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RUE RACHEL. Mes jambes sont écartelées entre une chaise en bois balafrée et un canapé rouge qui croule sous une couche alarmante de poils de chat. Un matou noir obèse aux billes jaunâtres, celui à qui appartient la fourrure errante, se frotte les phéromones sur mes flancs, tente de pénétrer ma chair, et quand, mal à l’aise, je fais mine de le repousser, il persiste et m’attaque à grands coups de frôlements lascifs. Mrraawwwrrr!

Depuis deux semaines, je participe à un stage de flexibilité extrême qui se donne dans la salle de séjour d’une ancienne gymnaste rythmique recyclée en guru de la douleur. C’est ma dernière journée de stage et j’entrevois déjà la délicieuse perspective de ne plus être harcelée par un félin mâle libidineux. Je souris, tout en regrettant la fin de ces sessions de torture. Les différents exercices, impliquant à coup sûr un écartèlement du bassin, m’ont procuré tout au long du stage une sensation des plus ambivalentes. Lorsqu’à la fin d’une position, je me recroquevillais en petite boule et qu’une douleur intolérable m’écorchait l’entrejambes, j’avais toujours l’impression d’avoir violé mon propre corps. Je savais que cette sensation me manquerait.

Après trois heures de viol collectif — deux danseuses exotiques au parcours nébuleux participent au stage —, je m’habille, secouée de spasmes subtils. Travail physique excessif. Je sors un chèque vierge de mon portefeuille, y inscris le montant de 250 $ et le remets à la dame au port de tête impeccable qui se tient devant moi. C’est ce qu’on doit débourser pour cette sensation doucereuse d’abus physique et de jambes en guenille. Un petit chignon cuivré fake trône au-dessus du visage fondant de la dame et je ne peux m’empêcher d’avoir pitié d’elle, une pitié qui dans de telles circonstances fait office de dégoût. J’en ai honte. En prenant cette dame à peine défraîchie en pitié, c’est ma future dégradation que je rejette, que je condamne. Je nie mon futur à grands coups de mépris.

En empruntant les marches précaires de l’escalier en colimaçon du triplex, j’ai la certitude d’être plus souple. Cela compense le trou dans mon portefeuille et les muscles déchirés qui me mordent les jambes à chaque foulée. Je ne me fais pas d’illusion. Ma flexibilité améliorée ne constitue pas un élément susceptible de me rendre attirante aux yeux des hommes. Ces capacités n’ont jamais permis à quiconque de mieux performer lors d’une relation sexuelle. C’est un mythe. Une femme peut avoir l’irrépressible envie de s’adonner à la déchirure de ses muscles et tendons de l’aine sans qu’on lui attribue des qualités érotiques remarquables.

À mi-chemin de chez moi, je m’arrête dans une épicerie, tentée par les étalages de fruits juteux et enflés comme des torses d’hommes de la construction. J’y rencontre mon dernier amant en vigueur, Oli. Avant de coucher avec cet homme au printemps dernier, je connaissais déjà sa réputation de séducteur et je le tenais en basse estime. Il s’est avéré un amant surprenant et il m’excitait d’une manière particulière.

J’ai rencontré Oli au mariage d’une amie. C’était une journée torride du mois de mai. La réception se donnait à Val-David, dans un chalet en bois rond muni de plusieurs dortoirs avec des lits superposés. Oli me regardait comme un charognard zieute un cadavre fraîchement broyé sur le bord de la route. Je me sentais désirable, ou quelque chose comme ça. Le champagne et la coke ont aidé. Au milieu de la nuit, je me promenais seule dans le jardin. Il m’a agrippée par-derrière et m’a propulsée dans le jacuzzi avant de m’y rejoindre et de refermer le capot. Il ne restait que quelques centimètres pour respirer. Je me sentais étouffer. Je pensais à ma robe en dentelle ocre qui serait ruinée. Il m’asphyxiait avec sa bouche, me plaquait contre les parois du jacuzzi, comprimait mon corps qui se démenait pour lui échapper sans le vouloir vraiment. Quand il s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas baiser faute d’espace, il m’a emmenée dans les dortoirs, a déniché un lit inoccupé au troisième étage et il m’a fourrée en mettant sa main sur ma bouche pour que je ne crie pas, en me chuchotant des mots pervers avec une douceur grinçante. Salope, pute, pétasse, les classiques. Après, le lit était détrempé. Oli ronflait. Le condom était encore sur son sexe mou.

C’était quelque chose de nouveau pour moi, de coucher avec un gars dont je me fichais et avec qui je n’aurais jamais envisagé être en couple. Lorsque je lui ai dit ça, histoire de mettre en lumière mon honnêteté, il a paru surpris, déçu. Au fil de nos rencontres, je me suis efforcée de lui trouver d’autres qualités. Je commençais à me dire qu’il n’était pas si mal, ou quelque chose comme ça.

Devant une rangée de kiwis barbus, il me propose de s’inviter chez moi. J’ai plus d’une objection, mais désarçonnée devant le turquoise de ses yeux, je cède à cette envie de lui insolite, un désir mêlé d’une répulsion sauvage.

— Criss que j’te baiserais maintenant, devant tout le monde. Ça t’excite que je te dise ça, hein?

À la place d’une réponse intelligible, je baragouine quelque chose d’imprécis en gloussant, mal à l’aise. Ses yeux affichent une concupiscence sublime. Il sait attirer n’importe quelle minette fragile dans son lit.

Lorsque nous pénétrons dans l’appartement, il se rend au salon.

— C’est beau. Est où ta chambre?

Ou bien, quand baisons-nous? C’est équivalent.

Il ne s’intéresse pas à moi. Je n’ai rien à foutre de lui non plus, alors ça peut aller. J’ai l’impression qu’il veut expédier la chose au plus vite. Il me propulse sur le futon poussiéreux et commence aussitôt à me déshabiller. Ma camisole craque sous ses doigts impatients. Il me place à quatre pattes, relève ma jupe et déchire mon string avant de se mettre à me sodomiser, pendant que je me demande ce qui lui a fait penser avoir reçu une invitation de ce genre. Je me retourne, vois mon propre sang sur sa bite dressée. Putain…

— On devrait se protéger Oli.

Devrais-je lui parler de cette chose qu’on appelle le respect, combinée avec cet autre paramètre qu’on nomme la réciprocité des envies? Un début de nausée diluée s’immisce en moi et prend la place que mon intégrité aurait dû avoir. Je vais dans ma chambre et reviens avec un condom, que je mets en place sur son sexe. En baisant par la suite, l’image de sa verge vermeille me hante. Ai-je eu l’impression d’avoir subi un abus? J’ai abusé de mon propre respect.

— Kira, j’pense que je vais te décevoir en tabarnak.

— Pourquoi tu penses ça?

Je plonge mon regard dans le sien, ses yeux aquatiques mouchetés d’or transpercent ma chair et viennent poignarder mes organes qui se flétrissent. Surtout mon cerveau.

— Ben criss, on dirait que tu m’aimes pis moi j’t’aime pas.

Intonation qui manque d’implication.

J’encaisse ses paroles avec flegme. J’ai la sensation de m’être fait rouler dans mes propres émotions, comme on roule des saucisses cocktail dans du bacon. Je me suis forcée pour le trouver intéressant car il semblait vouloir quelque chose de plus. Je ne sais pas trop quoi lui dire. Je me protège.

— Oli, je ne sais pas si tu t’en souviens, mais je t’ai déjà dit que je ne voulais pas être avec toi, que je ne t’aime pas.

— OK, mais je sentais que tu commençais à m’aimer. T’es là à me regarder avec ta p’tite face dévouée pis parfaite. Personne trouve ça attirant, ce genre de fille. Scuse, je l’sais que c’est pas cool mais faut que j’y aille. J’ai ma coloc qui m’attend pour souper.

Je le raccompagne à l’entrée du loft et le congédie. Lorsque la porte se referme derrière lui, je me mets à chigner. J’attire des personnes qui veulent m’utiliser pour une sodomie sanglante sur le coin d’un sofa. Rien d’autre.

J’ai l’impression d’avoir un gros amas de poil dans la gorge. Je pense au chat presque décoratif de l’appartement, celui qui vomit trois ou quatre fois par jour ses boules de poil, mêlées de résidus de plante et de croquettes pour félin, et je comprends comment sa vie doit être pénible. Avoir un gant de crin à travers l’œsophage n’est pas une sensation que je recherche à temps plein.

Je n’en reviens pas de m’être fait virer.

Je m’extirpe de ma torpeur. Je dois être à Québec dans moins de quatre heures, prête à commencer mon entraînement de main à main avec mes deux partenaires de travail.

Je prends une douche expéditive, dégoûtée par le plancher en plastique poreux qui semble abriter sa collection d’infections inédites. Les trente secondes qui s’écoulent suffisent à faire monter le niveau d’eau à mes pieds et la menace d’une inondation me fait envisager un curetage de notre système de plomberie, saturé des cheveux des deux déesses et du Mexicain qui habitent ici. Je ne prends pas la peine d’éponger l’eau qui ruisselle sur mon corps et qui marque au passage mon chemin. Je me précipite à la cuisine et y déniche une fourchette qui semble ne pas être utilisée souvent, quoique je ne puisse l’affirmer avec certitude. Je me promets de ne pas la remettre avec les autres ustensiles après l’usage que j’en ferai. Au passage, je me cogne la hanche sur la table à manger et malgré moi, je me mets à sacrer avec toute la finesse d’un bûcheron graveleux. De retour dans la salle d’eau, j’enlève le drain de la douche et en ressors, à l’aide de mon outil improvisé, un amas gluant et chevelu, savant mélange de savon, résidus capillaires décomposés et moisissure. Les expressions nauséeuses de circonstance me défigurent alors que je mets ma main sous la masse dégoulinante et accours vers la poubelle pour m’en débarrasser.

Je fourre mon sac à dos de quelques sous-vêtements propres et descends les treize étages de mon immeuble. Un homme d’origine libanaise me conduit juste à temps à la gare d’autobus pour que je puisse prendre le départ de treize heures vers Québec. Mon postérieur hoquette au gré des bosses sur la banquette en faux cuir. Douleur. Je ne sais pas si c’est la session de flexibilité ou bien la sodomie. Je le surélève à l’aide de mes mains pour le soulager. Le conducteur du taxi rechigne à me fournir un reçu, comme si cette tâche le détournait de son emploi du temps.