5.

Quel meilleur moyen qu’un camion rempli de clandestins mexicains pour pallier un manque de main-d’œuvre ? Ils ne réclamaient pas de mutuelle. Ils n’iraient pas se plaindre à la police si on les payait moins que prévu. Et comme en général ils comprenaient très peu l’anglais, il y avait peu de risques qu’ils mettent leur nez dans les affaires de l’Église. Ils faisaient leur boulot et ils décampaient.

À Blister Creek, on avait sans cesse besoin de muscles. Sur huit cents habitants, il y avait moins d’une soixantaine d’hommes adultes. Alors quand il fallait soulever des pierres, manier la hache, porter des caisses ou creuser la terre, on comptait sur les épaules puissantes de ces étrangers. Ce qui n’empêchait naturellement pas les habitants de les soupçonner en premier lorsqu’un crime était commis.

— C’est bien beau d’être guidé spirituellement, dit Jacob à Eliza avec son air sarcastique, alors qu’ils marchaient en direction de la caravane des Mexicains. Mais ce serait quand même plus utile si ça nous aidait à trouver autre chose que des clés de voiture.

Sa sœur haussa les épaules. Elle ne voyait pas exactement l’intérêt de débriefer la réunion de Sainte-Cène.

— Tu t’attendais à quoi exactement, de l’inédit ?

Elle avait chaud et la frustration montait, en voyant qu’ils avaient passé la majeure partie du dimanche à l’église quand il leur restait tant à faire. La journée avait commencé par l’enterrement d’Amanda. Le visage de sa cousine était recouvert d’un voile, mais Eliza savait où chercher et elle avait vu les points de suture, sous le menton. Après les obsèques, les réunions s’étaient enchaînées : prières du matin, réunion de la Société de Secours, catéchisme, et enfin la Sainte-Cène.

— Non, pas vraiment, répliqua Jacob. Toujours plus de lait et de miel et jamais de viande, n’est-ce pas ? Mais tout de même… Frère Roberts prétend que Dieu lui a dit de vérifier le niveau d’huile avant de partir pour Phoenix. Un coup de chance, il aurait pu bousiller le moteur de sa voiture, sinon. Et ensuite, le Seigneur lui a dit où se trouvaient ses clés. Sympa.

— Et pourquoi pas ? Il a prié, et le Seigneur lui a donné une réponse. N’est-ce pas exactement ce qu’on entend par « être guidé spirituellement » ?

Mais Jacob n’était pas convaincu.

— C’est un Dieu bien insignifiant, s’Il se soucie vraiment de ces bêtises. Et bien oublieux, aussi. Voyons voir, vaut-il mieux aider frère Roberts à retrouver ses clés, ou bien empêcher le tsunami en Indonésie ? Le tsunami, les clés de voiture ? Hummm. J’hésite.

— Dieu n’interfère pas dans le libre arbitre des hommes. Il ne peut empêcher toutes les choses horribles d’arriver.

Elle vit la faiblesse de son argument avant même que Jacob ne s’emploie à le démonter.

— Et en quoi exactement se serait-Il mêlé de ce qui ne Le regardait pas, s’Il avait chuchoté à l’oreille d’un quart de million de gens que ce serait peut-être une bonne idée de s’éloigner de la plage, genre là, tout de suite ?

— Mais peut-être leur a-t-Il murmuré à l’oreille, et que les gens n’ont pas écouté. Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’une petite voix intérieure.

— D’accord. Et s’Il avait dit « Prenez vos jambes à votre cou ! MAINTENANT ! ». Les gens auraient vraiment eu le choix d’obéir. Ou pas.

— Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Jacob ? Que Dieu n’existe pas ?

— Pas exactement. Je dis seulement que Dieu est peut-être plus impénétrable qu’on ne l’imagine. Si ça se trouve, Il aide vraiment les gens à retrouver leurs clés de voiture, tout en laissant des centaines de milliers d’autres se noyer dans un tsunami, et on serait bien sots de croire qu’on sait pourquoi.

— Donc pour toi, tout n’est que hasard, c’est ça ? rétorqua-t-elle. Non, désolée mais je ne marche pas.

— Tu ne comprends pas où je veux en venir, Liz. Dans l’absolu, je ne te parle pas de tsunami ou de clés de voiture. Je te parle de nous. D’Amanda. Ne compte pas sur une aide divine pour retrouver son assassin, car il n’y en aura pas. Je voyais bien que tu pensais à ça pendant le laïus de frère Roberts. Tu te disais « Jacob et moi, on devrait peut-être s’en remettre à la prière pour trouver le coupable ». Je me trompe ?

Non. C’était effectivement ce qu’elle avait pensé, mot pour mot quasiment.

— Donc, pour toi, rien ne sert de prier pour trouver une réponse ? D’accord. Dans ce cas, Dieu peut nous aider d’une autre façon.

— C’est-à-dire ?

— Peut-être est-ce pour ça qu’Il t’a envoyé en fac de médecine, suggéra-t-elle après un instant de réflexion. Tu m’as bien dit que les cours de pathologie te passionnaient, non ? Alors, c’est peut-être pour ça. Pour t’apprendre à examiner le corps humain. À repérer ce qui ne va pas et à trouver à quoi c’est dû.

Jacob sembla méditer là-dessus quelques instants, ce qui fit grand plaisir à Eliza. Rares étaient les fois où elle arrivait à lui donner matière à réflexion.

Il finit par éclater de rire.

— D’accord, je m’incline ! Bien, maintenant il s’agit de procéder par ordre. Et premièrement, de rayer les Mexicains de la liste des coupables. À mon avis, ça ne devrait pas prendre trop de temps.

Il ne faisait pas aussi chaud que la veille, mais tout de même. Le temps qu’ils arrivent à la caravane des Mexicains, au nord de la ville, elle avait le dos trempé et la sueur lui dégoulinait dans le soutien-gorge. Elle laissa Jacob partir devant, le temps de s’éponger un peu et de remettre ce fichu truc en place. Une fois qu’elle aurait été au temple, elle devrait porter une couche de plus avec les sous-vêtements. Elle se demandait bien comment les femmes supportaient cela, avec la chaleur qu’il faisait à Blister Creek.

Les ouvriers étaient revenus de leur course à St. George et ils se reposaient à l’ombre d’un peuplier en face de leur caravane, un mastodonte qu’ils avaient surélevé sur des parpaings. À côté était garé un pick-up, dans lequel ils avaient entreposé leur matériel, moquette, lino et équipement sanitaire. Une vieille Ford toute rouillée venait compléter le tableau.

Les quatre hommes levèrent la tête de leur partie de cartes, et l’un d’eux s’empressa de fourrer sa bière dans une glacière en voyant qui venait leur rendre visite. Le patriarche Kimball était très à cheval là-dessus, mais Jacob se fichait bien qu’ils boivent ou fument. Pourquoi un Gentil devrait-il obéir aux paroles de Sagesse ?

Jacob s’adressa à eux en espagnol.

— Buenas tardes. ¿ Hay alguien acá que hable inglés ?

— Moi, je parle anglais, répondit l’un des hommes en levant un sourcil interrogateur. Vous parlez très bien espagnol, où avez-vous appris ?

L’homme jeta un coup d’œil à Eliza qui venait d’arriver, puis reporta son attention sur Jacob.

— J’ai passé quelques années au Mexique quand j’étais plus jeune. Mais il est un peu rouillé, à vrai dire.

À l’époque, les colonies mormones du Mexique et celles d’Alberta avaient été établies dans le même but, à savoir mettre les polygames hors de portée du gouvernement fédéral. Depuis, la plupart des communautés ne pratiquaient plus la polygamie, mais il en restait tout de même quelques-unes ici et là qui avaient perpétué la tradition. Jacob avait passé une période assez longue de son adolescence dans l’une d’elles, comme Eliza à Blister Creek.

— Et vous ? demanda Jacob. On entend à peine votre accent.

— Oh, je viens travailler aux États-Unis par intermittence depuis 1989. Je suis resté à Atlanta pendant quelques années, après je suis allé à Phoenix. (Il lui décocha un sourire.) Et puis j’ai eu envie de ralentir la cadence, alors je me suis dit que j’allais passer quelques mois dans une secte polygame.

Disait-il cela pour voir si Jacob mordait à l’hameçon ? Quoi qu’il en soit, l’intéressé s’esclaffa.

— Par contre, évitez d’énerver les chefs de la communauté, si vous ne voulez pas qu’ils mettent le feu à votre caravane au beau milieu de la nuit.

Il dit cela sur le ton de la plaisanterie, comme le Mexicain l’instant d’avant, à ceci près que c’était exactement ce qui avait failli leur arriver, songea Eliza sombrement.

— Je m’appelle Manuel. Les trois autres parlent pas anglais.

— Moi c’est Jacob, et voici ma sœur Eliza.

Il se tourna vers les collègues de Manuel et se présenta en espagnol. Eliza comprit qu’ils s’appelaient Jaime, Martín et Eduardo. Manuel leur dit quelque chose, et ils continuèrent la partie sans lui.

Jacob dit en anglais :

— Je ne suis pas de Blister Creek. Les gens sont réglo avec vous ?

Manuel haussa les épaules.

— Oui, bien sûr. Je veux dire, ils nous ont toujours payés en temps et en heure, et c’est bien le plus important.

Le ton était amical mais réservé, à la limite du méfiant.

Jacob continua à papoter pendant quelques minutes puis, l’air de rien, demanda s’ils n’avaient jamais croisé une ou des habitantes de Blister Creek. Est-ce qu’ils connaissaient une femme du nom de Charity Kimball ? Ou bien les autres épouses de la famille ? Amanda Kimball, peut-être ?

— C’est pour ça que vous êtes venus ? s’exclama Manuel, sur la défensive maintenant. Vous pensez qu’un de mes gars a pris du bon temps avec une de vos femmes ? (Il secoua la tête vigoureusement.) Le plus souvent, on a tellement de boulot qu’on a même pas le temps de rentrer dormir. Et je les quitte jamais des yeux, sauf quand ils vont à St. George acheter du matériel ou boire un coup au bar.

Jacob le rassura.

— Nan, c’est pas ce que j’insinuais. En fait, je suis à la recherche d’un homme. On m’a dit qu’il était de retour en ville.

— Qui est-ce ?

— Il fait partie de ce qu’on appelle les Garçons Perdus. Des hommes jeunes qui ont été expulsés pour avoir eu de mauvaises pensées, ou s’être mal comportés. (Il haussa les épaules.) Ou peut-être qu’ils sont juste bêtes. Nos règles sont très strictes.

— Ça, j’avais remarqué. Vous pouvez m’en dire plus ?

— C’est mon frère, pour être tout à fait franc. Il s’appelle Enoch. Il a eu des ennuis récemment, et j’ai pensé qu’il était peut-être venu dans les parages, à ma recherche.

— Et il ressemble à quoi ?

— Oh, il est facile à reconnaître. Il est roux, et si vous lui serrez la main, vous remarquerez qu’il a le pouce droit de travers.

Pendant que Jacob parlait, Eliza observait les trois autres. Ils jetaient un coup d’œil de temps à autre dans sa direction et celle de Jacob, mais avaient davantage l’air de s’intéresser à leur partie de cartes qu’à autre chose.

Sauf celui qui s’appelait Eduardo. La vingtaine, cheveux noirs, yeux noisette. Il portait un débardeur blanc, et elle remarqua ses bras musclés et bronzés. Il accrocha son attention, puis remit cela la minute d’après.

Vas-y, te gêne pas, se dit-elle, en refusant de détourner les yeux la première ou de se sentir gênée. C’était toujours la même chose, avec les Gentils. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de la fixer d’un air ahuri, de scruter ses vêtements stricts et son visage sans maquillage comme si elle sortait tout droit d’un roman du XIXe siècle.

— Très bien, entendit-elle Jacob dire soudain. Merci pour l’info.

Elle avait dû rater quelque chose. Son frère serra la main de Manuel et salua les autres en espagnol. Quand ils se furent éloignés, elle dit à voix basse :

— J’ai un peu loupé la fin, désolée. Il a vu Enoch ?

— Oui, en compagnie de deux hommes jeunes. Sûrement des Garçons Perdus. Peut-être mardi, ou alors lundi. Il n’était plus sûr. Il les a vus sortir du temple.

— Comment ça, du temple ?

— Je sais.

Enoch n’avait plus le droit d’y entrer, puisqu’il avait été excommunié.

— À part ça, j’ai ressenti quelque chose de curieux en discutant avec Manuel, poursuivit Jacob. Comme si c’était lui qui cherchait à me soutirer des informations.

Eliza ne réagit pas, tant elle était encore sous le choc de la nouvelle concernant Enoch. En prime, elle se remettait à transpirer, maintenant qu’ils avaient quitté l’ombre bienvenue du peuplier.

— Ce qui, forcément, m’amène à me demander quoi, reprit Jacob en voyant que sa sœur ne disait rien. Est-ce que Manuel a entendu parler de quelque chose ? Est-il simplement curieux, ou bien en sait-il davantage qu’il ne veut bien le dire ? J’étais certain que les Mexicains n’étaient pas impliqués dans cette affaire, mais maintenant je ne sais plus. De ton côté ?

— Rien à part que le plus jeune, Eduardo, n’arrêtait pas de me fixer. Ça m’a fait repenser à cette gargote de Cedar City où on s’est arrêtés déjeuner. J’avais un peu l’impression d’être un animal de foire – ou pire, une amish.

— Si ça se trouve, il te trouvait mignonne, objecta Jacob. Il te reluquait, quoi.

— Oh, la ferme. Je sais faire la différence, quand même.

— Si tu le dis. Mais à mon humble avis, ça fait suffisamment longtemps qu’il côtoie des polygames pour avoir dépassé le stade de l’air ahuri. Mais ce n’est que mon humble avis, n’est-ce pas ?

— Et sinon, répliqua-t-elle en lui décochant un regard appuyé. On fait quoi, maintenant ?

En passant devant l’église, ils croisèrent des femmes qui sortaient d’une réunion tardive, quelques-unes d’un certain âge et deux jeunes mères avec des poussettes. Eliza et Jacob les saluèrent cordialement.

Il attendit qu’ils soient de nouveau seuls pour lui répondre.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On suit le peu de pistes qu’on a, je suppose. J’ai quelques coups de fil à passer, et cet échantillon à envoyer au labo. J’aimerais aussi retourner à Witch’s Warts, histoire de voir si j’arrive à repérer l’endroit exact du meurtre. De ton côté, tu pourrais questionner les épouses Kimball, maintenant qu’elles ont appris pour le meurtre. Peut-être que l’une d’elles aura remarqué qu’Amanda se comportait de façon étrange ces temps-ci, ou l’aura vue parler à quelqu’un.

— Je vais commencer par Fernie. J’ai un peu la trouille de parler aux autres, à vrai dire.

— Ça ne peut pas faire de mal de lui demander, même si j’avais moi-même l’intention de lui rendre une petite visite, répondit-il.

Eliza savait que même s’ils n’étaient pas liés par le sang, Jacob avait passé davantage de temps avec sa demi-sœur qu’elle-même dans sa jeunesse, et qu’il la connaissait certainement mieux qu’elle.

— Mais ne t’inquiète pas pour les autres. Reste toi-même, et la glace finira par fondre. Commence par Charity.

C’était facile à dire, pour lui. Mais elle savait aussi qu’elle devait se rendre utile, et il n’y avait qu’elle qui pouvait leur parler.

— D’accord. Je vais voir ce que je peux trouver.

— Bien. Passons à notre cher frère, maintenant, ajouta-t-il en changeant de ton. À ton avis, qu’est-ce qu’il a à voir dans cette histoire ?

— Enoch ? demanda-t-elle d’un air surpris. Mais rien du tout.

— En es-tu si sûre ? Je ne dis pas que c’est le meurtrier, mais avoue que sa récente venue à Blister Creek est suspecte, non ?

Elle regarda Jacob avec attention.

— Tu sais quelque chose que je ne sais pas ?

Ils n’étaient plus très loin de la maison des Kimball et ils ralentirent le pas. Jacob se tourna vers elle.

— Écoute, je ne sais pas tout ce qu’Enoch manigance, loin de là. Mais c’est pas la première fois qu’on entend dire qu’il fraie avec des Garçons Perdus comme Gideon Kimball, par exemple. Et voilà qu’il se pointe à Blister Creek alors que c’est le dernier endroit où il devrait venir. Et pourquoi maintenant ? D’après Charity, il était ici la veille du meurtre d’Amanda.

— Ça pourrait très bien être une coïncidence.

— C’est sûr. En attendant, c’est la meilleure piste qu’on ait pour l’instant.

— Et comment on s’y prend pour retrouver Enoch ? fit Eliza.

— Manuel l’a vu repartir dans un tas de ferraille immatriculé au Nevada. On va fouiner encore un peu ici, mais je pense que notre meilleure chance est d’aller là où il vit. Je sais où il travaille.

Ils étaient arrivés devant la maison. Malgré la chaleur, les enfants jouaient dans le jardin, pendant que les femmes mettaient la table sur la terrasse pour le dîner.

— Ce qui signifie qu’on va… ? demanda Eliza tant qu’elle était hors de portée de voix.

— À Babylone la Grande. La Putain du Désert, qui a les jambes ouvertes et les seins tendus vers les ivrognes et les satyres. Là où le jeu, la drogue, et tous les vices possibles se côtoient.

Eliza était choquée, autant par ses mots crus que par ce qu’il sous-entendait.

— Tu veux vraiment dire…

— Las Vegas, fit-il en hochant la tête.

*
**

L’air fraîchit rapidement quand ils se furent tous attablés pour le repas dominical. Ils dînèrent de côtes de porc, de pommes de terre et d’épis de maïs, de pastèque, de tarte à la framboise, avec des litres de limonade.

Malgré ce festin pour clore le week-end, l’ambiance n’était pas à la joie chez les épouses. La plupart n’avaient appris la mort d’Amanda qu’au réveil, le matin même, et les visages avaient été bien sombres à l’enterrement. Quelqu’un avait fait courir la rumeur selon laquelle Amanda était morte de froid dans le désert, mais cela n’avait pas pris. Celles à qui rien n’échappait avaient eu tôt fait de remarquer des signes de traumatismes sur le corps, et le service funèbre s’était rapidement transformé en un festival de ragots. Eliza avait ouvert ses oreilles en grand pour écouter les théories des unes et des autres, mais n’avait rien appris de nouveau.

Dans la communauté, beaucoup de femmes ne décoléraient pas à l’idée que les hommes leur avaient caché cette information. Leurs filles et elles avaient tout de même circulé en ville pendant trois jours sans savoir qu’un meurtrier avait frappé à Blister Creek.

Eliza était en train de déguster un morceau de pastèque en pensant à Las Vegas lorsqu’un des fils Kimball, Taylor junior (celui qui ressemblait à une fouine), s’approcha d’elle sur le banc, l’air de rien. Elle chercha son frère des yeux. Il bavardait avec sa demi-sœur un peu plus loin, sur la terrasse. Fernie éclata de rire à quelque chose qu’il venait de dire, mais ni l’un ni l’autre ne regardèrent dans sa direction.

— Tu es ravissante aujourd’hui, Eliza, lui dit Taylor junior d’une voix rauque, comme s’il sortait d’un rhume.

Il se rapprocha encore, jusqu’à ce que leurs jambes se touchent. Elle se décala aussitôt vers la gauche, marmonna un merci, puis se concentra sur le contenu de son assiette.

— Je t’ai regardée pendant le catéchisme, tu sais. Et j’ai pensé, « cette femme a de belles hanches ». Le parfait équilibre entre bassin et taille, et des jambes pile comme il faut. Ni trop maigre, ni en surpoids non plus. J’ai tout de suite su que tu ferais une bonne amante, et une femme fertile aussi.

La muflerie dont faisaient couramment preuve les jeunes de l’Église ne cessait jamais d’étonner Eliza, et elle éclata de rire spontanément.

Mais Taylor junior n’avait pas l’air amusé, lui.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Désolée, répliqua-t-elle, mais le parfait équilibre entre bassin et taille, vraiment ? Tu devrais bosser un peu ta technique de drague.

— Mais de quoi tu parles ? J’étais pas en train de te draguer.

— D’accord, tu faisais la conversation. Quoi qu’il en soit, c’était incroyablement mal élevé.

Elle avait essayé de dire cela du ton le plus léger possible, mais Taylor Kimball se leva brusquement, en bafouillant d’indignation. Tout à coup, il paraissait beaucoup plus menaçant.

— Non mais à quoi tu t’attends, une invitation écrite sur un mouchoir parfumé ? Figure-toi que t’as pas ton mot à dire, dans cette affaire. Toi, tu es la fille. Et tu peux bien faire ta maligne, mais tu resteras pas célibataire pour toujours.

— Non, mais toi peut-être que oui, si tu continues à être con comme ça, rétorqua-t-elle, en colère maintenant. Je ne connais pas une seule femme au monde qui aimerait qu’on lui parle comme ça.

Les autres avaient entendu la conversation, et elles eurent un petit sourire narquois en voyant Taylor junior devenir rouge comme une pivoine et se vexer encore davantage si c’était possible. Eliza commençait à se dire qu’elle aurait mieux fait de se taire.

— Je vais te dire une chose, Eliza Christianson, lança-t-il en élevant la voix, pour être sûr que toute la table l’entende. Non, en fait deux choses. D’abord…

Sur ces entrefaites, Jacob arriva et posa une main ferme sur l’épaule de Taylor junior.

— Allez, va, assieds-toi. Ce serait dommage de gâcher un si bon repas par une dispute.

— Ta sœur aurait bien besoin d’apprendre à rester à sa place, s’écria l’autre en se dégageant brusquement.

Les femmes tentèrent de le faire taire, leur amusement s’étant transformé en embarras. Mais Taylor junior les ignora ouvertement.

— Tu as entendu ce qu’elle a osé me dire ? Ta sœur… (Il cracha littéralement le mot.) … vient de me dire…

— Peu importe, je suis sûr que ce n’était rien. (Jacob remit la main sur son épaule.) Assieds-toi, frère Kimball.

— Ne me touche pas. Et ne me sors pas ces salades de « frère Kimball ». T’es pas mon frère, et t’es pas mon supérieur non plus, répliqua-t-il en regardant Jacob dans le blanc des yeux.

Ce dernier baissa la voix.

— Fais attention, junior. Fais très attention.

— Ouais, c’est ça. Si je me souviens bien, toi non plus t’as pas d’épouse, alors qui tu es pour me menacer ?

— Je ne te menace pas. (Jacob gardait son calme, mais Eliza voyait à sa mâchoire serrée qu’il était dans une colère noire.) Par contre, soyons clairs. Tu n’épouseras pas ma sœur. Ni maintenant, ni jamais. Et je ne veux plus te voir assis à côté d’elle quand je reviens.

Jacob tourna les talons et s’éloigna. Il y eut un instant de silence, puis les femmes reprirent ici et là des conversations individuelles mais par à-coups, comme une tondeuse à gazon crachotant avant de se mettre en marche. Eliza regarda fixement son assiette en attendant qu’il s’exécute.

Taylor junior regarda autour de lui avant de fusiller du regard Jacob, ou du moins son dos. Il fit mine de se lever mais posa d’abord une main sur le genou d’Eliza, qu’il serra comme un étau. Elle en grimaça de douleur.

— Espèce de petite garce, lui murmura-t-il. Je m’en souviendrai. Et le jour où tu deviendras vraiment mon épouse, t’oublieras pas de sitôt ta nuit de noces. T’auras la chatte tellement irritée que tu pourras pas t’asseoir pendant une semaine.

Puis il se leva brusquement et se dirigea vers la maison d’un pas bruyant. Eliza tremblait comme une feuille.

Jacob avait retrouvé sa bonne humeur lorsqu’il revint vers elle, n’ayant pas entendu les dernières (et charmantes) paroles de Taylor junior.

— J’espère que Père ne sera pas trop déçu. Car après cette démonstration de force, on peut rayer Taylor junior de la liste de tes prétendants, tu crois pas ?

Eliza le regarda d’un air affolé.

— Il n’est pas… Il n’était pas…

— Et si, répondit Jacob, soudain très sérieux. Il était dessus.

Elle se tourna en direction de la porte de la maison, que Taylor junior venait de claquer derrière lui. Puis elle regarda de nouveau son frère. Le patriarche Johnson, Taylor Kimball junior. Misère, mais qui était le troisième ?