MA PREMIÈRE EXPÉRIENCE SEXUELLE a été un désastre. J’ai fait mon entrée dans le monde adulte non pas avec mon premier amoureux comme la plupart des adolescentes de quinze ans, mais avec un amant. Il m’a séduite avec les pots de crème glacée napolitaine qu’il venait déposer à la porte de ma maison banlieusarde à toute heure du jour, sous le regard bienveillant de ma mère qui, ayant toujours cru que j’étais lesbienne, semblait soulagée de voir que la loterie des orientations sexuelles ne m’ait pas désignée comme telle. Cet homme aurait pu être l’acolyte de Jack l’Éventreur, elle aurait été satisfaite juste parce qu’il s’agissait d’un homme.
Dès notre premier rendez-vous — un conciliabule hivernal dans l’habitacle d’une voiture chauffée par intermittence —, ce premier amant a eu l’honnêteté de me dire qu’il ne souhaitait pas être en relation en ce moment, mais qu’il aimerait bien qu’on passe ensemble quelques bons moments, si j’étais d’accord. Mon consentement représentait pour lui, j’imagine, une barrière éthique puisqu’il avait une dizaine de printemps de plus que moi. Voyait-il un problème dans le fait d’abuser de ma naïveté? Non.
Cette situation ambiguë était temporaire et je me disais qu’une fois qu’il aurait découvert la merveilleuse personne que j’étais à l’intérieur, il voudrait me prendre la main en face de Papa et Maman, séparément, car ils étaient divorcés depuis que j’avais sept ans. Il ne m’est pas venu à l’esprit que mon bel amant me disait la vérité sur ses intentions. Je lui ai ouvert la porte de mon cœur zélé et lorsqu’il a pénétré la candeur de mon âme avec son pénis que je ne verrais jamais, il s’est retiré et est allé se lover entre les cuisses de mon grand frère.
C’est à ce moment que j’ai arrêté de manger.
Mon frère est attiré par le sexe comme une mouche l’est par une lampe grésillante. Le fait que je le connaisse si bien — coupant ici l’effet de surprise — m’a empêchée de lui en vouloir. Suite à cela, je lui ai écrit une lettre d’amour fraternel, que j’ai accompagnée d’un chapeau hors de prix pour qu’il se sente moins coupable. Amour inconditionnel ou folie, c’est selon.
C’est à cet instant que j’ai mis le doigt dans l’engrenage maudit qui m’était destiné. On en a tous un qui nous attend quelque part. Le mien était mal caché. Si j’avais eu une once de perspicacité supplémentaire, j’aurais épargné ma santé mentale mais je serais plus naïve à présent. On ne peut pas tout avoir. Il est plus profitable d’être consciente et triste qu’ignorante et bienheureuse.
J’avais neuf ans, ou peut-être bien dix ans, je n’en suis plus sûre. Mes cheveux blonds étaient coupés au carré et me donnaient des allures incontestables de garçon, mes jambes étaient comme des branches de céleri, aussi verdâtres et anémiées que le légume, mon cerveau était vide à un tel point que je le regrette maintenant. Quand j’étais vieille de cet âge incertain, j’ai eu mon premier contact indirect avec le Pénis.
Ma belle-mère nous avait emmenés, mon père, mon frère et moi, au chalet familial des Dubé, sur la rivière à Mars, ou quelque chose qui sonnait comme ça. C’est curieux de voir comment on peut déformer les mots qu’on ne comprend pas pour qu’ils aient un sens à notre oreille. Je me rappelle très bien une chanson en particulier, «Cœur de loup». Aujourd’hui, si on me demandait de la chanter tout haut, le résultat serait très éloigné de ce que Philippe Lafontaine avait composé. «Cœur de loup, m’as-tu vu, m’appello, guidili, sors du riz, qui fait le coup de vent du bing bong!»: voilà ce qui trottait dans ma tête et dévalait sur mes lèvres lorsque ce tube roulait à la radio dans les années 90. Et je ne parle pas du palmarès anglophone de cette période!
Dans ce chalet non loin de cette rivière qui, probablement, ne s’appelle pas «la rivière à Mars», il y avait des lits superposés. Je ne me souviens plus du confort des matelas, ce n’est pas un détail qui nous semble important lorsque notre seule ambition d’enfant en vacances consiste à se baigner sans retrouver notre corps infesté de sangsues. Nous dormions sur ces lits étagés, dans une pièce qui était séparée de la salle à manger par un rideau poreux. Un soir, mes parents, mes tantes et mes oncles étaient tous attablés autour d’un jeu de Skip-Bo. Le sujet de conversation tournait autour d’un point visité à maintes reprises de sorte qu’il ne restait rien à ajouter de plus. La raison qui motivait une reprise de ce commérage assourdissant — ils parlaient tous en même temps — était que personne ne semblait vouloir accepter que les autres aient une version différente de l’arbre généalogique. Étaient-ils considérés comme la 7e ou la 8e génération de souche amérindienne, ou bien est-ce que l’arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère Cécile s’appelait bien Cécile ou est-ce qu’elle s’appelait Cyrille? Je les écoutais sans entendre, en passant mon visage de porcelaine infantile sur le textile molletonné du rideau gauche de la fausse chambre. J’aimais la sensation de son étreinte amorphe, j’abusais de son immobilité pour le caresser en posant mes mains sur son corps vertical, j’enfouissais mon nez dans sa chair avachie, en humais la pléthore d’essences diverses, de provenances mystiques. Mon paradis dans ce chaos familial, mon îlot de sécurité.
Après plusieurs dizaines de minutes impliquant mon visage et le rideau que je ne savais pas encore douteux, ma tante Eugénie, après avoir exposé une opinion qu’on avait déjà entendue, s’est retournée vers moi et m’a scrutée du haut de son corps mordoré avec sur le visage une expression qui oscillait entre la désapprobation et le dégoût.
— Mais qu’est-ce tu fas à t’mettre la face dein rideaux? Les chasseurs utilisaient ça pour s’torcher ‘a bitte quand y’allaient sua bol.
Les adultes avaient tous hoché la tête pour confirmer l’affirmation de ma tante.
Je ne me suis plus approchée des rideaux maléfiques, submergée par un mélange de honte et de perplexité. L’obsession de cette histoire m’a suivie longtemps et ce n’est que récemment que j’en suis venue à me demander pourquoi, s’ils étaient tous au courant de l’insalubrité de cet objet, ils ne l’avaient pas lavé. Pendant quelques années, l’image de centaines de chasseurs aux techniques de salubrité obscures, essuyant leur smegma sur un rideau fleuri, m’a hantée. J’ai certaines responsabilités concernant le fait que je n’ai jamais posé les yeux sur le sexe de mon premier amant. J’étais traumatisée et je crois que je le suis encore.