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VENDREDI. JE M’ÉCHAUFFE sur un des matelas gymniques de mon colocataire mexicain, El Tornado, artiste maquilleur chez M•A•C. Les traces que mes pieds laissent sur le vinyle noir trahissent le peu d’implication ménagère dont ce dernier fait preuve. Souiller l’appartement avant de repartir aussitôt chez son copain est son activité favorite. Lorsque ma mère m’a aidée à déménager dans ma deuxième demeure de Montréal au mois de juin, elle s’est exclamée en ouvrant la porte:

— Coucoune, on dirait une piquerie!

J’ai été déçue de son manque d’enthousiasme concernant mon nouvel appartement.

Ma mère est loin d’être l’épouse irréprochable de Monsieur Net. Elle passe sa vie en djellaba multicolore éclaboussée des fientes de son perroquet gris d’Afrique, en traînant ses pieds joufflus sur un parquet aussi sale.

Elle habite avec sa copine et la fille de celle-ci dans une banlieue cossue de la ville de Québec, qui semble regrouper la majorité des voisins délateurs de la région. Ils ont pour seule occupation la dénonciation des divers délits de ma génitrice qui, elle, prend un malin plaisir à défier les limites des lois municipales. Malgré celles-ci, qui stipulent qu’aucun animal de compagnie n’est permis dans le secteur sauf les chiens et les chats, ma mère possède une poule soyeuse, deux lapins bigarrés, un iguane couleur laitue, un lézard quelconque (je ne sais plus lequel, elle le change presque tous les six mois), une perruche obsessive-compulsive qui s’arrache toutes les plumes du corps et un chat pervers, un autre. Le perroquet mange à table avec la famille, éclaboussant tout le monde lorsqu’il secoue son bec plein de résidus de nourriture broyée. Ma mère héberge aussi une corneille à l’aile cassée qu’elle nourrit de morceaux de viande. Ou du moins, de substances animales.

Elle est le genre de femme qui se rend dans un abattoir afin de récupérer les cornes des animaux qui y sont exécutés, et ce, dans le but de les sculpter. Elle les enfouit pendant une année entière dans la terre de sa cour arrière afin d’éviter la propagation de microbes et le temps que les vers finissent de grignoter les poils et la chair résiduels. Ensuite, elle fait bouillir lesdites carcasses dans l’eau de Javel afin de les stériliser. C’est une étape délicate. Les résultats de ces actions insolites se retrouvent dans l’aquarium du lézard du moment.

Elle peut mettre toute sa concentration à la réussite d’une entreprise visant à ramener à pied et à l’aide de son diable, une roche de 300 livres trouvée, ou volée, à une dizaine de kilomètres de chez elle, mais elle a parfois de la difficulté à se souvenir de mon nom, enchaînant celui de tous les membres de ma famille incluant les mammifères et les reptiles avant de tomber sur le bon, le mien, et ce, de façon récurrente. Lors de la dernière célébration de la fête des Mères, ma créatrice a reçu un banc de scie. Vers 23h, elle a cru bon d’essayer son nouvel outil sans supervision filiale et s’est charcuté le majeur et l’index. Elle a haussé les épaules et s’est rendue à l’urgence avec ses bouts de doigts dans un des vieux sacs de pain en plastique qu’elle récupère. Ses résidus de doigts n’étaient pas assez gros pour être recousus et ma mère a émis le désir de les garder en souvenir. Je ne sais toujours pas ce qu’elle en a fait, ils sont peut-être dans son coffre à bijoux, à côté de ses boucles d’oreille en plume d’émeu et de ses stretcheurs en dent de crocodile achetés en toute illégalité sur Ebay.

Ma mère m’a donné mon cordon ombilical séché de façon cérémonieuse lorsque j’ai emménagé dans mon premier appartement. Cela symbolisait pour elle la fin de notre lien parent-enfant. Elle m’a aussi offert sa bague de fiançailles, au cas où je voudrais la vendre dans un moment de pauvreté. Ma mère est capable du meilleur comme du pire mais l’important, c’est qu’elle trouve toujours beaucoup de pertinence dans chacune de ses actions et pour cela, je ne peux que l’admirer. Je trouve déplorable qu’elle ne soit pas née à la bonne époque. Elle aurait fait une magnifique Viking.

Si ma génitrice a comparé mon nouvel appartement à un trou d’héroïnomanes, c’est qu’il y avait quelque chose d’alarmant quant à la propreté des lieux. Lors de la visite qui nous a conquises, mon amie Nini et moi, nous avons perçu le potentiel de ce taudis.

Au treizième étage, le loft fait tout le coin de l’immeuble et les fenêtres couvrent la totalité des murs. Nous avons la plus splendide vue de Montréal. Nous pouvons admirer les Laurentides, en passant par le mont Royal, et notre regard se pose même sur les montagnes de la Rive-Sud. Les levers et couchers de soleil s’étendent devant nos yeux en de magiques spectres ambrés, qui ravissent les plus sceptiques, incluant ma mère, après quelques verres de bière, servis de préférence dans un bocal en plastique rempli de gel qu’on doit mettre au congélateur au préalable afin que ledit gel se transforme en glace.

El Tornado y habite depuis plusieurs années déjà, mais n’a jamais arrangé les lieux de manière fonctionnelle. Avec Nini, on a peint, nettoyé, brossé, désinfecté et dégueulé pendant des semaines. El Tornado n’a pas remarqué le réaménagement et l’allure améliorée de notre logement. Il ne remarque jamais rien. Il est imperméable à toute situation qui ne l’implique pas directement. Il est aussi trop occupé pour acheter du papier de toilette. Je me demande comment il s’occupe de son hygiène génitale puisque ça fait quelques semaines que Nini et moi n’achetons du papier de toilette que pour nous-mêmes.

Nini est charmante. Je m’étonne de ne pas trouver sa présence lourde. Elle me demande de l’accompagner partout où elle va. Je la suis dans les allées d’épicerie, la regarde choisir des boîtes de Pogos et de Pizza Pochettes, des fromages hors de prix et de la nourriture humide pour les chats. Je la talonne lorsqu’elle a besoin de magasiner, restant des heures aux portes d’une cabine d’essayage pour lui donner mon avis sur ses diverses combinaisons de vêtements. Je me sens essentielle à sa vie et c’est une sensation ravissante.

On cogne à la porte. Je referme mon grand écart et me précipite en courant vers l’origine du bruit. Gab, tout sourire, se tient devant moi, fière d’être encore à l’heure. Elle fait des progrès. La demi-lune de ses lèvres affiche une satisfaction condescendante. Je retourne à mon tapis moelleux pendant qu’elle déroule son tapis de yoga fané par de constants trimbalements. En ignorant ma présence, elle retire ses vêtements pour ne conserver que son string en dentelle noire et enfile aussitôt une camisole blanche ajustée qui laisse entrevoir ses mamelons brunâtres ainsi qu’un pantalon en lycra. Elle est dans une forme spectaculaire. Elle se tient assise en indien au centre de son tapis, prend quelques profondes respirations et amorce en silence sa méditation pendant que je glousse d’inconfort comme à chaque fois. J’ai peur de la déranger dans son recueillement avec mon échauffement approximatif. Sa routine de préparation physique n’a pas changé depuis que je la connais. Au début, elle agissait en tant que mentor auprès de moi et m’a montré sa routine quotidienne, ses exercices. Je me suis appropriée son mode d’entraînement, en ajoutant ma touche personnelle. Parfois, il lui arrive d’essayer certains exercices que je crée, mais elle se sent inconfortable au sein de cet étalage de nouveauté et revient à son enchaînement réconfortant.

On s’entend, dans notre sérieux, notre manière de voir l’art, de le pratiquer. Elle est le complément dont j’ai besoin pour me pousser à la perfection, et je suis l’aide-mémoire qui lui rappelle qu’on ne peut pas tout contrôler. Je suis probotchage.

Gab me parle d’un projet qu’elle caresse depuis plusieurs mois, du bout de ses doigts anguleux. Ayant reçu une bourse de plusieurs milliers de dollars, elle voudrait réunir quatre ou cinq artistes et faire de la recherche, trouver un langage gestuel propre à la danse et aux arts du cirque. Elle veut que j’en fasse partie et je suis touchée. Mais peut-être est-ce aussi parce que je sens sa main sur mes hanches pour l’exécution d’un mouvement difficile. Son toucher dérive vers le pourtour de mes fesses. Ça doit être nécessaire.

Depuis que je la connais, j’aspire à travailler avec elle, à être à ses côtés sur une scène. J’enfouis cette révélation au fond de ma tête pour l’oublier. Je ne veux pas risquer d’être déçue si ce projet n’a pas de suite.

Lorsque nos muscles déclarent forfait et que l’entraînement prend fin après quatre heures treize minutes de travail, je remets le tapis sous le divan et fais disparaître les moutons poussiéreux qui roulent sur le plancher au gré du vent. Petites voitures fantômes. J’essaie d’éviter le regard de Gab. J’ai peur de moi-même, peur de déterrer les restes d’affection toxique que j’ai pour elle.

— Qu’est-ce que tu fais ce soir?

— Je ne sais pas trop. Je pars demain pour Paris et je vais faire quelque chose de relaxant je crois. Et toi?

— Je vais prendre un verre avec mon ex…

J’ai l’impression qu’elle veut insérer dans la conversation le fait qu’elle n’est plus avec sa copine. C’est d’une subtilité alarmante.

— Laquelle? dis-je malgré moi.

— Euh, la dernière.

Elle affiche l’air contrit approprié dans de telles circonstances et je prononce les paroles d’apaisement adéquates. Quoi de plus naturel que de réconforter une personne jadis aimée et maintenant blessée par une autre? Avant de partir, elle déleste un peu de lourdeur chez moi, juste assez pour que celle-ci se contorsionne à travers les trous noirs de mon corps. Putain.

Après un rangement rapide de l’appartement, je me fais un gros bol de café avec du pudding au chocolat et je me remets à la lecture de mon roman. Que pourrais-je bien faire d’autre? Quelques minutes s’écoulent, douces et coquines, avant que mon téléphone sonne.

— Allo.

— SalutKirac’estGab.

Elle tient à se nommer. Encore. Je reconnais sa voix depuis le premier coup de téléphone qu’elle m’a donné il y a deux ans après un cunnilingus dans un coin noir qui a généré en elle assez de bien-être pour la pousser à me rappeler. Elle en voulait plus.

— Oui.

Je m’aperçois que je maquille mal mon agacement face à l’obligation d’interrompre mon roman si prenant.

— Mon ex vient d’annuler notre rendez-vous. Aurais-tuenvied’allerdansercesoiravecquelquesamis?

Encore ce scotchage de mots…

— Euh, attends deux secondes.

Je fais mine d’aller baisser le son de la musique ambiante, le CD de Tom Yorke, tout en songeant aux conséquences de ma réponse.

D’un côté, une soirée asociale avec un roman tragique comme seul ami mais la tête reposée pour prendre l’avion demain.

De l’autre, une virée éblouissante, une tête dans le cul assurée, beaucoup de plaisir, des centaines de calories dépensées en dansant et la possibilité ambiguë de recoucher avec une ancienne amante qui m’a envoyée balader il y a six mois. Je colle à nouveau le combiné du téléphone à mon oreille.

— Vers quelle heure?

— Tu peux passer chez moi dans deux heures?

— Oui, OK. À tantôt.

J’envoie valser le reste de mon pudding au chocolat au fond de la poubelle en me promettant de ne plus jamais acheter ces produits en poudre sans gras, sans saveur et sans retour.

Je prends ma douche, en sandales cette fois-ci, et enfile une robe rouge. Je me barbouille la face d’un maquillage léger, avant de vérifier si mes bagages pour Paris sont complétés, dans le cas où je ne passerais pas la matinée à la maison. Je gagne le métro, me farcis les quarante minutes nécessaires pour me rendre chez elle, et à neuf heures cinquante-cinq, je suis aux limites de l’île, mon île virtuelle qui dépasse à peine le Plateau. À ce moment-là, je suis loin de me douter que mon doigt est dans l’engrenage et qu’il sera suivi par la totalité de mon corps inconscient. Je me suis toujours demandé ce qui se serait produit si j’avais refusé l’invitation inopinée de Gab. J’aurais fini par retrouver l’engrenage maudit quelque part au sein de mon parcours vicié. Il est inutile d’essayer de cacher une botte de foin derrière une aiguille.