COMMA

Luxembourg, 2 avril 1998

Dans son appartement de l’avenue Marie-Thérèse, élégante dans un pyjama de soie carnée, une grande femme blonde déambulait parmi ses meubles anciens en brandissant un magazine.

— Mais c’est inouï, c’est tout à fait incroyable !

L’article daté du 4 mars 1998, intitulé « L’histoire inexhaustible du Prinsenhof de Bruges », apparemment anodin et certainement mondain, expliquait comment Linn-Lu Van Thieu, riche héritière belge d’origine vietnamienne, avait, en décembre 1997, fait l’acquisition du château de Marie de Bourgogne, propriété des religieuses du Couvent de la Cour du Roi depuis près d’un siècle. Amusée, tout au plus, d’en apprendre sur la belle société brugeoise, elle avait entamé sa lecture sans entrain. Mais les derniers paragraphes illustrés de photographies montrant Linn-Lu Van Thieu, l’air distingué quasi aristocratique, entourée d’Ori, son frère, et de Ferdinand De Corten, son administrateur, l’avaient renversée.

Elle relisait goulûment l’article.

— Quelle magnifique occasion de prendre ma revanche ! Peut-être même de m’amuser ! Je suis prête à parier que la réputation des nouveaux châtelains ne pourrait souffrir d’être écornée, proféra-t-elle.

Tous les tiroirs de son secrétaire étaient ouverts et sens dessus dessous. Assise sur les talons, elle répertoriait des papiers, des coupures de journaux, des lettres.

— Mais où ai-je donc fourré ces photos ?

Ayant enfin mis la main sur une enveloppe défraîchie contenant des photographies datant d’une dizaine d’années, elle décrocha le téléphone et composa un numéro en Belgique.

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Bruges, 2 avril 1998

Dans son bureau du Prinsenhof, Ferdinand De Corten rabattit la couverture cartonnée d’un dossier, fit craquer les jointures de ses doigts, leva les bras au ciel et s’engagea dans les escaliers, pressé de déguster son martini. Sa compagne, Linn-Lu Van Thieu, priée d’inaugurer un pavillon de l’hôpital des enfants, ne rentrerait qu’à l’heure du dîner. Elle lui avait demandé de ne pas l’attendre pour l’apéritif.

Il tamisa la lumière dans le petit salon, se dirigea vers le bar, mélangea vermouth et gin, versa le cocktail dans une coupe, ajouta deux olives et s’installa dans un fauteuil afin de profiter des instants de calme avant l’agitation du dîner. Ori était sans doute à la bibliothèque dans le giron de l’architecte et les trois religieuses chargées de la logistique du château — pour quelques mois encore —, recueillies à la chapelle avant de vaquer aux préparatifs du repas et de rentrer au Béguinage.

La sonnerie du téléphone, imitant les cloches du beffroi, retentit.

— Bonsoir ?

— Je suis bien au Prinsenhof de Bruges ? Je souhaiterais m’entretenir avec M. Ferdinand De Corten.

— Lui-même. À qui ai-je l’honneur… ?

— Tu ne reconnais pas ma voix ? Tu me fais de la peine, Ferdinand.

Secoué, il fut sur ses pieds si brusquement qu’il renversa sa coupe sur le parquet.

— Dammit !

— Je ne m’attendais pas à une manifestation de joie de ta part, mais tout de même ! Moi, je ne t’ai pas oublié, je n’ai rien oublié !

— Tu m’étonnes, après toutes ces années. Que me vaut cet appel ?

— Je pensais que tu serais heureux d’avoir de mes nouvelles. Tant pis. Je t’avise tout de même de nos retrouvailles dans quelques semaines.

— Nos retrouvailles ! s’étouffa Ferdinand.

Il épongeait la flaque de martini à l’aide de son mouchoir, se retenant de raccrocher sans un mot de plus. Mais il bredouilla :

— Que veux-tu ?

— Profiter de la vie avec toi. Je sais que tu es le nouveau propriétaire de…

— Je t’arrête tout de suite ! Je ne suis le nouveau propriétaire de rien du tout et de toute façon, je ne suis pas libre.

— Tu veux parler de ta relation… professionnelle avec Linn-Lu Van Thieu ? Ça n’a pas d’importance ! La nôtre est beaucoup plus passionnante.

— Ce qui s’est passé entre nous est de l’histoire ancienne.

— Tu m’as abandonnée sans un mot d’explication, sans laisser d’adresse. Tu ne sauras jamais ce que j’ai vécu après ton départ. Ou peut-être l’apprendras-tu, après tout ! J’ai été la seule à souffrir, la seule à payer, mais j’ai bien l’intention de récupérer mon dû.

Tremblant d’indignation, Ferdinand se resservit une rasade de martini qu’il engloutit d’un trait.

— Je te le redemande : que veux-tu exactement ?

— Des bricoles… et peut-être aussi un peu d’argent pour assurer mes vieux jours. Disons une vingtaine de millions de francs1

— Tu as perdu la tête !

— Détrompe-toi. Je n’ai jamais été plus lucide !

— Lucide ? Alors tu saisis que jamais je ne…

Elle lui coupa la parole :

— Dites-moi, monsieur De Corten, ou plutôt, monsieur Halsdorf, madame Van Thieu est-elle au courant de votre passé de Casanova ? Connaît-elle vos talents de manipulateur ? Que sait-elle de vos affaires frauduleuses ?

— Tu veux me faire chanter ?

— Oh là ! Doucement. Tout de suite les grands mots. Je veux juste que nous rattrapions le temps perdu.

— Ne…

— Tu es toujours là, Ferdinand ?

— N’entreprends rien que tu regretterais. C’est de l’argent que tu veux ? Je verrai ce que je sais faire.

— J’aime mieux ça. Rendez-vous à Bruges, donc.

Ferdinand De Corten replaça tant bien que mal le combiné sur son support et s’effondra dans un fauteuil.