26.
Ce fut terrible de devoir arracher ces enfants aux bras de leurs mères. Toutes, elles avaient accueilli leurs petites filles sans savoir d’où elles venaient véritablement. Des orphelines de Roumanie, leur avait dit le patriarche Kimball, qui présentait ces bébés comme un don de Dieu et ordonnait aux femmes de garder le secret. Apprendre qu’elles appartenaient à une autre famille, qu’elles avaient été amenées là par la force n’atténua en rien la douleur de les perdre.
Eliza en eut le cœur brisé.
Tess, qui pour tout le monde était l’une des épouses préférées du patriarche Kimball, puisqu’elle tombait enceinte si facilement, perdit deux de ses trois enfants. La première avait quasiment cinq ans, l’autre à peine huit mois. Tess supplia, implora, menaça de se suicider si on lui prenait ses filles, et tenta même de prendre la fuite avec.
Alors on l’amena à frère Joseph, qui lui parla, lui donna sa bénédiction et lui expliqua que c’était la volonté du Seigneur de voir ces enfants retourner dans leur famille biologique. Au final, Tess fit le voyage avec Jacob et Eliza au Nouveau-Mexique et en Californie, et rendit elle-même les petites filles.
Finalement, il ne resta plus que Sophie Marie. À quatre ans, elle était assez grande pour comprendre un peu ce qui s’était passé. Gideon avait tué sa mère, mais la fillette adorait toujours autant ses tantes et ses frères et sœurs. C’était la seule vie qu’elle avait connue.
Cette fois-ci, c’est Fernie qui accompagna Jacob et Eliza pour conduire la petite jusque chez sa tante biologique et son mari, qui vivaient à Berkeley, dans la baie de San Francisco. Un long et difficile périple les attendait. Ils passeraient la nuit à San Jose ; le rendez-vous était fixé pour le lendemain matin, tôt.
Il se passa un truc entre Fernie et Jacob, durant ce voyage. Ils avaient à peine quitté Blister Creek qu’Eliza le remarqua. Une certaine gêne s’installa entre eux, comme s’ils faisaient attention à ce qu’ils disaient, avec Eliza dans la voiture.
— Vous savez, il a eu le temps de me dire qu’il voyait de l’autre côté du voile, annonça Jacob sans crier gare, alors qu’ils traversaient les immenses étendues du Nevada, parsemées de buissons d’armoise.
— De qui tu parles ? demanda Eliza depuis la banquette arrière, où elle se relayait avec Fernie pour s’occuper de Sophie Marie.
Jacob éteignit la radio.
— D’Enoch. Il m’a révélé ça juste avant de mourir, dans la salle Céleste.
— Il t’a dit s’il voyait des gens qui l’attendaient ? demanda Fernie.
— Oui. Grand-père.
— Ça fait sens. Grand-père Griggs a été tué par Gideon, lui aussi, alors il est revenu pour accueillir Enoch de l’autre côté.
— Mais il a aussi dit qu’il était pardonné. Cette histoire d’expiation par le sang, c’est vraiment n’importe quoi. Les seules alliances qu’il a enfreintes, c’étaient les mauvaises. Pour moi, il s’est racheté à partir du moment où il a décidé de tourner le dos à Gideon.
Eliza y réfléchit un instant.
— Il a vraiment mentionné l’expiation par le sang, les promesses faites aux Garçons Perdus et tout ça ?
— Non, reconnut Jacob.
— Dans ce cas, peut-être qu’il parlait d’autre chose, intervint Fernie.
— Oui, peut-être, répéta Jacob, qui comme d’habitude n’avait pas l’air convaincu. En fait, je n’arrête pas de me demander s’il a vraiment vu quelque chose ou s’il était en train d’halluciner.
Eliza se dit que tout ça révélait davantage les difficultés de Jacob à accepter la mort de son frère qu’un mystère qui n’aurait pas encore été résolu. Il n’arrivait tout simplement pas à lâcher prise. Elle essaya de l’apaiser :
— Il était mourant, Jacob. Soit le monde céleste était vraiment sous ses yeux, soit il y pensait.
— Je ne peux pas m’empêcher de croire qu’il essayait de me dire autre chose, c’est tout. Mais peu importe, ajouta-t-il en rallumant la radio.
Ce soir-là, ils prirent deux chambres au Motel Six, une pour Jacob et la seconde pour les filles. Fernie coucha Sophie Marie dans son lit, puis elles allumèrent la télé, pour voir. Elles tombèrent sur une émission qui montrait une dizaine de femmes et un homme vivant ensemble dans une immense maison. Les premières acceptaient visiblement sans problème de s’avilir devant la caméra pour obtenir l’affection du second, qui paraissait irrésistiblement attiré par les plus niaises de la bande. À la fin, l’une d’elles aurait la chance de l’épouser. En attendant, elles se crêpaient le chignon, lançaient de fausses rumeurs et se poignardaient dans le dos à tout va, pendant que lui se tenait tranquillement à distance, en feignant l’intérêt pour chacune de ses prétendantes, et la tristesse quand on l’obligeait à en renvoyer une chez elle.
— Bah, il n’a qu’à toutes les épouser, dit Eliza d’un air malicieux. Problème résolu.
Fernie était assise à côté de la fillette sur son lit, la tête calée contre des coussins. Elle se tourna vers sa demi-sœur et lui fit un clin d’œil.
— Bonne idée. Comme ça, finies les disputes, pas vrai ?
Eliza pouffa de rire. Son humour à froid lui rappelait Mère, et elle aimait ça.
— Et toi, tu l’as échappé belle finalement, puisque ton futur mari est introuvable, dit Fernie en éteignant la télé. Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
Taylor Kimball junior, cette petite fouine au teint cireux et à la voix râpeuse, l’artisan des activités illicites de son père, avait disparu. Il avait volé de l’argent à l’Église, rempli des dossiers pour toucher des allocations au nom des épouses de son père, et ouvert toute une ribambelle de comptes bancaires sous de faux noms – dont la plupart avaient depuis été gelés par le FBI ; mais avant ça, Taylor junior avait tout de même réussi à en liquider quelques-uns. Il se baladait donc quelque part, avec en poche la coquette somme de plusieurs centaines de milliers de dollars.
Le FBI le recherchait, bien sûr, mais comme apparemment il n’était réellement pas impliqué dans les meurtres, ce n’était pas la priorité absolue. Le plus urgent était de localiser la poignée de Garçons Perdus qui avait réussi à prendre la fuite pour Las Vegas. Avec l’aide du patriarche Kimball, les autorités étaient en train de les arrêter un par un.
— Je ne sais pas exactement, lui répondit Eliza. Jacob est un membre du Conseil, maintenant. Père est encore furieux pour ce qui s’est passé pendant la réunion avec les types du FBI, mais je crois qu’il ne pourra plus me forcer à me marier comme ça. J’ai quelques années de répit, en tout cas. Peut-être bien que j’irai à l’université, en fin de compte.
C’était une perspective très excitante pour elle, même s’il n’y avait rien de concret.
— Quelle chance, j’aurais bien aimé avoir une telle opportunité. Bah, un jour, peut-être. Quand j’avais ton âge, la vie me paraissait si courte. Mais je sais qu’il n’en est rien, maintenant.
Eliza l’observait avec attention : elle avait l’impression que sa demi-sœur voulait lui dire autre chose.
— J’ai besoin d’un conseil, Liz, annonça brusquement Fernie, qui avait piqué son surnom à Jacob quelque part dans le Nevada. Tu sais que mon mari va aller en prison pour au moins dix ans, peut-être plus, si on en croit Manuel Cardoza.
— Oui, j’ai appris. Je suis désolée.
— Oh, moi je dis qu’il a de la chance de ne pas être condamné à la prison à vie. Ils auraient pu l’inculper pour meurtre. Mais pendant ce temps-là, qu’est-ce que je fais, moi ?
— Tu te demandes si tu dois attendre ton mari ?
— Techniquement, comme ses scellements ont été annulés, on n’est plus mariés. Telle que tu me vois, je suis une mère célibataire avec trois enfants à charge. Mais frère Joseph dit que si Taylor fait amende honorable en prison, il pourra revenir dans la communauté.
— Vraiment ? J’étais persuadée qu’on l’aurait excommunié, comme les Garçons Perdus.
— Il ne fera plus jamais partie des dirigeants, c’est certain, répliqua Fernie. Mais il a des enfants, et des épouses qui sont restées loyales envers l’Église. Charity m’a dit qu’elle l’attendrait. Clara Sue et Dolores aussi. Mais les autres, à mon avis, non.
Eliza la regardait caresser doucement les cheveux de Sophie Marie. Elle savait qu’elles en arrivaient au moment de vérité.
— Et toi alors, tu décides quoi ? lui demanda-t-elle d’un air engageant.
Quand Fernie leva la tête, Eliza vit ses yeux briller et ses joues s’empourprer.
— Frère Joseph dit que j’ai le droit de choisir un autre mari. Tu te rends compte, le choisir ! Tu crois que ce serait déloyal de ne pas attendre ? J’ai l’impression que c’est mal. Mais en même temps, je me dis que le Seigneur m’offre peut-être une chance d’être heureuse.
Eliza voyait Fernie sous un autre jour. Elle n’était pas simplement une grande sœur, une mère ou la huitième épouse d’un homme. Fernie était une femme. Et Fernie était amoureuse – mais pas de son mari.
— Qui est-ce ?
Fernie la regarda prudemment.
— Tu ne sais vraiment pas ?
Eliza n’eut pas à chercher très loin pour reconstituer les pièces du puzzle. Ça expliquait en partie le comportement de son frère, et aussi ces étranges vibrations qu’elle avait senties entre Fernie et lui, toute la journée.
— Jacob.
Fernie eut un temps d’arrêt et, lorsqu’elle reprit la parole, son ton était inquiet.
— Tu crois que tu pourrais l’accepter ? Je veux dire, ce serait sûrement bizarre pour toi de voir ton frère et ta sœur se marier, même si on n’est pas liés par le sang.
C’est certain que la relation qu’ils auraient tous trois serait assez incompréhensible pour le monde extérieur. Et maintenant que Jacob siégeait au Conseil, combien de temps avait-il avant que les autres le pressent de prendre une deuxième, puis une troisième épouse ? Leur moment de bonheur ne serait peut-être que cela, un simple moment.
Eliza fit le tour pour prendre Fernie dans ses bras.
— Alors comme ça tu vas être à la fois ma demi-sœur et ma belle-sœur. C’est clair, c’est bizarre. Mais ça me va, si ça te va à toi aussi.
— Merci, Liz.
*
**
Ils se levèrent tôt. Jacob prit le volant, et Fernie lui donna les indications nécessaires à l’aide d’un plan. Il se gara près de l’entrée d’un parc, et Eliza et Fernie prirent la main de Sophie Marie pour traverser.
Ils s’étaient habillés comme des Gentils, Jacob en pantalon de coton et chemise, Fernie et Eliza en jean et corsage. Elles avaient natté leurs cheveux pour faire un peu plus discret, un peu plus moderne aussi. Eliza n’avait jamais porté de pantalon ; elle se sentait mal à l’aise dedans, la coupe était bien trop près du corps à son goût. Mais elle aurait attiré l’attention dans sa robe ample qui allait jusqu’aux chevilles. En attendant, elle avait tout de même la désagréable sensation de marcher dans le parc en sous-vêtements.
Eliza repéra au loin Eduardo et Manuel, qui étaient debout devant un 4´4 noir. Ils étaient venus séparément et en toute discrétion, pour vérifier que la transaction se faisait normalement. De là où elle était, elle ne pouvait voir leur expression, mais Eliza se surprit à se demander comment Eduardo la trouvait, vêtue ainsi, s’il avait de bons souvenirs de leurs baisers dans la caravane, ou s’il y repensait avec une pointe de gêne. Elle fut étonnée de constater qu’elle ne ressentait aucune honte, en se remémorant cet épisode.
Un jeune couple les attendait sur un banc à côté de l’aire de jeux. La sœur de la mère biologique de Sophie Marie et son époux. Ils avaient un fils qui venait juste d’entrer à la maternelle, d’après Jacob.
En voyant approcher les trois adultes et la petite fille, ils se levèrent. Ils avaient l’air sur leurs gardes, même si le FBI leur avait expliqué en détail comment l’échange se déroulerait.
— Monsieur et madame Dennings ? Je m’appelle Jacob Christianson. Monsieur Cardoza a dû vous parler de moi.
La femme examina Sophie Marie de plus près.
— Oh mon Dieu, c’est fou comme elle ressemble à Sarah, dit-elle à son mari. C’est forcément elle.
Eliza et Fernie lâchèrent la main de la fillette.
La femme hésita un instant, puis la prit dans ses bras. La petite fille regarda Fernie d’un air confiant, sans crainte. Eliza savait que ça changerait quand ils remonteraient en voiture et s’éloigneraient. Pauvre enfant.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit, ma puce ? commença Fernie en caressant doucement les cheveux de la petite. Cette gentille dame, c’est comme une de tes tantes. Tu vas rester avec elle pendant un temps.
— D’accord.
— Elle s’appelle Sophie Marie, expliqua Fernie à l’intention du couple. Du moins c’est le nom que lui avait donné sa mère – enfin, je veux dire, la femme qui s’occupait d’elle.
Jacob leur tendit un petit paquet qu’il avait sorti de la voiture.
— Il y a des gens là-bas qui aiment Sophie Marie. Nous voulions qu’elle ait quelque chose de son autre famille.
En ouvrant le paquet, la femme y découvrit un vitrail façonné des mains de frère Joseph. C’était un rosier grimpant aux couleurs et aux formes très élaborées, qui avait dû nécessiter des heures et des heures de travail.