Je m’éveille au bruit d’un animal en détresse. Il fait si noir dans la pièce que je ne sais même pas si j’ai les yeux ouverts. Une brise pénètre par la fenêtre entrebâillée, et avec elle la nuit d’août, dont la douceur est rompue par l’odeur de javel des produits chimiques pour pelouses – le parfum des jardins impeccablement entretenus de la banlieue – et je me rends compte que je ne suis pas chez moi.
Je me redresse au bord du lit, et j’écoute. C’est peut-être un chat blessé après une escarmouche avec un raton laveur. Je trouve mon équilibre dans l’atmosphère obscure et me dirige vers le couloir. Une lame de lumière rouge filtre à travers la porte entrouverte, à l’autre bout. L’animal est dans la maison. Ma paume tâte le mur, semblable à de la peau moite dans cette humidité. Je progresse vers la porte et j’entends, entre deux gémissements, le souffle de l’animal – plus lourd à présent, quelque chose avec des poumons énormes, bien plus gros qu’un chat. Je jette un œil à travers la fente rouge de la porte – et c’est là que je le vois : l’homme voûté dans un fauteuil de lecture, sa peau blanche et ses cheveux plus blancs encore teintés de rose, à vif sous une lampe à l’abat-jour cramoisi. Et ça me revient : je suis en Virginie, en vacances pour l’été. J’ai neuf ans. L’homme s’appelle Paul. C’est mon grand-père... et il pleure. Un polaroïd gondolé tremble entre ses doigts.
Je pousse la porte. La lame rouge s’élargit. Il lève les yeux sur moi, perdu, cet homme blanc aux yeux larmoyants. Il n’y a pas d’animaux ici, à part nous.
Paul avait rencontré Lan en 1967 alors qu’il était en poste dans la baie de Cam Ranh, au sein de la marine des États-Unis. Ils se sont croisés dans un bar de Saïgon, se sont fréquentés, sont tombés amoureux et, un an plus tard, ils se sont mariés sur place, au tribunal central de la ville. Pendant toute mon enfance, leur photo de mariage était accrochée au mur du salon. On y voit un jeune paysan maigrichon de Virginie, d’allure enfantine, avec des yeux bruns de biche, qui n’a pas encore vingt-trois ans et domine avec un large sourire sa nouvelle femme, de cinq ans son aînée – une jeune paysanne, justement, originaire de Go Cong, et maman d’une petite Mai de douze ans, née de son mariage arrangé. Pendant que je jouais avec mes poupées et mes petits soldats, cette photo planait au-dessus de ma tête, icône d’un épicentre qui devait conduire à ma propre existence. Dans les sourires pleins d’espoir du couple, il est difficile d’imaginer que cette photo date de l’une des années les plus brutales de la guerre. Au moment où le cliché a été pris, la main de Lan posée sur la poitrine de Paul, son alliance ornée d’une perle comme une goutte de lumière, tu avais déjà un an – tu patientais dans une poussette à quelques pas derrière le photographe tandis que le flash crépitait.
Lan m’a raconté un jour, pendant que je lui arrachais ses cheveux blancs, qu’à son arrivée à Saïgon après avoir fui ce premier mariage voué à l’échec, n’étant pas parvenue à trouver du travail, elle avait fini par se prostituer auprès des GI américains en permission. Elle m’a dit, avec une fierté tranchante, comme si elle se défendait devant un jury : « J’ai fait ce qu’aurait fait n’importe quelle mère, j’ai trouvé un moyen de manger. Qui peut me juger, hein ? Qui ? » Le menton en avant, la tête bien haute, comme à l’adresse d’une personne invisible à l’autre bout de la pièce. C’est seulement quand je l’ai entendue divaguer que j’ai compris qu’elle parlait effectivement à quelqu’un : sa mère. « Je n’ai jamais voulu ça, Maman. Je voulais rentrer à la maison auprès de toi... » Elle a fait un mouvement brusque en avant. La pince m’a échappé, un bruit métallique sur le plancher. « Je n’ai jamais demandé à être une pute, a-t-elle sangloté. Une fille qui quitte son mari fait pourrir la récolte. » Elle répétait le proverbe que sa mère lui avait dit. « Une fille qui quitte... » Elle se balançait d’un pied sur l’autre, les yeux clos, le visage tendu vers le plafond, comme si elle avait de nouveau dix-sept ans.
Au début, j’ai cru qu’elle racontait encore une de ses histoires à moitié inventées, mais les détails se précisaient à mesure que sa voix balbutiante se focalisait sur des moments décousus mais néanmoins caractéristiques de son récit. L’odeur des soldats : un mélange de goudron, de fumée et de chewing-gums à la menthe – les effluves du combat avaient pénétré si profondément leur chair qu’ils s’attardaient même après une douche rigoureuse. Ayant laissé Mai aux soins de sa sœur, au village, Lan louait une chambre sans fenêtre à un pêcheur près de la rivière, et y emmenait les soldats. Et le pêcheur, qui vivait en dessous, et qui l’épiait à travers une fente dans le mur. Et les bottes des soldats qui étaient si lourdes : quand ils s’en débarrassaient pour se mettre au lit, on aurait dit le bruit de cadavres qui tombaient, et elle tressaillait sous leurs mains inquisitrices.
Lan se tendait à mesure qu’elle parlait, la voix éprouvée par cette plongée dans le royaume de son autre esprit. Puis elle s’est tournée vers moi, agitant un doigt flou devant ses lèvres. « Chut. Ne dis rien à ta mère. » Alors elle m’a donné une pichenette sur le nez, les yeux brillants, en arborant un sourire de démente.
Mais Paul, timide et penaud, qui gardait souvent les mains sur ses genoux quand il parlait, n’était pas un client – et c’est pour ça que le courant est passé entre eux. D’après Lan, ils s’étaient en fait rencontrés dans un bar. Il était tard, près de minuit, quand Lan est arrivée. Elle venait de terminer sa journée de travail et commandait un dernier verre quand elle a vu le « gamin paumé », comme elle l’appelait, installé seul au comptoir. Un des hôtels chics accueillait ce soir-là une réception pour les militaires, et Paul avait rendez-vous avec une femme qui ne devait jamais arriver.
Ils ont discuté autour de quelques verres, et se sont découvert un terrain d’entente dans leur expérience commune d’une enfance rurale, tous deux ayant grandi dans la « cambrousse » de leurs pays respectifs. Ces deux improbables culs-terreux ont dû trouver un dialecte familier, capable de combler la distance entre leurs lointains idiomes. Malgré des trajectoires infiniment différentes, ils se retrouvaient tous deux transplantés dans une ville décadente et déroutante assiégée par les bombes. C’est dans cette familiarité fortuite que chacun trouva en l’autre un refuge.
Un soir, deux mois après leur rencontre, Lan et Paul allaient se terrer dans un deux-pièces de Saïgon. Le Nord Vietnam était en train d’infiltrer la ville, une énorme percée qui resterait par la suite tristement célèbre sous le nom d’offensive du Tết. Lan passerait toute la nuit couchée en position fœtale, dos au mur, Paul à ses côtés avec son pistolet 9 mm de service pointé sur la porte, tandis que les sirènes et les tirs de mortiers déchiraient la ville.
Bien qu’il ne soit que 3 heures du matin, l’abat-jour baigne la pièce dans ce qui ressemble aux ultimes instants d’un coucher de soleil sinistre. Sous le grésillement de l’ampoule électrique, Paul et moi nous découvrons de part et d’autre de l’embrasure de la porte. Il s’essuie les yeux avec sa paume, et me fait signe d’approcher de l’autre main. Il glisse la photo dans sa poche de poitrine et met ses lunettes, cligne fort des yeux. Je m’assieds à ses côtés sur le fauteuil en merisier.
« Tout va bien, Grand-père ? » dis-je, encore embrumé de sommeil. Son sourire masque une grimace. Je suggère d’aller me recoucher, qu’il est encore tôt quand même, mais il secoue la tête.
« Ça va. » Il renifle et se redresse dans le fauteuil, l’air grave. « C’est seulement... eh bien, je n’arrêtais pas de penser à cette chanson que tu as chantée tout à l’heure, la chanson euh..., dit-il en fixant le sol, les yeux plissés.
— Le Ca trù, je suggère, les chants traditionnels... ceux que Grand-mère chantait.
— Voilà, opine-t-il vigoureusement. Le Ca trù. J’étais couché là dans le noir, bon sang, et je jure que je continuais à l’entendre. Ça fait tellement longtemps que je n’avais pas entendu ce son-là. » Il me scrute d’un œil interrogatif, puis fixe de nouveau le sol. « Je dois être en train de devenir fou. »
Plus tôt ce soir-là, après le dîner, j’avais chanté quelques chansons traditionnelles pour Paul. Il avait voulu savoir ce que j’avais appris pendant l’année scolaire et, comme j’étais déjà plongé dans l’été jusqu’au cou et que rien ne me venait, j’avais sorti quelques chansons apprises par cœur auprès de Lan. J’avais fredonné, du mieux que je le pouvais, une berceuse classique que Lan chantait souvent. Interprétée à l’origine par la célèbre Khánh Ly, elle parle d’une femme qui chante au milieu des cadavres jonchant les pentes boisées des collines. Parcourant les visages des morts, la chanteuse s’interroge dans le refrain : Et parmi vous, parmi vous, qui est ma sœur ?
Tu te souviens, Maman, comme Lan se mettait à chanter cet air sans prévenir ? Et qu’une fois, elle l’a chanté à l’anniversaire de mon copain Junior, le visage de la couleur d’un steak haché cru après une unique Heineken ? Tu l’as secouée par l’épaule, tu lui as demandé d’arrêter, mais elle continuait, les yeux clos, se balançant tout en chantant. Junior et sa famille ne comprenaient pas le vietnamien – Dieu merci. À leurs yeux, c’était juste ma folle de grand-mère encore partie dans ses marmonnements. Mais toi et moi, nous entendions. Tu as fini par reposer ta tranche de gâteau à l’ananas – intacte –, et les verres tintaient tandis que les cadavres qui prenaient chair dans la voix de Lan s’amoncelaient autour de nous.
Au milieu des assiettes vides et tachées par les ziti à la napolitaine, j’ai chanté cette même chanson pour Paul. Ensuite, il a simplement applaudi, et puis nous avons fait la vaisselle. J’avais oublié que Paul aussi comprend le vietnamien, pour l’avoir appris pendant la guerre.
« Pardon, dis-je à présent, observant la flaque de lumière rouge qui se forme sous ses yeux. Et puis de toute façon c’est une chanson idiote. »
Dehors, le vent souffle fort dans les érables, dont les feuilles rincées claquent contre le bardage en bois. « On n’a qu’à faire du café ou autre chose, Grand-père.
— Ah oui. » Il s’interrompt, ruminant une idée, et puis se dresse sur ses pieds. « Laisse-moi juste mettre mes pantoufles. Il fait toujours froid le matin. Il y a un truc qui ne va pas chez moi, je te jure. C’est ça vieillir. La chaleur de ton corps se réfugie au centre jusqu’au jour où tu as de la glace à la place des pieds. » Il est sur le point de rire, mais se frotte plutôt le menton et puis lève le bras, comme pour frapper quelqu’un devant lui – et puis le clic, la lampe s’éteint, un calme violet s’empare à présent de la pièce. Émergeant de l’obscurité, sa voix : « Je suis content que tu sois là, Little Dog. »
« Pourquoi ils disent noir ? » as-tu demandé il y a des semaines, là-bas à Hartford, désignant Tiger Woods sur l’écran de télé. Tu louchais sur la balle blanche posée sur le tee. « Sa mère est taïwanaise, j’ai vu sa tête, mais ils disent toujours noir. Ils devraient dire au moins à moitié jaune, non ? » Tu as plié ton paquet de Doritos, tu l’as fourré sous ton bras. « Comment ça se fait ? » Tu as penché la tête, attendant ma réponse.
Quand j’ai dit que je ne savais pas, tu as haussé les sourcils. « Comment ça ? » Tu as attrapé la télécommande et augmenté le volume. « Écoute bien, et dis-nous pourquoi cet homme n’est pas taïwanais », as-tu insisté en te passant la main dans les cheveux. Tu suivais Tiger Woods des yeux tandis qu’il arpentait l’écran de long en large, s’accroupissant régulièrement pour jauger ses coups. Il n’était pas question, à ce moment-là, de ses origines ethniques, et la réponse que tu voulais n’est jamais venue. Tu as tiré une mèche de cheveux devant ton visage pour l’examiner. « Il faut que je me rachète des bigoudis. »
Lan, assise par terre entre nous, a dit, sans détacher les yeux de la pomme qu’elle était en train de peler : « Je ne trouve pas qu’il a l’air taïwanais, ce garçon. Il a l’air portoricain. »
Tu m’as adressé une grimace, tu t’es renfoncée dans le canapé et tu as soupiré. « Les bonnes choses sont toujours ailleurs », as-tu lâché au bout d’un moment, et tu as changé de chaîne.
À notre arrivée en Amérique en 1990, la couleur de peau est l’une des premières choses dont nous avons entendu parler, sans rien y comprendre. Dès que nous avons mis le pied dans notre deux-pièces de ce quartier majoritairement hispanique sur Franklin Avenue cet hiver-là, les normes de couleur ont changé, et nos visages avec. Lan, dont le teint était considéré comme foncé au Vietnam, était désormais plus claire. Et toi, Maman... ta peau était si claire que tu « passais » pour blanche, comme cette fois où nous étions dans un grand magasin, chez Sears, et où la vendeuse blonde, se penchant pour me caresser les cheveux, t’a demandé : « Il est de vous ou adopté ? » C’est seulement quand tu t’es mise à bégayer, honteuse, dans ton anglais qui s’embrouillait et t’échappait, qu’elle a compris son erreur. Même quand tu avais la tête de l’emploi, ta langue te trahissait.
On ne « passe » pas en Amérique, apparemment, sans l’anglais.
« Non, madame, ai-je répondu à la femme dans mon anglais langue étrangère. C’est ma maman. Je suis sorti de son trou du cul et je l’aime très fort. J’ai sept ans. L’année prochaine j’aurai huit ans. Je vais bien. Je me sens bien et vous ? Joyeux Noël Bonne année. » Ce déluge représentait exactement quatre-vingts pour cent du vocabulaire que je connaissais à l’époque, et j’ai frissonné de pur délice tandis que les mots jaillissaient de ma bouche.
Tu pensais, comme tant de mères vietnamiennes, qu’évoquer les organes génitaux féminins, en particulier entre mères et fils, est un tabou – alors, quand on parlait de naissance, tu mentionnais toujours que j’étais sorti de ton anus. Tu m’assénais une claque malicieuse sur le crâne, et tu disais : « Cette grosse caboche a failli me déchirer le trou du cul ! »
Secouée, la permanente palpitante, la vendeuse a tourné les talons et s’est éloignée en faisant claquer ses escarpins. Tu as baissé les yeux sur moi : « Mais bon sang qu’est-ce que t’as dit ? »
En 1966, entre ses deux campagnes au Vietnam, Earl Dennison Woods, lieutenant-colonel de l’armée des États-Unis, fut affecté en Thaïlande. Là-bas, il rencontra Kultida Punsawad, thaïlandaise de naissance et secrétaire au bureau de l’armée américaine de Bangkok. Après s’être fréquentés pendant un an, Earl et Kultida déménagèrent à Brooklyn, New York, où ils se marièrent en 1969. Earl retournerait au Vietnam pour une dernière campagne, de 1970 à 1971, juste avant le début du déclin de l’engagement américain dans ce conflit. Au moment de la chute de Saïgon, Earl avait officiellement pris sa retraite de militaire pour commencer sa nouvelle vie et, le plus important, pour élever son nouveau fils – né seulement six mois après que le dernier hélicoptère américain eut décollé de l’ambassade des États-Unis à Saïgon.
Le nom de naissance du garçon, selon un portrait que j’ai lu il y a longtemps dans le magazine sportif ESPN, était Eldrick Tont Woods. Son prénom était une création unique à partir du E de « Earl », et se terminant sur le K de « Kultida ». Ses parents, dont la maison à Brooklyn était souvent vandalisée à cause de leur mariage mixte, avaient décidé de se dresser chacun à une extrémité du nom de leur fils, tels des piliers. Le deuxième prénom d’Eldrick, Tont, est un prénom traditionnel thaï que lui a donné sa mère. Pourtant, peu après sa naissance, le garçon gagna un surnom qui deviendrait bientôt célèbre dans le monde entier.
Eldrick « Tiger » Woods, l’un des plus grands golfeurs du monde, est, comme toi, Maman, un pur produit de la guerre du Vietnam.
Paul et moi sommes dans son jardin, en train de récolter du basilic frais pour une recette de pesto qu’il a promis de m’apprendre. Nous parvenons à éviter d’évoquer le passé, après l’avoir effleuré ce matin. Nous parlons plutôt des œufs de poules élevées en plein air. Il s’interrompt dans sa récolte, tire sa casquette sur ses sourcils, et prêche avec une ardeur inoxydable contre les antibiotiques qui provoquent des infections chez les poulets élevés en batterie, les abeilles qui meurent et ce pays qui, sans elles, perdrait l’intégralité de ses ressources alimentaires en moins de trois mois, et sur la nécessité de cuisiner l’huile d’olive à basse température parce que la brûler libère des radicaux libres qui provoquent le cancer.
Pour aller de l’avant, nous nous dérobons à nous-mêmes.
Dans le jardin d’à côté, un voisin démarre son souffleur de feuilles. Celles-ci volettent et atterrissent dans la rue, avec une série de petits bruits secs. Quand Paul se penche pour tirer sur des tiges d’ambroisie emmêlées, la photo tombe de sa poche et atterrit dans l’herbe, face visible. C’est un polaroïd en noir et blanc, à peine plus grand qu’une boîte d’allumettes, qui montre un groupe de jeunes gens aux mines éclaboussées de rires. Malgré la vivacité de Paul – qui fourre de nouveau le cliché dans sa poche à peine il a touché le sol – j’entrevois les deux visages que je connais par cœur : Paul et Lan, dans les bras l’un de l’autre, les yeux brûlant d’une exubérance si rare qu’elle a l’air fausse.
Dans la cuisine, Paul me verse un bol de Raisin Bran avec de l’eau – exactement comme j’aime. Il s’affale à table, enlève sa casquette et attrape l’un des joints déjà roulés qui sont rangés, comme de minces dosettes de sucre, dans une tasse en porcelaine. Il y a trois ans, on a diagnostiqué un cancer à Paul, et il pense que c’est parce qu’il a été en contact avec l’agent Orange quand il était stationné au Vietnam. La tumeur était dans son cou au niveau de la nuque, juste au-dessus de la moelle épinière. Heureusement, les médecins l’ont trouvée avant qu’elle n’envahisse son cerveau. Après un an de chimiothérapie infructueuse, ils ont décidé d’opérer. Tout le processus, du diagnostic à la rémission, a duré près de deux ans.
Se réadossant à présent à sa chaise, Paul abrite une flamme dans le creux de sa main et la fait courir sur toute la longueur du joint. Il aspire, la fraise gagne en intensité sous mes yeux. Il fume comme on fume après un enterrement. Sur le mur de la cuisine, derrière lui, il y a des dessins de généraux de la guerre de Sécession au crayon de couleur, que j’avais faits pour un projet scolaire. Tu les avais envoyés à Paul quelques mois plus tôt. Une volute de fumée passe sur le profil en couleurs primaires de Stonewall Jackson, puis se dissipe.
Avant de m’amener chez Paul, tu m’as fait asseoir sur ton lit, là-bas à Hartford, tu as tiré longuement sur ta cigarette, et tu l’as simplement dit.
« Écoute. Non, regarde-moi bien, je suis sérieuse. Écoute. » Tu as posé les deux mains sur mon épaule, la fumée s’épaississant autour de nous. « Ce n’est pas ton grand-père. D’accord ? »
Les mots ont pénétré en moi comme à travers une veine.
« Ce qui veut dire que ce n’est pas mon père non plus. Pigé ? Regarde-moi. » Quand on a neuf ans, on sait quand il vaut mieux se taire, alors c’est ce que j’ai fait, en pensant que tu étais seulement fâchée, que toutes les filles devaient dire ça, à un moment, de leur père. Mais tu as continué, sur un ton calme et froid, comme des pierres que l’on pose, une par une, au sommet d’un long mur. Tu as dit qu’au moment de sa rencontre avec Paul ce fameux soir dans le bar de Saïgon, Lan était déjà enceinte de quatre mois. Le père, le vrai, n’était qu’un énième micheton américain – ni visage, ni nom, ni rien. À part toi. Tout ce qui reste de lui c’est toi, c’est moi. « Ton grand-père c’est personne. » Tu t’es détendue, la cigarette a retrouvé tes lèvres.
Jusqu’à ce moment-là, je pensais avoir au moins une attache dans ce pays, un grand-père, avec un visage, une identité, un homme qui savait lire et écrire, qui m’appelait pour mon anniversaire, auquel j’appartenais, dont le nom américain coulait dans mes veines. Ce cordon était désormais coupé. Le visage et les cheveux défaits, tu t’es levée pour tapoter la Marlboro dans l’évier. « Les bonnes choses sont toujours ailleurs, mon bébé. Crois-moi. Toujours. »
S’appuyant maintenant contre la table, la photo bien à l’abri dans sa poche de chemise, Paul commence à me raconter ce que je sais déjà. « Hé, dit-il, les yeux rendus vitreux par le pétard. Je ne suis pas celui que je suis. Je veux dire... » Il trempe le joint dans son verre à demi plein d’eau. Le mégot produit un sifflement. Mon Raisin Bran, intact, crépite dans son bol en terre cuite rouge. « Je ne suis pas ce que ta mère prétend que je suis. » Il regarde par terre et se lance, le rythme de ses paroles entrecoupées de pauses aléatoires, baissant parfois la voix jusqu’au quasi-murmure, comme un homme qui nettoie son fusil à l’aube, en parlant tout seul. Et je l’ai laissé donner libre cours à ses pensées. Je l’ai laissé se vider. Je ne l’ai pas arrêté parce qu’à neuf ans, on n’arrête rien du tout.
Un soir, pendant son ultime campagne au Vietnam, Earl Woods se retrouva acculé sous les tirs ennemis. La base opérationnelle américaine où il était stationné était sur le point d’être investie par un important contingent de Nord-Vietnamiens et de Viêt-congs. La plupart des GI américains avaient déjà évacué. Woods n’était pas seul – à ses côtés, tapi dans une des jeeps de leur caravane de deux véhicules, se trouvait le lieutenant-colonel Vuong Dang Phong. Phong, ainsi que le décrivait Woods, était un pilote et un commandant féroce, qui prêtait une attention impitoyable aux détails. C’était aussi un ami proche. Alors que l’ennemi déferlait autour de la base abandonnée, Phong se tourna vers Woods, et lui assura qu’ils allaient survivre.
Pendant les quatre heures qui suivirent, les deux amis restèrent assis dans leur jeep, leur uniforme vert olive noir de sueur. Woods se cramponnait à son lanceur de grenades M-79, tandis que Phong tenait la tourelle de la mitrailleuse de sa jeep. C’est ainsi qu’ils survécurent à la nuit. Plus tard, les deux partageraient un verre dans la chambre de Phong, de retour au camp de base – et ils riraient, en discutant de base-ball, de jazz et de philosophie.
Pendant tout le temps qu’il passa au Vietnam, Phong fut le confident de Woods. Les liens forts de ce genre sont peut-être inévitables chez des hommes qui remettent leur vie entre les mains de l’autre. Peut-être que ce fut leur altérité commune qui les rapprocha, Woods étant à la fois noir et amérindien, élevé aux États-Unis dans le Sud de la ségrégation, et Phong l’ennemi juré de la moitié de ses compatriotes, membre d’une armée dont le commandement suprême dépendait de généraux américains blancs. Quoi qu’il en soit, avant que Woods ne quitte le Vietnam, les deux jurèrent de se retrouver après le départ des hélicoptères, des bombardiers et du napalm. Ni l’un ni l’autre ne savait que ce serait la dernière fois qu’ils se verraient.
Parce qu’il était colonel de haut rang, Phong fut fait prisonnier par les autorités vietnamiennes trente-neuf jours après la prise de Saïgon. On l’envoya en camp de rééducation, où il fut torturé, affamé, et contraint au travail forcé.
Un an plus tard, à l’âge de quarante-sept ans, Phong mourut en détention. Sa tombe ne serait retrouvée que dix ans plus tard, et ses enfants exhumèrent alors ses ossements pour les réenterrer près de sa province natale – sa dernière pierre tombale indique Vuong Dang Phong.
Mais le nom sous lequel Earl Woods connaissait son ami n’était autre que « Tiger Phong » – ou simplement Tiger, un surnom que Woods lui avait donné pour sa férocité au combat.
Le 30 décembre 1975, un an avant la mort de Tiger Phong et à l’autre bout du monde par rapport à sa geôle, Earl était à Cypress, en Californie, et berçait un nouveau-né dans ses bras. Le garçon avait déjà reçu le nom d’Eldrick mais, plongeant ses yeux dans ceux du nourrisson, Earl sut que son fils devrait porter celui de son meilleur ami, Tiger. « Un jour, mon vieil ami le verrait à la télévision... et il dirait “C’est le fils de Woody, c’est sûr” et alors on se retrouverait », raconterait plus tard Earl dans une interview.
Tiger Phong est mort d’une crise cardiaque, probablement à cause de la malnutrition et de l’épuisement qui régnaient dans le camp. Mais pendant une brève période de huit mois en 1975-1976, les deux plus importants Tiger de la vie d’Earl Wood étaient en vie en même temps, partageant la même planète, l’un fragilisé au terme d’une histoire cruelle, l’autre commençant à peine à laisser sa propre marque. Le nom « Tiger » mais aussi Earl lui-même étaient devenus un pont.
Quand Earl finit par apprendre la mort de Tiger Phong, Tiger Woods avait déjà remporté ses premiers Masters. « Bon sang, qu’est-ce que ça fait mal, dit Earl. J’ai cette vieille sensation dans le ventre, cette sensation du combat. »
Je me souviens du jour où tu as assisté à ton premier office à l’église. Le père de Junior était un Dominicain à la peau claire, sa mère une Cubaine noire, et ils priaient à l’église baptiste de Prospect Avenue, où personne ne leur demandait pourquoi ils roulaient les « r » ni d’où ils venaient vraiment. J’étais déjà allé quelques fois à l’église avec les Ramirez, quand je dormais chez eux le samedi soir et qu’au réveil je me retrouvais à assister à l’office dans une tenue du dimanche empruntée à Junior. Ce jour-là, quand Dionne t’a invitée, tu as décidé d’y aller – par politesse, mais aussi parce que l’église distribuait des denrées proches de la date de péremption, dons des supermarchés du coin.
Toi et moi étions les seuls visages jaunes dans l’église. Mais quand Dionne et Miguel nous ont présentés à leurs amis, nous avons été accueillis par des sourires chaleureux. « Bienvenue dans la maison de mon père », répétaient les gens. Et je me souviens m’être demandé comment tant de personnes pouvaient être apparentées, pouvaient toutes avoir le même père.
Je suis tombé en amour pour la verve, la puissance et le ton de la voix du pasteur, son sermon sur l’Arche de Noé modulé d’hésitations, les questions rhétoriques amplifiées par de longs silences qui renforçaient l’effet de son histoire. J’ai adoré la façon dont ses mains bougeaient, ondoyaient, comme s’il fallait secouer son corps pour que ses paroles jaillissent jusqu’à nous. C’était, pour moi, une forme d’incarnation nouvelle, proche de la magie, quelque chose que je n’avais qu’entraperçu jusqu’alors dans les récits de Lan.
Mais ce jour-là, c’est la chanson qui m’a permis de voir le monde sous un angle nouveau, c’est-à-dire te voir toi sous un angle nouveau. Quand le piano et l’orgue ont fait rugir les premiers accords denses de His Eye Is on the Sparrow, tous les membres de la congrégation se sont levés dans un bruissement, et ont laissé leurs bras s’envoler au-dessus de leurs têtes, certains se mettant à tournoyer en cercle. Des centaines de bottes et de talons ont martelé le plancher en bois. Au milieu de ce flou giratoire, des manteaux et des écharpes qui virevoltaient, j’ai senti qu’on me pinçait le poignet. Les ongles que tu enfonçais dans ma peau étaient blancs. Le visage levé – paupières closes – vers le plafond, tu disais quelque chose aux anges de la fresque qui nous surplombait.
Au début, je n’entendais rien avec le bruit des applaudissements et des cris. Tout était un kaléidoscope de couleurs et de mouvements, les notes grasses de l’orgue et des trompettes de l’orchestre retentissant entre les bancs. J’ai arraché mon bras à ton étreinte. En m’approchant, j’ai entendu tes paroles noyées par la chanson – tu parlais à ton père. Le vrai. Les joues mouillées de larmes, tu criais presque. « Où es-tu, Ba ? demandais-tu en vietnamien, te balançant d’une jambe sur l’autre. Où es-tu bon sang ? Viens me chercher ! Sors-moi de là ! Reviens me chercher. » C’était peut-être la toute première fois qu’on parlait vietnamien dans cette église. Mais personne ne t’a fusillée d’un regard lourd de questions. Personne ne s’est retourné sur la femme jaune-blanche qui s’exprimait dans sa propre langue. D’un bout à l’autre des bancs d’autres criaient aussi, d’excitation, de joie, de colère ou d’exaspération. C’était là, dans la chanson, qu’il t’était permis de t’abandonner sans être en faute.
J’ai fixé le Jésus en plâtre de la taille d’un petit enfant qui était accroché d’un côté de la chaire. Le martèlement des pieds semblait le faire palpiter. Il regardait ses orteils pétrifiés avec une expression de lassitude perplexe, comme s’il venait tout juste de s’éveiller d’un sommeil profond, pour se retrouver cloué à ce monde, rouge et éternel. Je l’ai étudié si longtemps qu’en revenant à tes baskets blanches, je m’attendais presque à voir une mare de sang sous tes pieds.
Des jours plus tard, j’entendrais His Eye Is on the Sparrow venir de la cuisine. Tu étais à table, en train de peaufiner ta technique de manucure sur des mains de mannequin en caoutchouc. Dionne t’avait donné une cassette de chants de gospel, et tu fredonnais en chœur en travaillant, pendant que les plans de travail se couvraient de mains sans corps aux doigts resplendissants de couleurs bonbon, paumes ouvertes, comme cette fois à l’église. Mais contrairement aux mains plus foncées de la congrégation des Ramirez, celles de ta cuisine étaient roses et beiges, les seules teintes dans lesquelles on les faisait.
1964 : Au moment de lancer sa campagne de bombardements massifs au Nord Vietnam, le général Curtis LeMay, alors chef d’état-major de l’US Air Force, déclara qu’il avait l’intention d’expédier les Vietnamiens « tout droit à l’âge de pierre ». Détruire un peuple, c’est donc le renvoyer dans le passé. L’armée américaine finirait par lâcher plus de dix mille tonnes de bombes sur un pays pas plus grand que la Californie – davantage que le nombre de bombes déployées pendant toute la Seconde Guerre mondiale.
1997 : Tiger Woods gagne le Masters, son premier grand titre de champion de golf professionnel.
1998 : Le Vietnam ouvre son premier terrain de golf pro, créé sur une rizière autrefois bombardée par l’US Air Force. L’un des trous fut créé en remplissant un cratère de bombe.
Paul termine sa part de l’histoire. Et j’ai envie de lui dire. J’ai envie de lui dire que sa fille qui n’est pas sa fille était une enfant à moitié blanche à Go Cong, ce qui veut dire que les enfants la traitaient de fille fantôme, traitaient Lan de traîtresse et de pute pour avoir couché avec l’ennemi. Qu’ils lui avaient coupé ses cheveux à la teinte auburn alors qu’elle rentrait du marché, les bras chargés de paniers de bananes et de courges vertes, de sorte qu’à son arrivée à la maison, il ne lui restait plus que quelques mèches au-dessus du front. Et que lorsqu’elle fut à court de cheveux, ils lui collèrent de la merde de buffle sur le visage et les épaules pour qu’elle « redevienne marron », comme si être née la peau claire était une faute qu’on pouvait réparer. C’est peut-être pour cela, je m’en rends compte à présent, que la façon dont on qualifiait Tiger Woods à la télé t’importait, que tu avais besoin que la couleur soit une donnée fixe, inviolable.
« Tu devrais peut-être arrêter de m’appeler Grand-père. » Les joues de Paul se crispent tandis qu’il tire sur le deuxième joint, jusqu’au bout. Il ressemble à un poisson. « Ce mot-là, ce serait peut-être un peu bizarre à présent, tu ne crois pas ? »
J’y réfléchis une minute. Le portrait au pastel d’Ulysses Grant frémit dans la brise qui pénètre à travers la fenêtre faiblement éclairée.
« Non, dis-je au bout d’un moment, j’en ai pas d’autre, de grand-père. Alors j’veux continuer à t’appeler comme ça. »
Il opine, résigné, son front pâle et ses cheveux blancs colorés par la lumière du soir. « Bien sûr. Bien sûr », dit-il au moment où le mégot tombe dans le verre en grésillant, laissant une traînée de fumée qui s’enroule, comme une veine fantomatique, le long de ses bras. Je fixe la bouillie marron dans le bol devant moi, toute détrempée à présent.
Il y a tellement de choses que je veux te dire, Maman. Il fut un temps où j’étais assez naïf pour croire que le savoir offrirait une clarification, mais certaines choses sont emmaillotées sous de telles couches de gaze faite de syntaxe et de sémantique, de jours et d’heures, de noms oubliés, récupérés puis perdus, que le seul fait de savoir que la blessure existe n’aide en rien à la révéler.
Je ne sais pas ce que je dis. Je suppose que ce que je veux dire, c’est que parfois je ne sais pas ce que ou qui nous sommes. Certains jours je me sens comme un être humain, d’autres davantage comme un son. Je touche le monde mais ce n’est pas moi, c’est un écho de celui que j’étais. Est-ce que tu m’entends maintenant ? Est-ce que tu me lis ?
Quand j’ai commencé à écrire, je m’en voulais de douter à ce point, des images, des propositions, des idées, et même du stylo ou du journal que j’utilisais. Tout ce que j’écrivais commençait par peut-être et sans doute et se terminait par je pense ou je crois. Mais mon doute est partout, Maman. Même quand je sais qu’une chose est vraie jusqu’au bout des ongles, je crains de voir le savoir se dissoudre, je crains qu’il ne perde sa réalité, bien que je l’aie écrit. Je nous fais de nouveau voler en éclats pour pouvoir nous emmener ailleurs... où exactement, je ne suis pas sûr. De même que je ne sais pas comment te décrire : blanche, asiatique, orpheline, américaine, mère ?
Parfois on ne nous offre que deux options. En faisant des recherches, j’ai lu un article, dans un numéro du Daily Times d’El Paso de 1884, qui rapportait le cas d’un cheminot blanc poursuivi pour le meurtre d’un Chinois anonyme. L’affaire finirait par être classée. Le juge, Roy Bean, invoqua le droit du Texas qui, s’il prohibait le meurtre des êtres humains, ne définissait ces derniers que comme blancs, afro-américains ou mexicains. Le corps jaune et sans nom n’était pas considéré comme humain parce qu’il ne tenait pas dans une case sur un morceau de papier. Parfois, on vous efface avant de vous avoir laissé le choix d’affirmer qui vous êtes.
Être ou ne pas être. Telle est la question.
Quand tu étais petite, au Vietnam, les gamins du quartier t’attaquaient les bras à coups de cuillère, en criant « Enlevez-lui ce blanc, enlevez-lui ce blanc ! ». Tu as fini par apprendre à nager. Tu pataugeais en t’enfonçant dans la rivière boueuse, là où personne ne pouvait t’atteindre, où personne ne pouvait gratter pour te faire disparaître. Tu te fabriquais une île pendant des heures entières. Quand tu rentrais, le froid te faisait claquer des dents, tes bras étaient fripés et boursouflés – mais toujours blancs.
Quand on lui demanda de définir ses racines, Tiger Woods se qualifia de « cablinasian », un mot-valise de son invention pour décrire le mélange ethnique de Chinois, Thaï, Noir, Hollandais et Amérindien qui le constituait.
Être ou ne pas être. Telle est la question. Une question, oui, mais pas un choix.
« Je me souviens d’une fois, quand j’étais venu vous voir tous à Hartford – ça devait être un an ou deux après votre arrivée du Vietnam... » Paul pose son menton dans sa main et contemple la fenêtre, de l’autre côté de laquelle un colibri fait du surplace au-dessus de la mangeoire en plastique. « Je suis entré dans l’appartement et je t’ai trouvé en train de pleurer sous la table. Il n’y avait personne à la maison... ou peut-être que ta mère était là... mais elle devait être aux toilettes ou un truc comme ça. » Il s’arrête, laisse les souvenirs remonter. « Je me suis penché et je t’ai demandé ce qui n’allait pas, et tu sais ce que tu as dit ? » Il sourit. « Tu as dit que les autres gamins vivaient plus que toi. Quelle blague ! » Il secoue la tête. « Dire un truc pareil ! Je n’oublierai jamais ça. » Un éclair de lumière sur sa molaire couronnée d’or. « “Ils vivent plus, ils vivent plus !” tu hurlais. Mais qui t’avait fourré une idée pareille dans le crâne ? Tu n’avais que cinq ans, bon Dieu. »
Dehors, le vrombissement du colibri ressemble presque au bruit d’une respiration humaine. Il donne des petits coups de bec dans le bassin d’eau sucrée à la base de la mangeoire. Quelle vie atroce, suis-je en train de me dire : devoir bouger si vite juste pour rester au même endroit.
Plus tard, nous allons nous promener avec le beagle blanc à taches marron de Paul, le cliquetis de la laisse entre nous. Le soleil vient juste de se coucher et l’air est lourd du parfum des herbes odorantes et des lilas tardifs qui bordent les pelouses impeccables d’une mousse blanche et fuchsia. Nous obliquons vers le dernier virage quand approche une femme à l’allure quelconque, d’âge mûr, les cheveux tirés en queue-de-cheval blonde. Ne regardant que Paul, elle dit : « Je vois que tu as fini par prendre un garçon pour s’occuper du chien. Bravo, Paul ! »
Paul s’arrête, remonte ses lunettes qui immédiatement glissent à nouveau sur son nez. Elle se tourne vers moi et articule. « Bien-venue. Dans. Le. Quar-tier. » Elle ponctue chaque syllabe d’un hochement de tête.
Je tiens fermement la laisse du chien et recule, lui offrant un sourire.
« Non, dit Paul en levant maladroitement la main, comme pour chasser des toiles d’araignées. C’est mon petit-fils. » Il laisse le mot planer entre nous trois, jusqu’à ce qu’il paraisse solide, un acte juridique, puis le répète en hochant la tête, sans que je sache s’il s’adresse à lui-même ou à la femme. « Mon petit-fils. »
Sans un battement de cils, la femme sourit. Trop largement.
« Veuillez vous en souvenir. »
Elle rit, balaie la remarque d’un geste de la main avant de me tendre celle-ci, maintenant que mon corps est lisible.
Je la laisse me serrer la main.
« Eh bien, je m’appelle Carol. Bienvenue dans le quartier. Sincèrement. » Elle poursuit son chemin.
Nous rentrons. Nous ne parlons pas. Derrière la rangée de maisons de ville blanches, une colonne d’épicéas immobiles se détache sur le ciel rougeoyant. Les pattes du beagle égratignent le béton, sa chaîne tinte tandis que l’animal nous entraîne vers la maison. Mais tout ce que j’entends, c’est la voix de Paul dans ma tête. Mon petit-fils. C’est mon petit-fils.