça, me serra dans ses bras. « Euphorique, oui, il est euphorique », me répétai-je mentalement alors que l’architecte caressait mes cheveux et embrassait mon visage. Puis, m’extirpant de l’étreinte, mal à l’aise devant autant d’effusion, espérant que Gertrude n’ait rien entendu, j’alléguai un rendez-vous urgent. Mais Gabriel me pria de lui accorder quelques instants, car il souhaitait, en contrepartie, me faire part d’une merveille.

Il était près de dix-neuf heures trente lorsque je revins sur terre. Les chantefables de Gabriel m’avaient séduite. Ne tenant aucun compte des soupirs assassins de sa vieille tante, allant jusqu’à la morigéner à l’occasion, l’architecte, expansif, m’avait non seulement montré les trois dessins au fusain de Hamilton disséminés dans un manuel de botanique et qu’il avait découverts presque deux ans après La Rose au cœur violet, mais il m’avait surtout expliqué comment certains détails repris dans chacun d’eux pouvaient servir à la recherche d’un livre d’Heures ayant appartenu à Marie de Bourgogne. Gabriel m’avait confié qu’il n’arrivait plus à dormir tant la perspective de ne jamais trouver ce troisième fusain le tourmentait. Par ailleurs, il lui arrivait aussi d’être torturé par le doute. Il se convainquait alors de s’être trop vite emballé et craignait que de vouloir à tout prix croire à l’existence de ce livre d’Heures ne l’ait fait déborder de ses recherches jusque-là méthodiques. Il en était venu à redouter que les conclusions de la plupart de ses homologues ne soient finalement les seules admissibles, à savoir que Florian Hamilton avait tout inventé.

Ses mains tremblaient toujours, son regard, cherchant le mien, restait étrange. De plus en plus enthousiaste, il m’avait communiqué sa fièvre. Gertrude, qui s’était faite plus discrète depuis un moment, refit surface pour nous annoncer sèchement qu’elle allait rentrer au Béguinage avec Florence. Son neveu se leva pour lui souhaiter une bonne nuit. Sans se départir de son air contrarié, la vieille religieuse quitta la bibliothèque. J’allais la suivre, car l’atmosphère était trouble et j’hésitais à me retrouver seule avec Gabriel. Mais il mit sa main sur la mienne pour me retenir. Puis je vis ses yeux, doux, langoureux. Et avant que je ne comprenne ses intentions, il s’était penché vers moi pour m’embrasser sur la bouche.

— Je suis amoureux de toi, me souffla-t-il à l’oreille.

— Tu… on se connaît à peine, bafouillai-je.

— Tu ne crois pas au coup de foudre, Marianne Sart ?

Mal à l’aise, je dis simplement :

— Je dois monter à l’atelier. Mon mari m’attend.

— Que tu le souhaites ou non, je suis amoureux de toi, et je ne sais pas te le cacher, conclut-il tout bas.

Je ramassai mes livres pour partir.

— Puis-je te demander de me rendre un petit service, Gabriel ? fit une voix grave derrière nous.

Invisible, un instant auparavant, Ferdinand se trouvait là, à nos côtés. Sans doute avait-il non seulement été témoin du baiser, mais aussi des déclarations de Gabriel.

— Désolé de vous déranger. J’aurais souhaité avoir ton avis sur cette expertise, dit-il en présentant une enveloppe à l’architecte. Il s’agit d’une évaluation de…

— C’est urgent ?

— En quelque sorte, fit Ferdinand, laconique.

Je les saluai tous les deux, priant l’un de bien vouloir faire mes amitiés à Linn-Lu et l’autre d’aller se reposer. Bien que je prisse tout mon temps pour me rendre à l’atelier, j’étais encore troublée lorsque je poussai la porte. Je me dis que j’allais cacher à William les effusions de Gabriel. Ne fallait-il pas prendre avec un grain de sel les aveux autant que les confidences de cet homme sensible et excentrique ? J’hésitai aussi à lui faire part de l’importance des esquisses de Hamilton que l’architecte m’avait fait découvrir avec grandiloquence, car je n’étais pas loin de douter de l’authenticité des trouvailles extravagantes d’un chercheur lui-même excessif. Mais, malgré moi, poussée par je ne sais quelle impétuosité, je me lançai. Et je n’omis rien. Suspendu à mes lèvres, William restait silencieux.

— Que penses-tu des propos lyriques de Gabriel ? demandai-je timidement à la fin de mon récit et craignant d’en avoir trop dit.

— Les fabliaux de ton architecte sont aussi passionnants que les narrés de ton vétéran, proféra mon mari dans un sourire ironique.

— Ils te serviront ?

— J’utiliserai les byzantinismes de Verhaërt pour le prochain diptyque.

Puis, déposant son crayon, il dit d’une voix étrange :

— Il s’est donc déjà entiché de toi.

— Je n’en sais rien… peut-être. Il est si seul, je pense que je le… distrais.

J’avais dès lors pris la décision d’espacer mes visites à la bibliothèque et si je devais m’y rendre, je choisissais de le faire à l’heure de la sieste, certaine de ne pas y trouver Gabriel. Nous ne nous croisions plus qu’à la salle à manger, où les conversations animées de la dizaine de personnes qui s’y attablaient ne permettaient aucune confidence de la nature de celles que l’architecte mourait d’envie de me faire.

Par ailleurs, William et moi avions pris l’habitude de nous retrouver tous les soirs à l’atelier et notre décision de travailler en collaboration s’avérait des plus fructueuses. Tout le temps que nous passions ensemble, entièrement consacré à notre travail, nous épargnait, peut-être à notre insu, de parler de nous. William redoublait de tendresse à mon égard, me complimentait sur mon apport, et je faisais l’impossible pour répondre à ses attentes.

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Tôt, ce matin-là, j’accompagnai William à l’imprimerie pour y rencontrer Anton Bruxau. Je pus assister au travail de préparation de la presse lithographique et j’eus d’abord droit au grand tour. On m’expliqua les qualités des différentes presses, de même que celles des pierres, les jaunes pour les ponçages très fins, les grises au grain plus serré pour les dessins délicats. Sur les tables, il y avait aussi des pierres ponces et d’Écosse, des bourriquets, un rouleau d’encrage en cuir, d’autres dont je ne reconnaissais pas la facture. Deux pierres de formats différents étaient posées sur une longue travailleuse. Sur la plus grande, je reconnus l’un des premiers dessins de William. On me dit que la pierre était prête pour l’impression. J’étais captivée par le processus complexe, et pratiquement irréversible ! Mais l’opération minutieuse et systématique allait être longue et je devais me mettre au travail, moi aussi. Lorsque je les laissai, au milieu d’une conversation concernant la raclette effleurant le tympan, la matinée était déjà avancée.

De retour au Prinsenhof, j’optai, en cette journée pluvieuse, pour une reconnaissance des jardins. Munie de mes cahiers de notes, je me dirigeai vers la closerie. Depuis la mi-juillet, le temps était à l’orage. Mais souvent, des ciels lourds et des pluies torrentielles s’avéraient inspirants. Je me concentrai sur ma dernière visite à l’hospice d’Ypres. Les images évoquées par les propos de Jasmin Durand déferlaient. Toutes ces horreurs s’étaient déroulées ici, à quelques kilomètres de ces lieux enchanteurs. Perdue sur une route boueuse avec deux soldats épuisés, prisonnière avec eux dans une tranchée à portée d’obus, témoin de morts atroces, je m’abritai des rafales dans l’une des gloriettes dissimulées sous les feuillus. C’est là et dans cette méditation que Gabriel me trouva.

— Marianne, je te dérange sans doute ?

Je mis un moment à revenir à la réalité. Gabriel se tenait debout devant moi, un ciré noir flottant autour de lui, et merveilleusement beau.

— Tu ne me déranges pas, je réfléchissais à mon roman.

— Je te surprends donc au milieu des combats !

— En période de création, je n’arrive pas à me libérer de mes personnages.

— Je saurai peut-être te distraire. J’ai des projets…

— Des projets ?

— J’avais fait, entre autres, celui de te faire visiter les écuries, puis de te présenter à Léopold Maerten, notre bon vieux Paolo, le palefrenier, ainsi qu’à Toison d’or, bien sûr. Mais avec cette pluie diluvienne, j’ai mieux à te proposer !

— Qui est Toison d’or ? Ton cheval ?

— Oui, ma jument préférée, que j’espère te voir monter avant la fin de ton séjour. Tu m’as dit aimer faire de l’équitation.

— J’adore ! Et je suis bonne cavalière !

Son regard me transperçait, je détournai les yeux.

— Nous aurons l’occasion de monter ensemble. Mais aujourd’hui, si le cœur t’en dit, je te ferai découvrir la plus merveilleuse extravagance de l’album de Hamilton. Je me meurs d’envie de te mettre dans la confidence. Tu m’accompagnes à la bibliothèque ?

— C’est une excellente idée. Je suis trempée, il est grand temps que je rentre.

Nous regagnâmes le château par une porte dérobée, laissant parapluies et cirés dans un vestibule avant d’emprunter un parcours que je ne connaissais pas. Fort peu de pièces étaient dotées de ventilation, l’air était rare. Des odeurs d’albâtre détrempé planaient sur les couloirs dont les encoignures étaient rognées par l’humidité. Pour différentes raisons, entre autres d’économie, et à l’instar des autres salles, la bibliothèque du Prinsenhof était gardée dans la pénombre, ce qui lui conférait un mystère de plus. Gabriel fit un peu de lumière et se dirigea vers sa table de travail. Je crus entendre des pas derrière moi et je me retournai brusquement. Une ombre glissa le long des rayonnages, mais si furtivement que je doutai de ce que j’avais entrevu et je décidai de n’en rien dire. Légèrement troublée, je pris place aux côtés de Gabriel, devant La Rose au cœur violet ; l’album était ouvert à la page trois.

— Il me faut reprendre mon étude à partir du début et scruter à la loupe les dessins de l’album et les notules des enluminures qui ont attiré mon attention dès la première lecture. Tu te rends compte, Marianne ! commença-t-il. Ce livre jamais retrouvé et inconnu des historiens, mais reproduit à plusieurs reprises par Hamilton dans son album, serait tout aussi authentique que le Livre d’Heures des Sforza ou même que le Livre d’Heures berlinois !

— Je connais peu de choses du livre berlinois, sinon, bien sûr, qu’il appartenait à Charles le Téméraire qui l’a légué à sa fille héritière, Marie de Bourgogne. Et le livre a été achevé à l’occasion du mariage de la duchesse avec l’empereur Maximilien, non ? Je sais aussi qu’il compte parmi les œuvres d’art les plus fascinantes de notre histoire !

— Oh, ma chérie ! Il y a tant à dire de ce trésor artistique ! Pour moi, ce manuscrit doté des plus belles enluminures de la maison de Bourgogne est surtout et avant tout le plus précieux des témoignages du bonheur de Marie et de Maximilien.

Troublée, je m’empressai de m’intéresser de nouveau au livre comme si le « ma chérie » m’avait échappé.

— Il est volumineux, n’est-ce pas ?

— Cette merveille contient trois cent soixante-deux magnifiques feuillets dont quatre-vingt-dix pages luxueuses de peintures et d’ornements. Et il a été réalisé en format d’à peine plus de sept centimètres sur dix.

— Je suppose que tu n’as malheureusement pas encore récupéré ton fac-similé ? demandai-je en me rappelant qu’il avait dû s’en départir pour le faire restaurer.

— Si, il est de nouveau en ma possession ! ajouta-t-il l’air ravi en ouvrant un coffret à l’aide d’une petite clé qu’il retrouva dans un tiroir de sa travailleuse.

Maniant avec précaution l’exemplaire numéroté du livre d’Heures berlinois, il le déposa devant moi.

— Une pure merveille ! m’écriai-je, éblouie. Je t’ai dit, n’est-ce pas, que William a été très inspiré par ton enthousiasme « d’orpailleur » dès notre première soirée au Prinsenhof ? À tel point qu’il a choisi l’enluminure pour l’œuvre libre. Il faudra que tu l’invites à venir admirer ceci !

— Je l’inviterai, bien sûr !

— Où se trouve l’original ? Tu l’as vu ?

— Oui, j’ai eu le bonheur de m’en émerveiller à quelques reprises ! Il est toujours conservé à Berlin, au cabinet d’estampes des Musées d’État de la fondation Preussischer Kulturbesitz.

— Et… ?

— Comment te dire ? Même sa reliure en velours rouge garnie d’un fermoir argent et or est une œuvre unique ! Nous irons l’admirer ensemble, un jour.

Ayant ouvert le petit fac-similé à la page qu’il souhaitait, il m’indiqua des détails des miniatures que je reconnus pour les initiales des souverains.

— Tu vois, Marianne, l’insertion répétée des monogrammes et des blasons dans les bordures ? C’est la preuve que le livre d’Heures original appartenait bien au couple royal ! Et ici, l’autographe ajouté par Maximilien, pour le dédier à leur fille Marguerite après la mort tragique de Marie, le prouve encore.

— Ce petit livre est un bijou ! Il faudra que je m’en inspire pour réaliser le travail de calligraphie, tu sais, les initiales et les lettrines que je devrai transcrire pour l’œuvre libre ! Connaît-on l’artiste qui a réalisé le livre d’Heures berlinois ?

— Au moins trois enlumineurs, dits Maîtres de Marie de Bourgogne, ont participé à la réalisation des miniatures. Mais le Maître berlinois, dont le nom reste inconnu, en a effectué l’essentiel.

Puis, sur d’autres pages somptueusement enluminées, m’indiquant trois illustrations encadrées de grébiches, il dit :

— Les miniatures que tu vois ici, la Mise en croix, la Crucifixion et Marie de Bourgogne lisant ses dévotions sont attribuées aux Maîtres viennois de la duchesse, Simon Marmion, dont l’œuvre est inspirée par les primitifs flamands, de même que Liévin van Lathem, l’artiste officiel de Charles le Téméraire, avant de devenir celui de Maximilien.

— C’est difficile, pour moi, de noter des dissemblances significatives dans les dessins. Les peintres ont-ils des manières si différentes d’exécuter les miniatures ?

— Tu vois, ici… le peintre berlinois a utilisé en enluminure une fenêtre ouvrant sur une autre perspective, ce qui permettait de créer de nouveaux effets de lumière. Il a été le premier à le faire. Il choisissait d’agrémenter toutes les pages de bordures colorées, en unissant les ornements et les éléments de la nature. Il mélangeait les acanthes, les fleurs, les fruits, les papillons, avec les initiales de Marie et de Maximilien.

Il se tourna vers moi. Ses incroyables yeux de saphir étaient las, mais il me souriait.

— Tu as l’air séduite ! me dit-il.

— Je le suis ! Ce que tu me racontes est fascinant !

— Tu es belle. Tu sais que je t’aime ! Je te l’ai dit, n’est-ce pas ?

— Allez, parle-moi encore un peu de ce livre d’Heures berlinois ! insistai-je, redoutant les avances de Gabriel.

Il me sourit de nouveau, puis replaça le trésor dans son coffret.

— Revenons à nos moutons ! Il est urgent de réexaminer la substance de l’œuvre de Hamilton et, cette fois, de ne négliger aucune argutie ! J’aurai besoin de ton aide.

Il s’empara de La Rose au cœur violet toujours ouvert à la page trois.

— Mais, Gabriel ! Je n’y connais rien ! Je ne te serai d’aucune utilité… Il faut d’ailleurs que j’aille travailler, ajoutai-je en me levant.

Mais comme s’il ne pouvait plus se contenir, exubérant, il m’enlaça.

— Il faut que tu saches que tu as changé ma vie, Marianne ! Tu es ensorcelante ! Je suis si heureux que tu sois revenue à la bibliothèque ! Tu m’as manqué.

— J’avoue avoir fait des efforts pour t’éviter. Tu vis dans un univers mystérieux et envoûtant, tout ce que tu me racontes est si captivant et oui, je te trouve très séduisant ! Mais j’aurais dû te dire dès notre premier tête-à-tête que si je suis venue à Bruges, ce n’est pas seulement pour écrire un livre, c’est aussi pour une raison très personnelle. Disons que j’ai un problème à régler, une décision importante à prendre et que j’ai besoin de réfléchir. Je ne peux pas me laisser distraire en ce moment.

— Je te demande pardon, je n’aurais pas dû te dire que j’étais amoureux de toi. Je t’ai mise mal à l’aise. Mais au moins, maintenant, tu le sais.

Des gouttes de sueur perlaient sur son front.

— Oui, je le sais, Gabriel, mais je t’en prie, il faudra en rester là, pour le moment.

Il eut un vertige, je le soutins comme je le pus. Il resta un instant immobile entre mes bras, je sentis son souffle brûlant sur ma joue. La tristesse et la douceur, tout autant que la passion qui émanait de cet homme, n’étaient pas loin de me faire perdre la tête. Je me ressaisis. William et moi étions en bonne voie de remailler notre couple, ce n’était certainement pas le moment de m’étourdir dans une romance. Comme s’il avait entendu mes pensées, Gabriel se dégagea de mon étreinte. Puis, revenant à l’album de Hamilton, il dit :

— Ce que j’ai découvert ce matin est fabuleux, Marianne ! Il faut que je te raconte ! Reste encore un peu.

— Quelques minutes seulement. Je t’écoute, dis-je, étonnée par son ton soudainement enthousiaste.

— Depuis des mois, je tente de percer le mystère qui enveloppe la vie et l’œuvre de Florian Hamilton, cet Anglais de la bâche, comme tu l’appelles…

— Oui, je sais que tu te passionnes pour son œuvre.

— Mais j’ai été tellement déçu par toutes ces observations faites à la loupe et répétées à saturation qui ne m’ont jamais confirmé ce que j’espérais que, récemment, je me suis résolu à recourir aux services d’un médiéviste.

— Vraiment ? Pourquoi ? Personne ne connaît les dessins de Florian Hamilton mieux que toi !

— Sans doute, mais avant de prendre la décision de revenir à une analyse rationnelle, je voulais un avis éclairé sur un détail cabalistique que Hamilton a inséré au bas d’une page de son petit livre d’Heures miniaturisé. Celui qu’il a dessiné à la page trois de La Rose au cœur violet.

— Tu as donc eu le verdict d’un spécialiste ?

Son regard s’illumina. Il me tendit une loupe et tira l’album vers moi.

— Oui ! Ce matin, j’ai enfin reçu un coup de fil de mon vieil ami qui m’a confirmé ce que j’espérais de toute mon âme.

— Raconte-moi !

— C’est inouï, Marianne, et malgré la multitude de contre-vérifications que j’ai effectuées toute la matinée, j’hésite encore à en croire mes yeux. Regarde, ici, à la page trois de l’album, tu vois ce petit livre d’Heures que Hamilton a dessiné ouvert à la première page et placé sur les genoux de la duchesse ? Examine attentivement le groupe de lettres calligraphiées tout en bas…

J’approchai la loupe pour scruter les rehauts à la gouache. Je devinai, en effet, un groupe de majuscules « P SB R IO PETR BI US FE3 ».

— C’est le gribouillis que tu avais qualifié de fantaisie de l’illustrateur ?

— Oui, ce que j’avais inconsidérément appelé « le gribouillis au bas de la page un » s’avère être une composition de lettrines que l’on a aussi retrouvées dans d’autres travaux de Giovanni Pietro da Birago qu’on avait à tort attribués à Léonard de Vinci. Elles signifient : Presbyter Ioannes Petrus Biragus Fecit ! Et Hamilton a cru indispensable de le rappeler ! s’exclama Gabriel d’une voix très émue.

— Il n’y a donc plus de doute ?

— Aucun ! Par ailleurs, l’imitation de Hamilton de la manière du miniaturiste est « une performance époustouflante », m’a précisé mon ami médiéviste. Hamilton n’a pas pu inventer ces lettrines, encore moins les avoir insérées par inadvertance. Tu comprends comme moi, maintenant, que cette page de La Rose au cœur violet nous confirme que le livre original dont s’est inspiré Florian Hamilton pour réaliser ce petit livre d’Heures qu’il attribue à Marie de Bourgogne — en le dessinant entre ses mains — est bel et bien signé de la main de Giovanni Pietro da Birago ! m’annonça-t-il tout d’un trait, l’air victorieux.

— Mais est-ce possible qu’une œuvre d’art d’une si grande importance soit restée cachée, pour ne pas dire perdue pendant des siècles ?

— Oh oui ! Oh, mon Dieu, oui, c’est même certain ! C’est un fait et il y a des exemples ! Je… nous… Il faut que tu saches, Marianne, que… Giovanni Pietro da Birago… l’un des enlumineurs attitrés de Maximilien 1er

Il grelottait, perturbé par une violente émotion.

— J’ai encore peine à croire à ce qui nous arrive, Marianne ! haleta-t-il.

Je n’étais pas loin de m’affoler, moi aussi, lorsque je l’entendis m’associer à un événement que je ne comprenais que vaguement mais qui semblait, à en juger par l’excitation fébrile de Gabriel, d’envergure historique. Il s’assit près de moi, tentant de reprendre haleine.

— Écoute, ma chérie, je vais t’expliquer, tu vas comprendre pourquoi je suis si bouleversé… Huit ans après la mort de Marie de Bourgogne, en 1490, la veuve de Galéas-Marie Sforza a commandé un livre d’Heures à un contemporain de Léonard de Vinci, nul autre que Giovanni Pietro da Birago, lui-même très influencé par le fresquiste Andrea Mantegna, commença-t-il.

— J’ai déjà entendu parler du livre d’Heures des Sforza.

— Birago était un célèbre copiste et un des meilleurs enlumineurs de l’époque ! Il était aussi le peintre principal de la cour des Sforza et travaillait à un manuscrit enluminé destiné à assurer sa pérennité. Mais avant que l’ouvrage, un petit livre de treize centimètres sur neuf, ne soit complètement achevé, plusieurs pages ont été dérobées dans l’atelier de l’artiste. On les a considérées comme perdues pendant près de cinq-cents ans. Ce n’est qu’en 1941 que le British Museum, qui avait acquis une partie du livre en 1893, en retrouva une des pages manquantes.

— C’est en effet très impressionnant que Birago se soit fait voler des pages de son livre. Est-ce qu’on connaît l’auteur du délit ?

— Il a été attribué à un moine milanais.

— Et depuis, on a retrouvé d’autres pages ?

— Une seule ! Je crois que c’était en 1984. Cette magnifique page décrivant les travaux du mois de mai a été vendue par un négociant new-yorkais4 à la British Library.

— Si je comprends bien, Gabriel, ce petit livre d’Heures, inconnu des historiens de l’art, mais que Florian Hamilton a reproduit ouvert à la page trois de La Rose au cœur violet, contient la signature de Pietro da Birago, absolument identique à celle qu’on retrouve dans le Livre d’Heures des Sforza et qui est, celui-là, connu et reconnu internationalement ? Cette signature, que ton ami médiéviste t’a confirmée être authentique, démontrerait donc que Hamilton a dessiné ce livre d’Heures en prenant modèle sur celui que Maximilien a commandé à Pietro da Birago pour Marie de Bourgogne !

— Oui, oui !

Il se prit la tête à deux mains. Ses tremblements s’étaient amplifiés, il était en sueur. Je tâtai son front, il était brûlant.

— Tu n’es pas bien, Gabriel, arrêtons-nous un peu, je t’en prie. Tu devrais t’allonger, je reviendrai…

— Non ! Ne pars pas, Marianne ! Ce n’est qu’un malaise qui va passer, crois-moi, j’en ai l’habitude. J’ai un peu mal, c’est tout. Accorde-moi quelques minutes, tu veux bien ? Promets-moi de ne pas partir…

Je le lui promis et l’aidai à se relever et à faire quelques pas. Il disparut derrière son paravent. J’entendis les cliquetis de fioles, puis je l’imaginai s’injectant une dose de morphine. Mon cœur se serra. Pauvre Gabriel ! Je dus me contenir pour ne pas aller le retrouver, le prendre dans mes bras, le bercer, m’allonger près de lui sur la méridienne. Je l’attendis un bon moment, mes pensées davantage tournées vers lui que concentrées sur Birago. Lorsqu’il revint s’asseoir près de moi, la tête me tournait.

— Je reste cinq minutes, Gabriel, pas plus, balbutiai-je, les larmes aux yeux.

Son regard s’enflamma. Il me serra contre lui.

— Quel bonheur que tu sois venue dans ma vie, Marianne Sart ! Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi, surtout aujourd’hui. Tous ces amis qui me visitent… c’est beaucoup d’émotion ! Je n’aurais pas su tenir le coup. Avoue qu’ils sont impressionnants, tous si élégants, à déambuler ainsi autour de nous ! Oh ! Ma chérie ! Quel bonheur !

— Que veux-tu dire, Gabriel ? Je ne comprends pas !

J’étais alarmée autant par sa mine réjouie que par ses propos. Je ne savais plus ce que j’éprouvais exactement pour ce barde ésotérique, cet homme exceptionnel. De l’attirance, de l’affection ? Certainement ! De la compassion, aussi. En sa présence j’étais tout à la fois effrayée et éblouie. Oui, ce que je ressentais surtout, c’était de la fascination. En ce moment précis, je me faisais l’effet de l’oiseau hypnotisé par le chat. Le regard de Gabriel, son sourire, ses manières, ses propos m’envoûtaient.

Il se leva et fit le tour de la pièce, gesticulant et se tapant le front. Puis il revint à moi, me prit dans ses bras et me serra si fort, que pendant un moment, j’eus peur. Cet homme perdait-il la raison ?

— Qu’est-ce que tu as, Gabriel ? Tu n’es pas bien. Veux-tu que j’aille chercher de l’aide ?

— Je n’ai besoin de personne, tous ceux que j’aime sont ici.

Puis, sur un ton presque mondain, il s’informa :

— Tu connais la fille de Marie et de Maximilien, la petite Marguerite ? Une gentille fille, ajouta-t-il en se retournant pour sourire au fauteuil derrière lui, Elle avait à peine trois ans lorsque sa mère est morte en tombant de cheval.

Je dodelinai de la tête pour lui signifier que je savais qui elle était. Volubile, il poursuivit :

— Je ne connais pas la date exacte de la mort de Birago, mais on sait que le peintre était encore actif à Milan en 1513. Marguerite avait alors 33 ans. Elle a pu rencontrer l’artiste chez son père, puisque Birago a été l’enlumineur de Maximilien pendant plusieurs années !

— Marguerite devait connaître l’existence du livre que Birago avait enluminé pour sa mère, et elle a pu en hériter, dis-je pour lui faire plaisir.

— Et elle a sans doute voulu le conserver au Prinsenhof. Ce qui est sûr, ma chérie, c’est qu’entre 1517 et 1521, Marguerite d’Autriche est devenue propriétaire de la partie du livre d’Heures des Sforza qui n’avait pas été dérobée, et qu’elle a demandé à un peintre flamand de terminer le travail d’enluminure en s’adaptant au style de Pietro da Birago. Elle appréciait donc le travail de cet enlumineur. N’est-ce pas fascinant, Marianne ?

J’eus l’impression que Gabriel recouvrait peu à peu ses esprits. Sa respiration avait aussi repris un rythme normal. Il se leva et versa à boire.

— Tu veux un peu de cette boisson sucrée, ma chérie ? Tante Gertrude la recommande fortement, mentionna-t-il en riant.

Sa gaieté me fit le plus grand bien. J’aimai le son de son rire ingénu, je le trouvai irrésistible. J’acceptai une coupe de liqueur vert amande, et nous fîmes une pause, buvant en silence et à petites gorgées l’élixir indéfinissable, avant qu’il ne reprenne normalement la conversation. Il me fit part de sa grande fatigue, me redit son affection et me demanda la permission d’aller s’allonger. La crise était passée, ou peut-être les premiers effets pervers du calmant s’atténuaient-ils. Gabriel me sourit de nouveau, il m’avait fait peur.

— Je ne descendrai pas déjeuner. Veux-tu partager la mitraillette qu’on m’apportera bientôt ? me proposa-t-il.

— Je te remercie, je trouverai bien quelque chose à la cuisine. Je vais vite aller me mettre au travail, dis-je en constatant qu’il n’était pas loin de quatorze heures.

Gabriel se détacha de moi pour aller, à pas chancelants, s’isoler derrière le paravent. Je l’entendis ranger dans un tiroir l’attirail redoutable qui lui devenait chaque jour plus indispensable.

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Au cours des jours qui suivirent, je dus faire de gros efforts pour me remettre au travail. Un après-midi, où la chaleur humide qui sévissait depuis trop longtemps avait été particulièrement harassante, j’attendis la fraîcheur de la tombée du jour pour me concentrer sur mon manuscrit. Je rangeai donc mes cahiers plus tard qu’à l’accoutumée. William devait être sur le point de terminer sa journée et il viendrait sans doute me rejoindre dans quelques minutes. Mais je préférai tout de même aller à sa rencontre plutôt que de l’attendre dans la suite ducale qui me devenait rébarbative la nuit. L’éclairage avare prévu sur les étages du Prinsenhof y accentuait la fantasmagorie des salles inhabitées et des interminables couloirs.

À deux ou trois reprises, — cela se produisait de plus en plus fréquemment —, j’eus l’impression que le parquet craquait derrière moi. Mais chaque fois que je m’immobilisais, le château se replongeait dans un silence de mort. Je me dis qu’il devait s’agir de l’écho de mes propres pas et je parvins, haletante, à l’atelier.

Je pus constater que, contrairement à moi, mon mari avait accompli un travail colossal en dépit des jours de canicule. Avec l’aide de Bruxau, William avait déjà fait cinq exemplaires de chacune des gravures achevées, dont une allait devenir la propriété de l’imprimerie, tel que l’exigeait la règle. Il avait aussi rehaussé les lithographies destinées à ses diptyques. Désormais, chacune de ces œuvres me représentant au cœur d’événements récents était accrochée à la cimaise. M’approchant pour mieux apprécier les subtilités des quatre estampes dont je n’avais vu que des ébauches, je notai aussitôt des adéquations d’une exactitude troublante.

À la vue de Matines, la première gravure que je connaissais pourtant, je fus saisie d’étonnement en reconnaissant cet ange dont les ailes se déployaient au-dessus de moi, agenouillée dans la chapelle de sainte Gudule. Jeanne Hallewyn, la confidente de Marie de Bourgogne, avait donc été transformée en messagère des volontés divines mais avait conservé, comme dans l’ébauche que j’avais vue, le visage ridé de sœur Lucienne, sur lequel William avait ombré les yeux exorbités de panique. L’impression qui s’en dégageait était obsédante.

Laudes, la seconde gravure du premier diptyque, avait, elle aussi, subi d’importants changements. Elle présentait maintenant toutes les caractéristiques de la tragédie. À l’encre, William avait accentué les lacets du ciel menaçant dans lequel une percée filiforme en bleu plus clair laissait deviner la pointe du jour. Je reconnus la façade nord du château dont les pierres s’écroulaient. En retrait, tous les habitants du Prinsenhof s’étaient joints aux religieuses dont les pleurs, d’après les expressions des visages, s’étaient transformés en cris d’horreur. La scène avait quelque chose des Saintes Femmes du diptyque de Hans Memling.

Quant à Prime, elle appartenait au deuxième diptyque et représentait, sur une bande d’environ cinquante centimètres et sur toute la longueur de la partie droite de la lithographie, Gabriel et moi-même, à la bibliothèque, concentrés sur un livre d’Heures. Gabriel me tenait la main, sous le regard réprobateur de sa tante. Cette scène, d’un réalisme désarmant, aurait pu être un cliché capturé lors d’une de mes visites à la bibliothèque.

Tierce, l’autre gravure du même diptyque, venait d’être rehaussée — l’huile n’était pas sèche. La majorité des habitants du Prinsenhof s’y retrouvaient, morts et vivants, d’autres aussi, comme l’Anglais de la bâche que je reconnus pour ce visage doux posé sur un corps recroquevillé dans uns tranchée. La composition était dense, les couleurs des rehauts, agressives. Mais ce qui forçait l’émotion, c’était surtout la variété d’intensité des regards des personnages entassés autour des échafaudages sous lesquels j’étais inerte.

— Et quel est le verdict, madame Sart ?

Je me taisais, trop émue pour exprimer ce que je ressentais. Des larmes me brûlaient les yeux. Comment William, confiné quinze heures par jour dans cet atelier, pouvait-il interpréter aussi brillamment ce que j’arrivais à peine à vivre ? Je ne lui avais donné que du goémon et des faufils. Il en avait tiré des fresques et des orfrois.

— Le cœur me manque, Bill, c’est poignant, dis-je en cherchant un endroit pour m’asseoir. Je me sens dans un drôle d’état. Tu en as encore pour longtemps ?

— Non, je comptais terminer tôt.

— Je n’ai pas très envie de me retrouver seule, ce soir.

— Alors, allons dormir, ma chérie ! Je pense que nous avons tous les deux besoin d’une bonne nuit de sommeil.

J’étais agréablement surprise que William me propose de descendre en même temps que moi. La perspective de m’endormir tout contre lui me réconforta.

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Lorsque nous regagnâmes la chambre de Marie de Bourgogne, je fus stupéfiée de trouver mon pyjama lacéré, posé bien en vue sur le couvre-lit. Pour que je ne m’inquiète pas davantage, William s’empressa de suggérer que l’enfantillage devait être l’œuvre du pauvre frère, gentil mais bizarre, et il proposa que dès le lendemain j’en parle à Linn-Lu, de qui je m’étais rapprochée. En effet, depuis qu’elle m’avait fait part de son sentiment de solitude et qu’elle m’avait dit compter sur mon amitié, nous avions pris l’habitude de nous retrouver une heure ou deux sur la terrasse, après le petit déjeuner, pour lire ou bavarder. Sans doute pourrait-elle nous aider à retrouver celui ou celle qui s’amusait à nous effrayer, que ce soit Ori ou un autre.

La vue de mon vêtement en lambeaux m’avait fortement secouée. J’avais, je crois, atteint le paroxysme du sang-froid dont j’étais capable. L’accumulation de mises en garde et d’incidents menaçants, doublée de l’aggravation de mes malaises qui allaient de la migraine aux nausées, m’avait littéralement anéantie. Si j’ajoutais à cela les secrets de Jasmin Durand qui m’inspiraient une fiction de plus en plus dramatique et, surtout, les propos bouleversants de Gabriel dont je n’avais rien dit à William à la demande de l’architecte, qu’ils concernent les œuvres de Birago qu’il prétendait retrouver, les amis imaginaires qui le fréquentaient ou l’amour qu’il disait éprouver pour moi, je ne me sentais plus la force de résister. J’éclatai en sanglots. William me consola du mieux qu’il put et me conseilla de prendre un cachet avant de m’allonger à ses côtés. J’étais à ce point bouleversée que tout encouragement m’incitant au calme me convenait. Je m’en tins donc à la suggestion apaisante de mon mari, à savoir absorber un somnifère, me blottir contre lui et m’endormir en espérant démasquer à la première heure, le lendemain, le psychopathe qui s’acharnait sur moi.

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Le lendemain matin, il pleuvait et Linn-Lu et moi nous étions installées dans la serre attenante à la rotonde. J’avais l’intention de lui faire part des messages du Cygne et de l’incident du pyjama mis en pièce dans notre chambre. Peut-être aurait-elle une idée de l’origine de ces malveillances qui me pourrissaient la vie et qui devenaient une entrave à la bonne marche du travail de William et du mien. Mais je sentais mon amie complètement déprimée à mes côtés et je cherchais les mots justes pour la mettre au courant sans la perturber davantage.

Légèrement courbaturée, Linn-Lu extirpa ses longues jambes du transat où elle relisait des dossiers en attendant Ferdinand. Ce dernier lui avait promis de l’accompagner à un rendez-vous qu’elle avait pris avec les architectes et les contremaîtres. La rencontre allait avoir lieu dans trente minutes, mais l’administrateur ne s’était pas encore manifesté. Je la vis s’éponger les yeux et je l’entendis se moucher. Comprenant qu’elle voulait me parler, je fermai mon livre et reportai à plus tard l’entretien que je souhaitais avoir avec elle.

— Crois-tu que la lenteur des travaux et les problèmes auxquels nous sommes confrontés sur les chantiers soient seuls responsables de la tension entre Ferdinand et moi ? commença-t-elle sans préambule.

— Sans doute, mais pourquoi ne pas le lui demander franchement, Linn-Lu ? Ne serait-ce que pour ta tranquillité d’esprit.

— J’ai peur d’apprendre qu’il envisage de me quitter.

Cette réaction n’était pas loin de me rappeler la mienne. Quelques semaines plus tôt, c’est cette crainte de tout perdre qui m’avait suggéré la fuite. Pourtant, les résultats n’étaient pas si négatifs ! Je ne voulais pas mal conseiller mon amie.

— Ferdinand est amoureux de toi.

— Je voudrais tant te croire !

L’anecdote que William m’avait rapportée n’avait pas eu de suite. J’avais donc décidé de donner raison au dicton qui veut que les apparences soient souvent trompeuses.

— Tu verras, la situation va se décanter, vous traversez une passe difficile, ça ne durera pas toujours. Mais je maintiens tout de même que ces incidents déplorables et à répétition sur le chantier doivent être élucidés, Linn-Lu. Ou bien ils sont fortuits, et il suffirait d’une surveillance accrue pour remédier à la situation, ou bien on les provoque, et vous êtes victimes d’un boycottage. Dans ce cas, il faudra bien que Ferdinand et toi démasquiez les criminels.

— Je n’arrive pas à croire que nous en sommes là. C’est affreux ! Et si la situation se dégradait davantage, je devrais renoncer à l’acquisition du Prinsenhof.

— Qui peut, et avec autant d’acharnement, souhaiter que tu échoues ? Qui a intérêt à ce que tu ne remplisses pas les conditions foncières à l’achat du château ?

— A priori, les religieuses. Mais ce serait absurde, non ? Si elles étaient forcées de vendre le Couvent, il y a quelques mois, pourquoi se repentiraient-elles de me l’avoir vendu à moi, Belge et Brugeoise de surcroît, plutôt qu’à des firmes étrangères ?

— Mais ces entreprises, si elles étaient persuadées d’avoir raté une transaction plus qu’avantageuse, pourraient-elles t’en vouloir de leur avoir soufflé le contrat ?

— C’est possible… et c’est bien ce qui m’inquiète, car Ferdinand a toutes les raisons, lui aussi, de regretter une négociation de cette envergure avec une firme dont il aurait pu soutirer d’énormes pourcentages.

— Que veux-tu dire ?

— Lorsque j’ai pris la décision d’acheter le Couvent de la Cour du Roi, Ferdinand avait déjà entrepris, à titre de médiateur, des négociations avec des firmes étrangères.

— Je comprends. Mais il a tout de même pris la décision de t’aider, toi, à réussir cette transaction, non ? Alors je persiste à croire qu’il a mis votre relation au-dessus d’une affaire, aussi rentable qu’elle ait pu lui sembler ! m’empressai-je de répondre avec conviction.

— Et si on lui avait offert de l’argent pour saboter l’entreprise ?

— J’en doute. Mais s’il était coupable, même contre sa volonté, il faudra bien qu’il te l’avoue.

— Je ne sais plus quoi penser. Tu serais toujours d’accord pour m’accorder ton aide, Marianne ?

Je déglutis avec peine. Je ne me sentais pas au meilleur de ma forme, moi non plus, et l’idée de m’attirer des ennuis supplémentaires ne m’était pas très attrayante. Cependant, j’avais donné ma parole à mon amie. Alors, d’une voix exprimant une ardeur que j’étais loin de ressentir, je dis :

— Tu peux compter sur moi ! Dis-moi ce que je dois faire !

— Je te ferai bientôt part de mon plan. Pour le moment, une chose est certaine, Ferdinand De Corten va devoir retomber sur ses pieds et gérer la situation.

Ce dernier avait été très peu présent à ses côtés depuis l’emménagement au Prinsenhof. Même Ori l’avait fait remarquer à sa sœur. Et si Linn-Lu déplorait les fréquentes absences de son amant, elle souffrait peut-être davantage de ses présences distantes qui annihilaient tout échange amoureux.

Jetant un œil sur sa montre, l’air soucieux, elle me dit devoir se rendre à cette importante réunion, malgré le désistement de Ferdinand. Elle devait, le jour même, laisser savoir aux intéressés qu’elle n’hésiterait plus à exiger d’eux les indemnités de pénalités prévues par la loi dans les cas de retards injustifiés sur les chantiers. Elle allait donc affronter seule les contremaîtres sur les questions de calendrier.

— J’y vais. Et je te remercie de ta sollicitude, Marianne, ajouta-t-elle la mine défaite.

— Je vais aller travailler, moi aussi. J’ai une longue journée devant moi.

Je n’eus pas le courage de lui parler de l’incident de la veille. Je me contentai de lui souhaiter bonne chance et je courus devant elle, pressée de me rendre à l’atelier afin d’y récupérer des documents que j’avais laissés dans ce que j’appelais ma soupente. Les plateformes installées à l’étage de la chapelle, encombrées et d’allure précaire, confirmaient que les charpenteries étaient inachevées. Linn-Lu avait raison de s’inquiéter.

J’allais enjamber les dernières solives lorsque je perçus des craquements sourds suivis du fracas d’un écroulement à quelques centimètres de moi. Ensuite, que des cris « ambulance… médecin… urgences ! » perdus dans le bruit strident d’une sirène.

Puis, tout devint noir et silencieux, jusqu’à ce qu’il me semblât reconnaître la voix de Linn-Lu, lointaine :

— Que s’est-il passé ?

Avant qu’elle ne soit parvenue à l’éboulis sous lequel elle appréhendait la découverte de travailleurs gravement blessés et peut-être morts sur le coup, j’entendis quelqu’un lui dire :

— C’est la Canadienne, elle passait par là lorsqu’une poutre a glissé sur l’échafaudage. Tout s’est effondré. Elle l’a échappé belle, mais ça ira. À première vue, elle n’a pas de blessures graves. Plus de peur que de mal, plus de peur que de mal, répétait-il nerveusement.

— Marianne ! Mon Dieu ! Mais je viens de la quitter !

— Ça va, ça ira. Elle reprend connaissance.

Prévenu de l’accident, William accourut sur les lieux. Il n’était satisfait qu’à moitié des explications du contremaître voulant que j’aie moi-même fait bouger une poutre et déstructuré l’échafaudage. C’était ridicule. Je lui jurai n’avoir rien fait de tel. Mais répétant qu’il était impossible que le baliveau ait glissé de lui-même et qu’il fallait qu’on l’ait déplacé volontairement, le pauvre homme dodelinait de la tête, l’air déconcerté.

Linn-Lu et Ferdinand s’entendirent sur le fait que l’écroulement d’une charpente, qui aurait pu m’être mortel et qui ressemblait en tout point à celui auquel j’avais aussi échappé le lendemain de mon arrivée à Bruges, exigeait une enquête. Leur théorie voulant que des saboteurs aient envahi les lieux était confortée mais, pour William et moi, un doute s’ajoutait encore, à savoir que je pouvais être la cible visée, plutôt ou tout autant que les chantiers du Prinsenhof.

Le bruyant effondrement ayant conduit Ferdinand sur les chantiers, ce dernier avait été contraint de participer à la réunion aux côtés de Linn-Lu, avec les entrepreneurs. Ne pouvant plus s’esquiver, il avait dû y prendre la parole, s’insurger, exiger des comptes et menacer les professionnels qui n’avaient pas respecté les délais. Cependant, loin d’endosser la responsabilité des retards dus à des accidents et des incidents de chantiers, les entrepreneurs avaient clairement exprimé leur suspicion non seulement envers les ouvriers, mais aussi envers certains habitants du Prinsenhof qu’ils accusèrent de sabotage. Malheureusement, bien que convaincus de ce qu’ils avançaient, aucun d’eux n’avait pu le prouver. Le mystère restait entier.

Quant à moi, je me répétais que ma bonne étoile m’avait une fois encore protégée. Je ne ressentais que de légères douleurs au cou et, n’eut été du grelottement qui ne me quittait pas, je serais montée récupérer mes documents à l’atelier pour aller ensuite travailler à la bibliothèque tel que prévu. Je prenais du retard dans mon échéancier et la perspective de ne pas pouvoir respecter les délais fixés par l’éditeur m’était plus éprouvante que des élancements dans la nuque. Mais obéissant néanmoins aux ordres de tout un chacun, mon mari en tête de file, je retournai à notre chambre. Bien que très contrarié que je n’aie pas trouvé l’occasion de faire part à Linn-Lu des menaces dont nous étions victimes, William comprenait la situation et dit qu’il allait lui-même s’en charger. Il me fit promettre de ne quitter ni mon lit ni la chambre, il demanderait à Lucienne de m’apporter un repas léger dans la suite aux environs de quatorze heures.

Le médecin de famille de Linn-Lu, alerté malgré mes objections, vint à mon chevet et confirma ce qu’on avait espéré, diagnostiquant que je n’avais subi aucun traumatisme grave. Soumise à la vigilance de Lucienne, apaisée par ses tisanes et bercée par son babillage, je m’endormis en pensant à un vieillard, seul dans un hospice, qui attendait ma visite pour parler de son ami Florian.