3

QUAND J’APERÇOIS LE PONT Jacques-Cartier sur le chemin du retour, une lueur d’allégresse me fait sourire. Montréal m’a accueillie quelques mois auparavant à grands coups de gloire, de déchirure amoureuse et de solitude. Je ressens une énorme gratitude envers elle. Je la subis, bien blottie dans mon rôle de victime urbaine.

Dans mon placard de la rue des Érables, j’ai fermenté la future moi en tuant la détresse de ma peine d’amour. Je soupçonnais Gab d’avoir pensé que j’étais déménagée parce qu’elle habite Montréal. Il ne me restait plus rien, pas même une parcelle d’amour-propre. Je me sentais comme au fond d’une piscine, attendant le moment propice pour me propulser vers la surface. J’ai passé au travers de cette crise en serrant les dents et en attendant que vienne le jour où la douleur qui me tordait la poitrine disparaîtrait. Je gardais mes plaintes pour moi-même, faute d’avoir des amis dans mon entourage avec qui les partager. Le téléphone n’aurait pu transmettre la détresse dans laquelle je barbotais.

J’ai l’impression d’être une cicatrice ambulante. Je ne suis ni heureuse, ni malheureuse. J’attends de la vie qu’elle me laisse dériver sur son dos, à bord de mon embarcation gonflable, sans qu’il y ait trop de remous. Il y a toujours ces zones de taches sombres dans mon existence, comme si ma vision était leurrée par un pointillé noir indélébile. Des trous d’où peuvent s’échapper toutes les bonnes choses, mais qui laissent pénétrer l’encrassement chronique. Mon filtre est défectueux.

Cette histoire n’est pas une belle histoire.

Je suis assise en face de mon café et je lis. Ai-je d’autres occupations hormis l’entraînement, la lecture et l’étalage de ma mélancolie? Peut-être pas.

On cogne à la porte. Pas encore midi. Je dois imaginer ces bruits sourds qui me dérangent dans ma lecture. Je me lève et me rends à la porte en traînant mes pieds sur le béton glacé. Musée de poussières édulcorées.

Tachycardie. Gab est là, devant moi. Il n’est pas encore midi. Du haut de ses escarpins vertigineux, elle transporte un gros sac en toile noire et un tapis de yoga. Déconcertée, je la laisse entrer. J’oublie de l’embrasser. Tant mieux. Dehors, les rayons de soleil viennent se fracasser contre les vitres de mon loft. Je les laisse entrer. Je suis de bonne humeur. Je fais glisser les fenêtres qui crissent sous mes doigts devenus blancs à force de pousser le métal. Une brise chaude et humide pénètre dans l’appartement.

L’ambiance est étrange, nos silences se coupent la parole et nos regards se croisent et s’évitent avec vélocité. Tout redevient normal après une dizaine de minutes, sauf qu’on ne couche plus ensemble.

L’entraînement me fait du bien. Elle regarde les figures que j’exécute et me donne deux ou trois corrections lorsque je finis une improvisation de mouvement, le front constellé de joyaux liquides. Pas délectable à observer. Je scrute ses positions de flexibilité extrême, j’ajuste la hauteur de ses jambes dans un mouvement, je l’aide à s’étirer. Elle m’écoute et je remarque de la gratitude dans son regard, des pétillements de satisfaction aussi. Nos séances lui ont manqué autant qu’à moi. Dans un bien-être tacite, nous continuons à nous entraider comme si nous n’avions pas eu d’histoire.

La vie suit toujours cette tangente en période de crise. On s’aime (je l’aime), on s’aime davantage (je l’aime davantage), on ne s’aime plus et on se déchire (elle ne m’aime pas et ça me déchire), on se déteste (je la déteste), on s’oublie (elle m’oublie), et on finit par s’aimer, mais différemment.

Gab est pragmatique, perfectionniste et fait toujours les choses de la même manière, dans un ordre duquel elle ne peut pas déroger sous peine d’un puissant dérèglement cérébral. Parfois, sa personnalité m’exaspère mais aujourd’hui, je la trouve réconfortante et apaisante. Elle m’a manqué et je suis heureuse de me sentir ni amoureuse, ni torturée, mais libre.

À la fin de notre entraînement, lorsque je la raccompagne à la porte, ses lèvres se posent sur ma nuque. Coussinets humides.

— Bonne soirée.

— Ouais, toi aussi. Tu es d’accord pour venir t’entraîner ici vendredi?

— Oui, c’est bon.