CHAPITRE 8

En dépit d’une mauvaise nuit remplie de rêves qui avaient dégénéré et nous avaient tenus tous deux éveillés jusqu’à l’aube, je refusai de faire la grasse matinée et d’annuler mon rendez-vous à l’hospice d’Ypres. William me tira donc d’un sommeil artificiel — provoqué par quelques cachets de somnifère — aux environs de neuf heures trente, en m’apportant lui-même un plateau de fruits et un café fort. Il prit place auprès de moi sur le rebord du lit.

— Comment te sens-tu ? Tu m’as fait terriblement peur.

— Je suis désolée de t’avoir fait passer une nuit épouvantable. Mais je me sens mieux ce matin. Je n’aurais pas dû dîner si tard, ni boire autant, ces mauvais rêves sont certainement dus à une mauvaise digestion.

— Mauvaise digestion ? Non, non ! L’angoisse sur ton visage, ce que tu racontais, non, c’était beaucoup plus qu’un cauchemar. Ce que tu voyais, Marianne, relevait de l’hallucination, pas du rêve. Tu appelais Maximilien, Birago et je ne sais plus qui à l’aide ! C’était stupéfiant.

— Stupéfiant ?

— Tu divaguais, tu refusais de me parler, même de me voir. Tu criais, tu hurlais : « Vite, aidez-moi, je vais mourir… avec Florian… et Marie… »

— Mais tu vois bien qu’il s’agissait d’un mauvais rêve !

— Un rêve ? Tu t’es relevée au milieu de la nuit ! J’ai cru au pire quand j’ai constaté ton absence, à trois heures du matin. Je t’ai cherchée partout. Que faisais-tu sur ce chantier où tu as failli te tuer il y a quelques jours ? Heureusement que Ferdinand se trouvait encore au Prinsenhof ! Il t’a rattrapée, tu allais te jeter d’un établi.

— Mais non, je n’allais pas me jeter. Ça ressemble à du somnambulisme, et on dit que s’ils ne sont pas tirés de leur sommeil, les somnambules ne courent aucun danger.

Je me dégageai de l’étreinte de William pour sortir du lit.

— Je ne me rappelle rien du tout. Un mauvais rêve, je te dis.

— Marianne, écoute-moi ! Tu peux me croire, ça n’avait rien d’un rêve, ni même d’un cauchemar, parce que j’aurais pu te réveiller et te rassurer. Mais c’était impossible. Je t’ai aspergée d’eau glacée, je t’ai forcée à boire, j’ai allumé tout ce qu’il y a de lampes dans la suite, je t’ai même giflée lorsque tu as fracassé le vase de fleurs en le faisant tomber de la commode…

— Je ne me souviens de rien du tout.

Je vis des fleurs et des débris de verre sous le meuble. Me penchant pour ramasser des pétales de roses coincés contre la plinthe et le pied de la commode, je remarquai une carte et me relevai pour lire ce qu’il y avait d’inscrit : Dormez bien, faites de beaux rêves.

— C’est Maerten qui a apporté ces fleurs ?

— Je n’en sais rien. Probablement. Ne dévie pas la conversation. Il était question de tes hallucinations.

— Il y a tout de même, dans cette suite, un va-et-vient qui m’agace.

— On réglera ce problème plus tard. Je veux que tu prennes rendez-vous avec un médecin.

— Oh ! Ça suffit, Bill. Va travailler. Je saute dans la douche. Je dois partir dans moins d’une demi-heure, je ne veux pas faire attendre Jasmin Durand. Nous reparlerons de tout ça ce soir.

Je l’embrassai avant d’ajouter :

— Tu as de belles images, non ? Ton livre d’Heures ne manquera pas d’intérêt, avoue que je t’apporte de beaux sujets !

— Tu veux parler de tes hallucinations ou de ton pyjama mis en pièces ? Ou peut-être des messages du Cygne ? Ou ferais-tu plutôt allusion à la nuit que nous venons de passer ? Mais qu’est-ce que je raconte ! Tu parles de tes accidents sur le chantier, bien sûr ! résuma mon mari, caustique.

— Bill…

— Tu devrais garder le lit, aujourd’hui, par ce temps… la pluie n’a pas cessé de tomber depuis vingt-quatre heures !

— Je ne peux pas, Jasmin m’attend.

Un violent coup de tonnerre retentit.

— Je t’en prie, sois prudente, tout ça m’inquiète beaucoup.

Il y avait, en effet, de l’orage dans l’air et c’était le moins qu’on pût dire. Après avoir difficilement échappé à William, je fis un saut à la bibliothèque pour me décommander auprès de Gabriel. Le mauvais temps ne nous permettrait pas cette randonnée à cheval. Mais il n’y était pas. J’allais quitter les lieux, lorsque Gertrude arriva.

— Ma chère, je constate que vous allez mieux. Votre migraine vous a donc quittée. Accordez-moi deux minutes.

— Maintenant, sœur Gertrude ? Je suis déjà en retard à un rendez-vous. Mais nous pourrions nous voir en fin de journée, à mon retour ?

— Ce que j’ai à vous dire est urgent… et bref : laissez Gabriel se consacrer à ses travaux. Mon neveu est un garçon sensible et généreux et votre attitude… vos allures, ajouta la religieuse d’un air pincé, l’auront touché. Il s’est fait une responsabilité de vous initier aux livres d’Heures, mais il n’a pas de temps à vous consacrer. Depuis que vous êtes au Prinsenhof, ses recherches s’enlisent. Évitez de l’accaparer. Voilà ce que j’avais à vous dire. Et Gabriel n’est pas là, si c’est lui que vous étiez venu voir. Je le cherche.

Figée sur place, je ne trouvai ni répartie, ni objection, ni même un mot de protestation avant que la vieille harpie ne disparaisse dans les escaliers. À peine une interjection malpolie me glissa-t-elle des lèvres, inutilement d’ailleurs, car Gertrude n’avait pu l’entendre.

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À mon arrivée à l’hospice d’Ypres, je trouvai pelouses et allées ennoyées par la grenouillère. Tels des nénuphars égarés, les pavés de la tortille flottaient dans la boue. La pluie diluvienne n’avait épargné aucun bourg, on eût dit qu’Ypres était sur le point de naufrager. Le taxi me laissa devant le portail de l’hospice à midi. Ayant remonté le col de ma veste et retroussé ma jupe, je me résolus à franchir une véritable fondrière. Je m’en voulais de ne pas avoir pris la précaution d’emprunter des bottes et un parapluie avant de sortir.

Pataugeant dans la vase, je repensais aux invectives de Gertrude et m’en voulais de ma réaction infantile. Pourquoi n’avais-je pas remis ce despote à sa place, séance tenante ? Qu’avait-elle insinué, d’ailleurs ? Me remémorant la conversation entre la tante et le neveu, dont j’avais été le témoin malgré moi, j’en aurais inféré qu’au contraire, les recherches de l’architecte allaient bon train ! Gertrude aurait-elle entendu les déclarations de Gabriel ? Sans doute sa réticence était-elle due au fait que son neveu éprouvait un sentiment pour moi. Et les remarques de la religieuse voulant que ma présence à la bibliothèque ralentisse les travaux de recherches de Gabriel ne devaient être qu’un prétexte. Mal à l’aise, autant dans mes pensées que dans mes chaussures détrempées, je demandai à l’infirmière Doret de m’indiquer un endroit où je pourrais me sécher avant de monter à la chambre du pensionnaire Durand.

— Suivez-moi, madame Sart. Quelqu’un a demandé à vous voir et vous attend dans le petit boudoir du rez-de-chaussée depuis plus d’une heure.

L’infirmière marchait d’un pas décidé, je m’empressais derrière elle.

— Cette personne qui a demandé à me voir, vous a-t-elle dit son nom ? S’agit-il d’un pensionnaire de l’hospice ?

— Non, ce monsieur dont j’ai oublié le nom dit venir de Bruges.

Doret poussa une porte.

— Vous serez à l’aise, ici. Utilisez la salle d’eau attenante, vous y trouverez des essuies et un sèche-cheveux.

Le petit boudoir était cossu et prématurément éclairé vu la grisaille. Gabriel, gentilhomme, une main sur le haut dossier, se tenait debout derrière le voltaire de velours tilleul. Lui aussi était trempé, ses cheveux tombaient en bouclettes sur son gilet. Il remercia l’infirmière pressée de retourner à ses occupations et vint vers moi pour des étreintes qu’il affectionnait.

— Marianne !

— Gabriel ?

Hors de sa bibliothèque, je le vis autrement. Les manières hiératiques, le front olympien… Je me dis que plusieurs Gabriel cohabitaient sous ce visage adorable. Un duc fou d’amour pour la fille unique du deuxième chef souverain de l’Ordre de la Toison d’Or, plusieurs artistes, miniaturistes, estampeurs, enlumineurs, tous amoureux platoniques d’une duchesse inaccessible, un poète, dessinateur aussi, prisonnier des caves du Prinsenhof, chantant les vertus de cette duchesse morte, comme lui, à l’âge où l’on commence à vivre. Je voyais l’architecte collectionneur passionné, habité par toutes ses idoles, Maximilien, Birago, Mantegna, Jehan de Candida, Simon Marmion, et perdu dans une époque de beautés éphémères. Parcourue d’un frisson, j’accusai ma nuit peuplée des personnages incarnés par cet adonis. Peut-être, après tout, William avait-il eu raison de parler d’hallucinations. Peut-être bien, aussi, que sœur Gertrude avait vu juste.

Je lui retirai ma main. Il déposa un baiser sur ma joue.

— Que fais-tu ici, Gabriel ?

— Il me fallait à tout prix te parler, en tête-à-tête.

— Pourquoi t’être déplacé jusqu’à Ypres ?

— J’ai besoin de ton aide.

— De mon aide ?

— Je sais que tu dois rencontrer Jasmin Durand dans quelques minutes, est-ce que tu me permets de t’accompagner ?

— Je ne pense pas…

— Je t’en prie, Marianne.

— Je le regrette, crois-moi, mais Martine Doret est très stricte. Je n’ai pas la permission d’introduire des visiteurs chez son pensionnaire.

Gabriel était déçu.

— Me ferais-tu alors la faveur de lui demander s’il se rappelle avoir vu Florian Hamilton feuilleter un livre d’Heures ?

— Dans les tranchées ? Un livre d’Heures ? Tu n’es pas sérieux, Gabriel. Que veux-tu savoir exactement ?

— Je suis convaincu que Florian Hamilton a séjourné au Prinsenhof. Sinon, comment aurait-il caché cet album que j’ai retrouvé dans l’une des caves les mieux protégées du château ? Le vieillard doit savoir où son ami Hamilton gardait ce livre qu’il a forcément consulté, puisqu’il l’a reproduit !

Mes cheveux dégoulinaient. Je sentais mon chemisier me coller à la peau. Je m’éclipsai un instant dans la salle d’eau pour revenir avec des serviettes. Gabriel en prit une et m’en fit un turban.

— J’en perds le sommeil.

Il tremblait.

— Aurais-tu pris froid ? Tu as l’air fiévreux.

Il me regardait intensément. Ses yeux ardoise perdus au fond d’orbites cernées suppliaient autant que ses paroles.

— Le temps me presse et va me faire défaut, Marianne. Promets-moi d’intercéder pour moi auprès de l’ami de Florian Hamilton.

— Je le ferai. Mais tu sais que cet ami est quasiment centenaire. Ses anecdotes restent des souvenirs. Il n’a sans doute conservé que le meilleur et le pire, il n’a pas pu retenir tous les détails.

— Les détails ? Ce vieillard condamné à son fauteuil a disposé d’une vie pour rassembler ce que tu qualifies de détails. S’il a souffert dans les caves du Prinsenhof avec des compagnons, avec Florian Hamilton, l’Anglais de la bâche pour qui il avait une si grande amitié, il a dû multiplier les réflexions autour du plus petit souvenir lui rappelant les jours et les nuits qu’ils ont passés ensemble à attendre.

— Tu as peut-être raison… je me rappelle l’avoir entendu parler du Prinsenhof lors de notre première rencontre, dis-je en suspendant les serviettes sur le radiateur.

Gabriel m’enlaça. Je me retins de réagir, même de respirer. Puis, ne pouvant plus ignorer les caresses qu’il me prodiguait, je m’abandonnai dans ses bras.

— Marianne… je t’aime.

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Je franchis le seuil de la porte, grimpai les escaliers, déambulai dans les couloirs et pénétrai dans la chambre de Jasmin Durand.

Il venait de terminer son repas et je croisai le préposé qui emportait le plateau.

— Je suis heureux de vous voir, Marianne.

— Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Un… ami m’a retenue.

— Approchez ! Je ne vois rien, aujourd’hui. Quel temps fait-il ?

J’enlevai ma veste encore humide et vérifiai le contenu du thermos, le soupesant.

— C’est le déluge, monsieur Durand.

Le vieillard fixait une fenêtre aveugle. Les volets étaient clos et les draperies tirées.

— Désirez-vous que je fasse un peu de lumière ?

Ma question resterait sans réponse. Jasmin Durand étirait son écharpe comme il avait l’habitude de le faire avant de se raconter. J’avais toutefois entrouvert la fenêtre et fait glisser les jalousies sur le dormant. Peu de clarté s’infiltra, mais le clapotis des gouttières fit diversion. L’atmosphère était lourde ; par quoi commencer ? Le nom de Florian Hamilton me vint en même temps qu’une bouffée de chaleur. Que s’était-il passé dans ce boudoir surchauffé ? Gabriel avait-il dit « je t’aime » différemment ? Ce n’était pourtant pas la première fois que l’architecte me déclarait son amour. Mais ses effusions étaient toujours si théâtrales que je me refusais à les prendre au sérieux. Aujourd’hui, l’intonation était tout autre, et troublante.

— Le déluge… le lendemain… la tempête a fait rage. Des orages pendant trois jours… trop tard. Le déluge… un jour plus tôt, j’aurais su les sauver, prononça clairement Jasmin.

— Qui ? Vos compagnons ?

— Non…

— Qui auriez-vous voulu sauver ?

Il croisait les bras sur sa poitrine et se balançait sur sa chaise en gémissant.

— Parler… fait mal… fait si mal…

Je m’agenouillai à ses pieds et tentai d’intercepter son regard, mais il gardait les yeux fermés.

— … si douloureux… pas pu les sauver…

Il pleurait, j’aurais voulu attirer son attention sur un autre souvenir. Ignorant la nature de celui qui semblait le torturer, je dis simplement :

— Je suis certaine que vous avez fait l’impossible pour les sauver !

— Ma femme et ma fille… pas pu les sauver…

— Votre fille ? Vous aviez une fille ?

— Alice… Blanche et Alice…

— Votre femme et votre fille !

Je pris sa main dans la mienne.

— Voulez-vous en parler, monsieur Durand ?

— En parler… un cauchemar… plus jamais…

Je me relevai pour ramasser l’écharpe qui avait glissé sous un berceau du fauteuil. Je ne savais plus si je devais insister pour qu’il se remémore son malheur ou, au contraire, s’il me fallait tenter de l’amener sur d’autres sujets pour qu’il refoule de nouveau un souvenir qui le hantait. Mais ce fut lui qui revint à la charge.

— Une sécheresse à n’en plus finir… les arbrisseaux grimpants… la gesse, le sainfoin desséché… à profusion autour de la grange… des allume-feu, oui.

— Un incendie ?

— Le feu… des heures et des heures…

— Et Blanche et Alice ?

— Blanche et Alice sont mortes brûlées… en juillet 1939, prononça le vieil homme d’une voix étranglée.

— Votre femme et votre fille sont… ont péri…

— … dans la grange… toutes les deux embarrées… moi… incapable de faire glisser le timon…

— Mais comment se sont-elles retrouvées séquestrées dans la grange ? L’étaient-elles de l’intérieur ?

— J’entendais leurs cris… Jasmin !… Papa ! Papa…

Jasmin fondit en larmes. J’étais à un fil d’en faire autant. Il poursuivit :

— De l’extérieur… la porte s’était refermée… le timon avait glissé dans les charnières… mais je ne savais rien faire…

— Le timon était coincé ?

— Les paumelles étaient tordues… le timon calciné… incapable de le faire glisser…

Sa voix se brisa. Je replaçai l’écharpe autour de son cou.

— Je les entendais pleurer… des sanglots, des gémissements… Blanche a dit : « La robe de la petite est en flammes, le feu vient de partout ! » Puis elle a hurlé : « Jasmin, aide-nous, je t’en supplie… ouvre la porte ! » Blanche me crie ces mots, toutes les nuits, toutes les nuits je les entends.

Des larmes glissaient en rigoles sur son visage. Je réprimais mal les miennes.

— La toiture était moins embrasée que les façades… une échelle… mais pas d’appui pour la poser…

— C’est horrible ! Je suis désolée, si désolée, répétai-je, la gorge nouée.

— Je n’ai rien su faire ! Rien ! gémissait le vieillard. Je n’ai pas su les sauver… Florian non plus, je ne l’ai pas sauvé… et c’est pour ça…

— Mais vous n’y pouviez rien, c’est le destin le coupable, la guerre, le feu, pas vous. C’était un accident…

— Un accident… tous les jours elles allaient à la grange… soigner les animaux… Elles avaient l’habitude…

Me rendant compte de l’émoi que mes questions avaient provoqué, je me tus. Jasmin avait de nouveau fermé les yeux. Dehors, la tempête reprenait de plus belle. Des flaques d’eau s’accumulaient sur la croisée avant de se répandre sur les balèvres. Machinalement, j’épongeais les dégâts lorsque Jasmin s’agita de nouveau :

— Alice ! Blanche ! …une bêche contre la claie… j’ai creusé, creusé…

— Nous en reparlerons une autre fois, ai-je tenté en déposant un baiser sur sa joue. Parlons d’autre chose, voulez-vous ? Racontez-moi…

Mais Jasmin se raidit. Les yeux exorbités, il se mit à gémir :

— Alice ! Ma petite ! C’est moi, c’est papa ! Je vais vous sortir de là ! Blanche ! Alice !

Je dus insister pour qu’il se taise, qu’il se calme. Il hurlait les noms de sa femme et de sa fille, il se débattait :

— Je ne vois rien, j’étouffe… Blanche, où es-tu ? Blanche ! Où est notre petite fille ? Je ne sais rien faire !

Jasmin s’étranglait avec son écharpe à force de tirer sur les franges. Je tentais de la lui retirer.

— Maudite odeur de chair brûlée… comme dans les tranchées… Florian ! Alice !

L’infirmière Doret, alertée par les cris, était accourue au secours de son pensionnaire.

— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ? Pourquoi s’est-il mis dans cet état ?

Je caressais le visage du vieillard, tentant de le calmer.

— Ça va, ça va aller, c’est fini. Blanche et Alice ne souffrent plus, Florian non plus… ça va aller, monsieur Durand.

Agrippé à moi, Jasmin ne lâchait pas prise.

— Restez, ne partez pas.

L’infirmière n’était pas d’accord :

— Il faut vous reposer, monsieur Durand, vous êtes en sueur. Ressasser tous ces souvenirs n’est pas bon pour votre cœur.

Le vieil homme desserra peu à peu l’étreinte, cherchant un mouchoir.

— Mon cœur… ça va. Je vais mieux, ne partez pas, Marianne.

Doret ferma la fenêtre dans un geste brusque, maugréant à l’effet que le parquet fût inondé. Me jetant un regard peu amène, elle dit :

— N’abusez pas d’une personne âgée, madame Sart… tout de même !

— Je ne resterai pas longtemps, je dois passer aux archives avant de rentrer à Bruges.

Mais après le départ de Martine Doret, afin que Jasmin ne retombe pas dans les souvenirs tragiques de l’incendie, je lui soufflai le nom du Prinsenhof. Petit à petit, il devint volubile, intarissable. Était-ce pour me retenir le plus longtemps possible auprès de lui afin de ne pas se retrouver seul avec son chagrin ou simplement ressentait-il un soulagement en parlant d’autre chose ? Lorsque je quittai l’hospice pour me rendre aux archives, Jasmin dormait paisiblement. Mais moi, j’étais ébranlée par les anecdotes qu’il m’avait rapportées des vingt-trois jours de sa réclusion forcée dans les caves du château avec ses compagnons, dont l’Anglais de la bâche qui dessinait jour et nuit.