25.

 Que les choses soient claires, dit Manuel d’un ton ferme. On vous laisse un peu de temps pour prendre la bonne décision, mais c’est par pure politesse.

Eliza était assise entre son frère et son père à la table, et le prophète avait pris place à la gauche de Jacob. En face d’eux, les agents du FBI tenaient visiblement à leur montrer que c’étaient des pros, mais s’ils croyaient que l’Église allait plier devant l’autorité du badge qu’ils s’étaient fait un devoir de leur montrer, ils allaient vite déchanter.

Moins d’une heure auparavant, Jacob, Eduardo et Manuel avaient aligné les trois cadavres sous le genévrier, puis ils étaient retournés tous ensemble au temple. Entre-temps, les fils de frère Joseph ainsi que d’autres membres du Conseil étaient arrivés et ils les trouvèrent en train de monter la garde auprès des traîtres immobilisés.

C’était là que la situation avait commencé à se décanter. Manuel et Eduardo avaient annoncé qu’ils allaient prévenir les autorités. En entendant cela, frère Joseph et Abraham Christianson les avaient avertis que, si elles débarquaient à Blister Creek, le FBI devrait se passer de leur coopération. Manuel avait rétorqué vertement que s’il le fallait, ils feraient sans. Alors, pour calmer les esprits, Jacob avait proposé d’aller en discuter dans le bureau du président du temple.

Une fois qu’ils furent installés à la table de réunion, Jacob avait raconté tout ce qu’il savait. Eliza avait été bouleversée d’entendre comment les Garçons Perdus avaient kidnappé des petites filles de quelques jours à peine pour les élever à Sion. Et dire que Sophie Marie en faisait partie. Même les agents du FBI avaient eu l’air stupéfaits par ces révélations.

— Il va de soi que nous souhaitons faire ce qui est le plus juste pour tout le monde, dit Abraham Christianson en s’adressant à Manuel. Cette affaire est épouvantable et, plus vite nous pourrons mettre ça derrière nous, mieux cela vaudra. Mais il semblerait qu’on ne soit pas d’accord sur la manière de procéder.

— Notre position n’est pas négociable, répliqua Manuel sans détour. Soit vous coopérez, soit vous vous exposez à des poursuites pour entrave à la justice. (Il les dévisagea tour à tour en terminant par Eliza, qui refusa de se dérober à son regard.) Voire, pour complicité de meurtre.

— Je suis certain qu’il ne sera pas nécessaire d’en arriver là, intervint aussitôt Eduardo en se tournant vers Manuel, même si ses paroles étaient destinées au reste de l’assemblée. Tout le monde dans cette pièce comprend bien qu’il va falloir qu’on enquête, qu’on prenne des dépositions, qu’on vérifie les empreintes, etc.

Le père d’Eliza reprit la parole :

— Écoutez, je ne cherche pas à vous mettre des bâtons dans les roues, sincèrement. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissant d’avoir aidé à sauver ma fille. (Il marqua un temps d’arrêt, pour l’effet.) Mais de mon point de vue, le débat est clos.

— Vous savez très bien que ce n’est pas vrai, monsieur Christianson.

— Ah oui ? Pourtant, les assassins sont morts et leurs complices en détention. Mon fils me dit que vous étiez sur une enquête pour fraude, au départ, et que vous avez des preuves. Pourquoi ne pas laisser le reste de côté et juger les coupables pour ça ?

— Vous n’êtes pas sérieux, répliqua Manuel, proprement incrédule. On ne peut tout de même pas passer sous silence le fait que mon partenaire a été poignardé à l’épaule, que deux hommes sont morts sous nos balles, qu’un troisième s’est fait éviscérer et qu’on en a repêché un quatrième au fond de l’eau. Ça nous fait quatre cadavres, sans compter Amanda Kimball. Mais le pire, c’est que ça n’est qu’un début ! Puisque, selon Jacob, il faut y ajouter les meurtres au Nouveau-Mexique et en Californie. Et les enfants kidnappés, vous en faites quoi ?

— Ils ont assassiné mon fils, rétorqua Abraham Christianson d’une voix tendue. Vous pensez vraiment que je ne veux pas voir justice faite ?

— Si c’est ça, pourquoi vouloir dissimuler des choses alors que vous savez pertinemment que c’est impossible ?

— Vous avez une idée de ce qu’il va se passer, si le monde extérieur apprend tout ça ? Les journalistes vont fondre sur nous comme les sauterelles sur l’Égypte. On les a déjà vus faire, vous savez. Ils raffolent des faits divers, mais quand ça se passe chez les polygames, alors là, ils sont aux anges. Un programme eugéniste secret, en plus ! Ils vont camper devant les maisons, l’école, l’église. Et pas seulement à Blister Creek, ils iront aussi dans l’Alberta et le Montana. Tous les apostats, les anti-polygamie et les pourfendeurs des mormons vont sortir du bois. Et la mauvaise presse qu’ils nous feront sera fatale à l’Église.

— Ce n’est pas notre problème, répondit Manuel d’un ton égal. Et encore moins notre faute.

— Je n’ai pas dit ça.

— Mais par contre, ça ne vous dérange pas de nous proposer ouvertement d’étouffer l’affaire.

— Non, simplement je préférerais qu’on règle ça entre nous. Reste à savoir si vous, vous comptez nous faciliter la vie ou pas.

— Je vous le répète, c’est impossible, insista Manuel.

— Vraiment ? rétorqua Abraham Christianson. Vous n’êtes même pas capables de confirmer l’identité des corps sans notre aide. Et qui vous dit qu’on ne les a pas déjà déplacés ? Alors qu’allez-vous faire, laisser croupir toute la communauté en prison tant que vous n’aurez pas obtenu ce que vous voulez ? Mon petit doigt me dit que vous regretterez d’avoir déclenché une telle tempête médiatique. Si je vous dis Short Creek, ça vous parle ?

Depuis sa plus tendre enfance, Eliza entendait l’histoire de cette descente de police dans la communauté polygame de Short Creek, qui remontait aux années 1950. La polémique avait enflé à partir du moment où des journaux nationaux avaient publié en une les photos d’enfants en pleurs qu’on arrachait aux bras de leurs mères. À l’époque, les autorités avaient accusé le coup – et le gouverneur qui avait donné le feu vert au raid avait vu sa carrière ruinée.

Visiblement, les agents du FBI connaissaient aussi cette histoire, parce qu’ils étaient furieux.

— Non mais vous êtes quoi exactement, un royaume au-dessus des lois ? s’exclama Eduardo. Vous faites tout ce que vous voulez, c’est ça ?

— Nous faisons ce que Dieu veut, le corrigea frère Joseph, qui parlait pour la première fois. Et oui, nous sommes un royaume. Le royaume de Dieu sur terre.

Les deux hommes se regardèrent, et Eliza lut sur leur visage la confusion à l’idée d’être ainsi contrariés alors qu’ils ne faisaient que leur devoir. La confusion et la colère. Ce qui fit songer à Eliza que son père jouait un jeu dangereux. Mais soudain, une chose lui vint à l’esprit. Une chose dont Père n’était pas au courant.

Jacob était justement en train de l’observer et il comprit que sa sœur avait une idée en tête. Il attira son attention en touchant sa chaussure du pied, puis lança un regard appuyé en direction de la porte. Il voulait lui parler seul à seule. Elle hocha la tête discrètement pour lui signifier qu’elle était d’accord.

— Père, frère Joseph, annonça Jacob en se levant. Je dois parler à Eliza en privé. Pouvez-vous nous excuser ?

— Ça ne peut pas attendre, Jacob ? rétorqua son père.

— Non, désolé. Ça ne prendra qu’une minute.

Une fois dans le couloir, Jacob dit simplement à Eliza :

— Dis-moi.

Elle hésita. Ce n’était pas bien. Surtout qu’ils lui avaient sauvé la vie.

— C’était Eduardo, cette nuit-là.

— Quelle nuit ? Quand ça ?

— Celle où Taylor junior m’a agressée. Tu te souviens, après ? J’ai tenté de t’expliquer pourquoi Dieu me punissait. En fait, je venais d’aller voir Eduardo dans sa caravane. On s’est embrassés. Je l’ai laissé me toucher.

— Ah, je vois.

— Je lui ai dit que j’avais dix-huit ans, ajouta Eliza. Il ne sait pas que je suis mineure. Tu comprends ce que ça veut dire ?

À l’observer, Jacob était déjà en train de réfléchir à toutes les implications d’une telle révélation.

— Oh que oui. Tu penses, un agent du FBI qui séduit une jeune naïve. Que ce soit pour arriver à ses fins ou avancer dans son enquête, on s’en fiche pas mal. Tout ce que les médias retiendraient, c’est « mineure ». Ça ferait l’effet d’une bombe. À mon avis, les menacer de parler suffirait à les faire reculer.

C’était à peu près la conclusion à laquelle elle était arrivée – mais à l’entendre ainsi formulée, elle trouvait ça encore plus injuste.

— Tu crois vraiment qu’on devrait le faire ?

— Tu sais, Liz, Père a raison. On sera jetés en pâture si cette affaire sort… Il vaudrait mieux pour nous qu’elle soit étouffée.

Sauf qu’il n’avait pas vraiment l’air d’y croire. Plutôt le contraire, même.

— À moins que… ? osa-t-elle.

— À moins qu’on ne décide de faire ce qui est juste. Ça se résume à ça, Liz.

— L’Église n’y survivra peut-être pas si on parle, raisonna Eliza.

— C’est vrai. Reste à espérer qu’on sera assez forts pour surmonter ça.

— Dans ce cas, on doit le faire. On doit s’opposer à Père.

— Il s’en remettra.

— D’accord, fit Eliza. Je suis prête si tu l’es.

Ils retournèrent à leur place dans la salle de réunion. Jacob regarda Manuel droit dans les yeux et dit :

— OK, voici le marché qu’on vous propose.

— Jacob, qu’est-ce que tu fais ? l’interrompit Père.

— On accepte de coopérer dans l’enquête pour meurtre et celle pour fraude. À deux petites conditions.

Abraham Christianson se redressa d’un coup.

— Tu n’es pas en position de parler en notre nom !

Manuel leva une main pour lui signifier de se calmer.

— Écoutons ce qu’il a à nous dire.

— Mais enfin de quoi tu parles, Jacob ? insista Père. Quelle raison avons-nous de coopérer, je te prie ?

— C’est très simple : parce qu’on doit dire la vérité.

— La vérité ? répéta père. Bien sûr, pour ceux qui sont prêts à l’entendre. Mais tu ne sais donc pas que, parfois, elle n’est pas bonne à dire ?

— C’est totalement dénué de moralité ce que tu me dis là, Papa.

— Bon sang, tu ne m’as pas écouté, tout à l’heure ? Ce sera une catastrophe pour notre communauté. Et ça attirera l’attention de toutes sortes d’individus louches, à Blister Creek comme à White Valley et à Harmony.

— Et après ? demanda Jacob.

— Certains apostats se feront une joie d’aller tout déballer à la télé. Des membres de l’Église commenceront à douter. On nous pointera du doigt partout. Les Gentils se moqueront de nos rituels sacrés, ils raconteront partout qu’on fait subir des mauvais traitements à nos enfants.

— Et après ?

— Certains Saints déserteront l’Église.

— Certains, mais pas tous, nuança Jacob. Et c’est tout ?

— Mais tu es fou ou quoi ? Il n’y a rien de plus important !

En dépit des apparences, on sentait qu’un subtil renversement s’était opéré entre les deux hommes. À présent, c’était Père qui implorait son fils, et non le contraire.

Eliza choisit ce moment-là pour intervenir.

— Père, même les pires épreuves ont une fin.

— Et on n’a pas le choix, renchérit Jacob. Tu veux vraiment chercher des noises au gouvernement fédéral ? Si on s’engage sur cette voie, ce sera le début de la fin. Et même si ce n’était pas le cas, on ne peut tout simplement pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Sinon, je te le garantis, ça recommencera. Mais au-delà de ça, Papa, c’est la seule chose juste à faire. Et tout le monde ici le sait.

Abraham Christianson bouillonnait, mais frère Joseph lui murmura quelques paroles apaisantes en lui mettant la main sur un bras. Puis il se tourna vers Jacob.

— Si nous faisons comme tu le dis, Jacob, acceptes-tu de devenir notre porte-parole ? De parler aux médias, d’être notre interlocuteur auprès des autorités ?

— Bien sûr, frère Joseph.

Le prophète reporta son attention sur Abraham Christianson.

— Mon cher ami, ton fils a raison, soupira-t-il. Nous devons être honnêtes, c’est le seul moyen.

Père n’était toujours pas convaincu. Eliza le voyait à son expression et elle sut que le sujet reviendrait tôt ou tard sur la table. Mais pour l’instant, il abdiquait.

— Quelles sont vos conditions ? demanda Manuel, d’un ton qui n’était pas moins suspicieux qu’avant.

Eduardo s’était mis à observer Eliza, et elle décela quelque chose de nouveau dans ses yeux : du respect. Elle en ressentit une pointe de culpabilité. Il ne savait pas à quel point il était passé près de se faire poignarder dans le dos. Si Jacob était allé dans son sens, elle aurait encore envenimé la situation en affirmant qu’il avait abusé d’elle.

Mais déjà Jacob prenait la parole.

— Premièrement, les fillettes kidnappées. Est-ce que vous nous permettez de les ramener à leurs familles avant que les médias s’emparent de l’affaire ?

Manuel hocha la tête ; ça avait l’air d’aller de soi, pour lui.

— Ensuite ?

— J’aimerais essayer de convaincre le patriarche Kimball de coopérer dans l’enquête. C’est l’un des chefs de la bande, mais je ne pense pas qu’il ait approuvé les meurtres. En faisant pression sur lui, je suis sûr qu’on obtiendra les noms de tous ses complices.

Et Taylor junior, il ne pourrait pas en faire partie ? se demanda Eliza.

Mais de toute façon, c’était sans importance, n’est-ce pas ? Le patriarche Kimball était déshonoré. Et même si c’était tragique pour des personnes comme Fernie et Charity, sa famille était déshonorée avec lui, du plus jeune membre au plus âgé. Il n’y aurait pas de mariage dans la famille Kimball – ou de second mariage, si on considérait cette infamie avec Gideon comme le premier.

— Si j’arrive à mes fins, ajouta Jacob, je suis à peu près certain que vous pourrez obtenir de la prison ferme pour chacun des Garçons Perdus. Ils n’oseront pas lui désobéir.

— Vous êtes avocat, maintenant ? demanda Manuel.

— Non, c’est vrai.

— Donnez-nous un instant, d’accord ?

Manuel et Eduardo se levèrent pour aller dans un coin de la pièce, où ils discutèrent à voix basse pendant plusieurs minutes, en espagnol. Enfin, ils revinrent à la table.

— Le problème, commença Manuel, c’est qu’un truc aussi gros, ça va probablement remonter jusqu’au sous-directeur, alors on n’a pas beaucoup de garanties à offrir. Mais voilà ce qu’on vous propose comme arrangement.

— Je vous écoute, fit Jacob.

— Vous trouvez Kimball, et nous on se charge de contacter les familles. Si vous tenez parole, vous pourrez rendre les enfants sous la surveillance du FBI. Pendant ce temps, on se fait discrets sur l’enquête, mais on n’a pas beaucoup de temps. On pourrait vraiment en prendre pour notre grade, sur ce coup-là.

— Ça me paraît réglo, répondit Jacob. J’ai jusqu’à quand ?

— On vous donne douze heures. Mais à condition de nous amener le patriarche Kimball sur un plateau. Sinon, on ne pourra plus répondre de rien.

*
**

Le fait de devoir détaler dans les couloirs du temple avait quelque peu éclairci les idées du patriarche Kimball. À son arrivée dans le Saint des saints, au début de la cérémonie, la quasi-totalité du vin avait déjà été bu. Ainsi, lui-même n’en avait ingurgité que quelques gorgées et il avait bien senti que son cerveau était moins embrumé que d’ordinaire. Et aussi qu’il ne voyait pas l’ange, mais une lumière vive, simplement.

Il avait profité de la confusion pour s’éclipser. Et en voyant Gideon et Israel se ruer vers la sortie avec Eliza, il s’était dérobé.

Mon fils est mort. S’ils ne l’ont pas encore tué, ce sera bientôt fait.

À la vérité, cela faisait un certain temps que Gideon était en train de mourir. Qu’il se suicidait à petit feu.

Tout ce que Kimball avait cru au sujet de son fils était faux. Ce qu’il avait pris pour de la contrition n’était que de l’obséquiosité destinée à mieux le tromper. Ce qu’il avait pris pour de l’obéissance, des subterfuges. En fait, Gideon ne planifiait rien de moins qu’une prise de pouvoir total. Seul un aveugle n’aurait pas su le voir.

Ou bien un père.

Tout son travail, tout ce temps passé à œuvrer à la domination génétique au sein de l’Église, puis dans le monde entier, avait été réduit à néant à cause de l’ambition dévorante de son fils aîné. Il avait tout détruit.

Et c’est toi qui as fait venir Gideon. Toi qui lui as donné du pouvoir.

Plongé dans ses pensées, le patriarche Kimball se rendit compte qu’il était arrivé à la salle Céleste. En entrant, il vit Enoch étendu par terre, mort. Massacré par des sauvages qui l’avaient éviscéré.

Gideon, se dit-il en s’enfouissant le visage dans les mains.

— Taylor Kimball.

Il leva les yeux et là, au-dessus du corps d’Enoch, il vit l’ange qui flottait à plusieurs centimètres au-dessus du sol. Dans la main gauche, il tenait son épée, sombre, noire. Il leva son bras droit en équerre, et dit d’une voix forte :

— Le Seigneur est très mécontent, Taylor Kimball. À cause de ta lâcheté, l’ennemi a contrarié la volonté du Seigneur. Par conséquent, Il te condamne pour ta désobéissance.

Tu n’es pas réel, pensa-t-il en reculant d’un pas. Tu n’as jamais existé.

Mais le poison du doute s’insinua en lui. Et la main de la terreur s’enroula autour de son cœur glacé.

— Que dois-je faire pour regagner la confiance du Seigneur ? demanda-t-il docilement.

— Tu dois obéir à mes ordres, sinon tu t’exposes à la damnation éternelle. Fuis cet endroit sur-le-champ. Va à Las Vegas et cache-toi dans l’appartement de Gideon. Là, tu recevras d’autres instructions.

En cet instant-là, le patriarche Kimball comprit que, même si l’ange n’était qu’un produit de son imagination délirante, il était au moins certain d’une chose : ce n’était pas un serviteur du Seigneur. Et s’il se laissait dominer maintenant, jamais il n’échapperait à son emprise.

Lentement, il tendit une main tremblante vers lui.

— Veux-tu bien me serrer la main pour sceller notre accord ?

« Si c’est le diable apparaissant comme un ange de lumière, lorsque vous lui demanderez de vous serrer la main, il vous tendra la main et vous ne sentirez rien ; c’est ainsi que vous pourrez le détecter. »

L’ange se mit en colère.

— Ne tente pas le Seigneur ton Dieu.

— Serre-moi la main, insista Kimball. Allez, serre-la. Serre-la si tu es réel.

L’ange tendit la main. Le patriarche Kimball la prit avant de perdre courage. Il eut aussitôt une sensation de froid, comme si de l’eau glacée flottait autour de lui. Puis, plus rien. De l’air. Alors il retira sa main et leva à son tour son bras droit en équerre.

— À mon tour de te condamner. Hors d’ici, Satan.

La lumière baissa tout à coup, et l’ombre disparut en même temps. Kimball tomba à terre et versa des larmes amères sur le corps d’Enoch.

— Taylor ?

C’était Charity. Elle était postée derrière lui et elle lui mit une main sur l’épaule. Il tenta de lui cacher la vision du cadavre d’Enoch, mais c’était trop tard. Alors elle s’appliqua à le regarder droit dans les yeux, et il fit de même. Plus de faux-fuyants.

— Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il.

— Je suis venue te chercher pour t’empêcher de faire des bêtises, lui expliqua-t-elle, l’air sévère. Tu ne vas pas bien. Dans tous les sens du terme. La seule chose à faire maintenant, c’est de sortir d’ici et d’assumer tes responsabilités. Tu dois penser à l’Église et à ta famille.

— Mais Charity, ça ne veut plus rien dire, tout ça. Frère Joseph va m’excommunier. Oh oui, tu verras. Et je l’aurai bien mérité.

Ils savaient tous deux ce que cela signifiait. L’excommunication annulerait ses scellements. Ses épouses seraient données en mariage à d’autres hommes plus loyaux. Ses enfants auraient un nouveau père. Autant se suicider pour de bon, et le patriarche Kimball le savait.

— Ce n’est pas trop tard, répliqua Charity en lui prenant le visage dans ses mains, un geste de bonté dont il n’était pas digne. Veux-tu que tes enfants se souviennent de toi comme d’un lâche ? Un homme qui a refusé d’admettre ses erreurs alors qu’on le chassait de Sion ?

— Quelle importance, maintenant ?

— Mais si, voyons. Il est encore temps de te racheter. Aide-les. Dis-leur tout ce que tu sais, et que les coupables soient punis, même si tu en fais partie. Admets tes péchés et implore le pardon. Tu dois bien ça à Amanda.

Kimball courba la tête, submergé par la honte.

— Jamais ils ne me pardonneront.

— Tu n’en sais rien. Et peu importe, au final, parce qu’au moins ta famille verra en toi un exemple. Je sais que tu n’as pas une très haute opinion de tes fils, mais certains sont sur le point de devenir des hommes. Ils pourraient suivre le bon exemple de leurs sœurs, mais aussi finir comme Gideon et Taylor junior. À toi de les mettre sur la bonne voie.

Il baissa les yeux sur le corps d’Enoch. Oh, comme il avait désiré avoir un fils comme ceux d’Abraham Christianson ; mais au final, lui aussi avait chuté. Enoch avait été contaminé par cette folie qui s’était emparée d’eux tous.

Au bout d’un long moment, il leva la tête et acquiesça.

— Je te suis.