Préface

S’il est une chose difficile à enfermer dans un dictionnaire, c’est le sexe. Le sexe et la sexualité ne s’enferment pas, ne se résument pas et ne s’abrègent pas. Les temps changent, les goûts aussi, les idées s’élargissent ou rétrécissent, le sexe est un pareil, il occupe tout l’espace de l’imagination, de l’inconscient, des fantasmes. C’est une brise qui ne se capture pas, un génie malicieux, moineau facétieux, alors bien malin qui attrapera le petit oiseau pour le prendre en photo. Sitôt le flash actionné, le sexe d’un coup d’aile, comme Éros, se sera envolé ou transformé. Le sexe cache bien son jeu et depuis longtemps. Alors, imaginez-le coincé, dans un dico… autant faire entrer un éléphant dans le chas d’une aiguille… Le sexe, c’est la liberté.

Camille, qui connaît son sexe comme sa poche, n’a pas eu peur de s’y casser le nez. Elle réussit à parler des sexes et des sexualités, des mouvements politiques et des pratiques, des fantasmes et des réalités, des objets comme des célébrités, le tout dans une galerie vivante où l’exposition de l’objet du désir évite l’exhibition ou la provocation.

Pour ceux qui s’intéressent à la liberté, aux mœurs contemporaines et qui ont découvert Camille à travers ses chroniques sur Internet, acoquiner le sexe, le rock, l’histoire et la politique en un dictionnaire paraîtra une entreprise risquée, démesurée, interminable et folle.

Le déhanché d’Elvis

L’histoire est longue, la politique changeante, le sexe complexe, et le rock n’en finit pas de mourir (ce qui lui laisse d’ailleurs quelques jours de répit). Alors pourquoi ne pas s’être contenté d’un dictionnaire du sexe ? Un dictionnaire à la papa tout simplement. Pourquoi avoir choisi la difficulté en donnant aux centaines de définitions qui suivent une perspective tantôt historique, tantôt politique, tantôt rock’n’roll – le plus souvent les trois à la fois ? Telle que je connais Camille dont je sais le genre mais dont j’ignore le sexe, je suis certain qu’il n’a pas choisi son titre, son sous-titre et son approche méthodologique au hasard.

Placer la sexualité au centre des mouvements saccadés du rock, du temps long de l’histoire et des remous de la politique était la seule chose à faire pour éviter de partir dans tous les sens. Poser le principe que le sexe est politique, historique et rock’n’roll, c’était partir du bon pied. Un dictionnaire du sexe ne peut être qu’historique, rock’n’roll et politique, contextuel en quelque sorte. J’ai un exemple en tête qui mettra tout le monde d’accord, je vous l’expose et on passe à la suite.

Le 3 avril 1956, Elvis Presley se produisit pour la première fois à la télévision sur la chaîne NBC dans le « Milton Berle Show ». Il chanta deux titres et s’attira immédiatement les foudres de la presse et de l’opinion publique pour sa façon de bouger. Ses déhanchés, les va-et-vient de son bassin, la nervosité calculée qui agitait ses membres inférieurs et son sourire frondeur et insolent firent scandale. Quelques jours plus tard, le New York Times, qu’on a connu plus inspiré, compara le jeu de jambes d’Elvis à celui d’un cochon (avez-vous déjà vu un cochon danser ?), tandis que les ligues de vertu mirent en garde contre les effets de sa prestation sur l’intégrité morale et physique de la jeunesse américaine. La jeunesse américaine, pour sa part, comprit exactement ce qu’il y avait à comprendre et elle fit d’Elvis un dieu.

J’aurais pu choisir mille autres exemples où le surgissement de la liberté sexuelle marque l’histoire, défie les pouvoirs et balance un ravageur coup de reins au conservatisme, mais j’aime bien Elvis et je trouve que cet épisode justifie amplement la démarche de Camille et son Dictionnaire rock, historique et politique du sexe.

Souk sexuel

Je dis grâce à Internet car Internet a, depuis vingt ans qu’il est utilisé par deux milliards de Terriens, encouragé une deuxième révolution sexuelle. C’est une révolution silencieuse et qui se fait sans bruit – et pas que d’une main la nuit devant l’écran. Une révolution de clavier, de tuyaux et de mots. Internet, lieu de naissance de Camille au milieu des années 2000, est un continent sexuel. C’est un continent sexuel et il était dès lors normal que l’auteur de ce dictionnaire en soit natif, même si Camille n’est pas un perdreau de l’année ou l’un de ces vingtenaires représentants de la génération Y.

Camille est à mi-chemin.

Pour que naisse Camille, pour qu’elle porte ce travail d’observation des mœurs à la connaissance et au plaisir de toutes et tous, il fallait ce média-là. Car avant Internet l’exhibition, la confession, l’imagination, l’étude et l’écriture, et donc la définition des pratiques, des fantasmes et des plaisirs sexuels étaient un monopole. Comme tout monopole, il concernait une minorité d’intellectuels, de savants, de scientifiques, d’auteurs et d’artistes qui, par un abus naturel de position dominante et malgré les meilleures intentions du monde, faisaient de la sexualité un domaine d’expression réservé.

Internet a tout changé. Internet a permis la démocratisation de ce qui se pense, se fait, s’explique, se désire, se montre, s’achète, se vend en matière de sexualité. Internet est un souk sexuel et érotique sans limites d’espace, de temps et d’expression. C’est dans ce souk que Camille a fait ses premiers pas d’auteur et son travail est profondément marqué par ce qui s’y passe tous les jours.

Libido.com

C’est sur Internet que la libido s’exprime. C’est sur Internet que les confessions érotiques fleurissent. C’est sur Internet que les rencontres amoureuses s’industrialisent. C’est sur Internet que circulent les images et les objets érotiques, que se vendent les corps, les culottes déjà portées des jeunes filles, les potions aphrodisiaques et les massages coquins. C’est sur Internet que les profils s’accordent, que s’affichent les statuts sexuels – célibataire, disponible, poly-amoureux, sado, maso, échangiste, etc. C’est sur Internet que sévit le libre-échange des fantasmes, que s’équilibrent plus ou moins harmonieusement l’offre et la demande d’amour. C’est encore grâce à Internet qu’il est désormais possible de repérer celle, celui ou ceux avec lesquels on partagera les plaisirs.

Internet n’est pas qu’une place de marché, il est aussi un lieu d’expression du désir et de revendications sexuelles. Jamais je n’ai tant appris du désir de l’autre et de son identité profonde qu’en lisant les blogs, les commentaires, les tweets et bien sûr les articles sur nos vies sexuelles publiés par Camille sur Rue89.com puis sur Lexpress.fr.

On m’objectera que le sexe n’a pas eu besoin d’Internet pour s’épanouir et faire sa révolution dans les années 1960. C’est d’accord, mais cette première révolution fut d’abord une conquête du corps et des droits. Celle qui se déroule aujourd’hui sur Internet raconte des milliers d’histoires individuelles et collectives en temps réel, des histoires que l’anonymat libère, des histoires rêvées, des histoires fausses et vraies qui mélangent réalité et fantasme, des histoires de la multitude où la réalité le dispute à la fantaisie, à l’imagination de chacun, des histoires paritaires et diverses, des histoires qui font avancer les libertés.

Ne nous y trompons pas. La revendication du plaisir, la confession du désir, l’expression facile du fantasme n’est que le cache-sexe de la liberté d’expression et de l’autonomie individuelle. Là où l’on cause de sexe, on parle d’autre chose. On parle plaisir, certes, mais on dit sa liberté, on surmonte ses craintes, on revendique ses droits individuels. Le sexe est bon, mais il est meilleur quand il devient matière à s’émanciper.

Sur Internet, la sexualité ne se cache plus, les femmes se livrent souvent plus que les hommes, les minorités s’expriment davantage que la majorité. Chacun se raconte, se ment à lui-même et aux autres tout en se trahissant. Le bizarre est la norme, le fantasme s’y partage, l’alcôve est ouverte et la protection que procure à chacun le voile de l’anonymat fait le reste.

Et plus si affinités

Quand je lis Camille, je sais qu’elle explore cette époque-là, ce monde de connexion, de représentations de soi, d’attraction et de séduction. Il l’observe avec humanisme et curiosité, une pointe d’humour et la volonté de comprendre. Elle applique à merveille cette maxime de Spinoza en regardant les autres se choisir, se plaire, s’accoupler et puis s’aimer : « Ni rire, ni pleurer, mais comprendre. » Depuis qu’il écrit, Camille répond à une question : pourquoi mes choix sexuels me définissent-ils de plus en plus ?

La familiarité de Camille avec Internet rapproche sa plume de son sujet. Internet fut sa rampe de lancement autant que son pupitre et bien sûr, comme je viens de le montrer, l’espace social où elle a pu puiser la matière première de ses observations.

Camille publie aujourd’hui un dictionnaire de papier. Elle change donc de braquet et rejoint par son travail la tradition d’universalité des Lumières et de l’Encyclopédie. Son dictionnaire est une somme, évidemment, mais c’est aussi une suite de choix qui lui ressemblent. Camille est de son temps, il a ses goûts, ses tropismes, et il est important que sa sélection de noms communs et de noms propres (et parfois malpropres) soit fidèle à ce qu’elle est et à ses convictions.

On n’écrit pas sur les pratiques, les identités et les plaisirs sexuels comme on décrit le mode de fonctionnement d’un smartphone. Écrire sur le sexe, même un dictionnaire, suppose un propos, un ton, des convictions. Sinon, l’auteur s’éparpille et il s’écrabouille. Camille n’imposera jamais un point de vue, n’affichera jamais formellement une idéologie ou un parti pris politique, mais tout de même : ceux qui liront ce dictionnaire, quelles que soient les entrées qu’ils choisiront, entendront la petite musique de Camille.

Exploration

Candide, acide, curieuse, taquin, ils sentiront chez l’auteur le goût de la liberté, de la découverte et de l’ouverture aux autres. En matière de sexe, il n’y a que deux attitudes : la condamnation, la peur et l’interdit ou l’exploration, l’empathie et le goût des autres.

Camille appartient à cette seconde famille, c’est une exploratrice confiante dans la nature humaine ; il trempe sa plume dans l’encrier du progrès. Car pour bien décrire la sexualité de ses contemporains il faut les aimer, il faut les tolérer, il faut accepter leurs goûts et leurs trajectoires, leurs contradictions et leurs marottes, leurs petits travers et leurs vices. Il ne faut pas s’offusquer de leurs fantasmes, de leurs accessoires, de la façon dont ils vivent les uns contre les autres. Pour bien écrire sur le sexe et la sexualité, il faut une disponibilité de cœur et d’esprit, il faut ouvrir les bras dans une attitude de réception, il faut devenir un anthropologue facétieux. Laissez venir à moi les petits zizis.

Voilà pourquoi je crois qu’en plus d’être rock, historique et politique, ce dictionnaire est aussi et avant tout humaniste.

Écrire sur la sexualité des gens, c’est d’abord s’intéresser à leur liberté. Partout où la sexualité est (ou a été) réprouvée, cachée, humiliée, sanctionnée, on a souffert et on souffre encore d’un recul des libertés. Partout où le sexe est en cause, où il est redouté et donc combattu comme s’il était la marque du mal, on constate une stagnation des droits de la personne. Partout où la politique a fait du sexe un ennemi, la liberté a cédé du terrain dans tous les autres domaines, à commencer par ceux des droits de l’homme et de la femme. D’une certaine façon, apprendre des mœurs sexuelles des autres, c’est faire un exercice salutaire d’indulgence et appréhender sans la juger la liberté et l’émancipation d’autrui.

Il y a donc plusieurs niveaux de lecture dans ce dictionnaire.

Flânerie

Le curieux, le voyeur, le flâneur, celui qui se laisse volontiers aguicher par la vie, par la vue, par les sens et bien sûr par les textes qui parlent à l’esprit et au corps y trouvera une distraction propre à stimuler son imagination, sa culture, ses expériences et ses fantasmes. Celui qui s’intéresse à l’évolution de la société y verra le marqueur d’une époque qui change. Questionnons-la, justement, cette époque, au travers de l’usage qu’elle fait du sexe et sa manière de l’afficher, de le montrer, de le revendiquer.

Quelles peuvent être les motivations de celui qui s’en va faire un stage pour apprendre les rudiments du masochisme ? Pourquoi les jeunes Japonais se passionnent-ils pour l’Air Sex et la simulation de l’acte sexuel parfois davantage que pour le sexe lui-même ? Quel est ce monde qui voit de plus en plus d’individus ne pas choisir définitivement une orientation sexuelle ? Que peuvent apporter les sites de rencontres dans la rationalisation du choix du partenaire amoureux ? Peut-on préserver des acquis sociaux en se mettant en grève du sexe ? Le latex est-il une seconde peau ou tout le contraire d’un épiderme ? La prostate est-elle le point G de l’homme ? Peut-on faire l’amour à la terre ferme en frottant son sexe contre le sol ? Pourquoi Jean-Paul II a-t-il été adoré dans un monde érotisé quand lui-même n’a cessé de lutter contre l’émancipation sexuelle ?

En répondant à des questions que nous ne nous posons pas, ce dictionnaire nous prend gentiment par la main, il nous poke (comme on dit sur Facebook), il nous tapote l’épaule et nous chuchote : « Viens… » Il entraîne sur des sentiers que nous n’aurions pas eu l’idée d’emprunter. Il faut le lire en se laissant guider par le hasard à la manière des libertins du XVIIIe siècle qui, les yeux bandés, avançaient à tâtons en se laissant surprendre par l’inattendu.

Quand j’ai ce dictionnaire en main, quand je le feuillette au hasard des entrées, je pense au générique de cette émission sur le cinéma. Un homme traverse un couloir, ouvre des portes derrière lesquelles est projeté un film. Il ouvre, referme, change de porte et recommence. Ce dictionnaire est comme ça. C’est un couloir sombre et silencieux traversé par un lecteur qui franchit ses entrées comme ce personnage ouvre des portes. Il ignore ce qu’il y a derrière et c’est ça qui est bon.

Zizi

Je ne m’attendais pas à ce que l’on me confie la préface de ce dictionnaire. Veinard. Je le dois sans doute à Zizi The Kid, récit de mes découvertes sexuelles lorsqu’enfant je feuilletais en douce Playboy, caché derrière un canapé chez mon oncle et ma tante. À l’époque, nous portions des pattes d’éléphant et Pierre Perret annonçait déjà ce dictionnaire sans le savoir en chantant « Tout, tout, tout, vous saurez tout sur le zizi ».

Je ne suis pas un parangon de vertu mais je ne suis pas non plus un fanatique de l’explicite. Il y a pour moi comme un gâchis à tout dire et tout montrer. Je crois au voile de l’allégorie, de la métaphore, à la périphrase et aux allusions ; j’aime le flou artistique qui est pour moi l’antichambre du désir. Je dis souvent qu’une époque qui sème la confusion entre jardin secret et jardin public est une époque qui ne sait plus distinguer l’intériorité de l’exhibition. Je me méfie ainsi de ceux qui portent leur orientation sexuelle en bandoulière comme un uniforme. Ils ne valent généralement pas mieux qu’un caporal-chef intolérant. J’aime bien tâtonner, ne pas tout voir, je n’aime pas la crudité. J’aime bien deviner. Je crois aux interdits qui stimulent la curiosité comme je crois aux énigmes qui décuplent l’imagination.

Pas non plus inconditionnel des clichés de David Hamilton, je suis sensible à la puissance évocatrice des souvenirs, des odeurs et des mots. Pour moi, le sexe est une silhouette silencieuse et furtive, rarement une image gratuite et encore moins une information. J’avoue que l’étude clinique des comportements sexuels, l’approche méthodique du fétichisme, la description outillée des séances de sadisme ou la fiche technique d’un canard vibrant me laissent de marbre. Je me désespère également de la codification des relations amoureuses telle qu’elle est désormais pratiquée sur les sites de rencontres. Avant même d’être surpris par l’autre, on a déjà renseigné des dizaines de critères qui permettent de ne pas se tromper. C’est en chassant l’aléa, bien évidemment, que l’on se trompe. La rencontre est toujours un risque, celui de décevoir ou d’être déçu. Aimer, c’est risquer. Jouir, c’est oser.

David Abiker