GAB HABITE DANS UN BOUT sordide de Saint-Michel. Lorsque je débarque du bus et que je me mets à marcher en direction de chez elle, je suis témoin d’une conversation alarmante dans laquelle les protagonistes, âgés de moins de treize ans, planifient de scabreuses activités en égorgeant la langue française de leur jargon montréalais. Les garçons se perdent sous des mètres cubes de tissu qui affichent des gangsters à la prunelle vindicative. Les filles semblent vénérer le jeans peu flatteur qui compresse leurs tailles boudinées, basanées par le bronzage en canne. Elles s’empressent de glousser lorsqu’un des membres masculins de leur groupe dégueule une plaisanterie sexiste à mon sujet. Je suis trop préoccupée par le déroulement de ma future soirée pour entendre les persiflages qui effleurent mon oreille.
Je ne sais jamais quoi dire à l’intercom de Gab. Est-ce nécessaire de parler, de dire bonjour, de me nommer? Je suis la seule personne à nourrir ces angoisses illégitimes. J’appuie sur le bouton où est inscrit à la main le nom de mon amie. Un homme au teint blafard pousse la porte du building afin d’en sortir. J’en profite pour pénétrer dans l’immeuble, soulagée d’avoir été épargnée par l’intercom. Je gravis les marches de l’escalier, tourne à gauche au bout de quatre étages et cogne à la porte où une affiche du Cirque du Soleil se déploie. Gab a remplacé une danseuse en congé de maternité pendant quelques mois dans un spectacle du Cirque, ce qui lui a permis d’apprendre quelques acrobaties et de créer un style de danse hybride. Elle est devenue une danseuse et chorégraphe estimée suite à cela. Je crois déceler mon amie sous les couches d’un maquillage digne du Carnaval de Rio. J’étouffe un rire franc en étudiant le costume que porte Gab, à mi-chemin entre un extra-terrestre et les restes de papier d’emballage du Noël 1976.
La porte s’ouvre sur le corps à moitié nu de ma partenaire d’entraînement, enroulé dans une serviette bleue. Malgré moi, je la scrute de bas en haut. L’eau ruisselle sur ses muscles longilignes. Elle secoue la tête pour repousser sa chevelure de jais de son visage étonné. Des gouttelettes d’eau se mêlent à ses taches de rousseur parfaitement saupoudrées sur son visage oblong. Je lui montre l’horloge canari qui trône au-dessus de son comptoir en pierres luisantes.
— Désolée Kira, j’ai pas remarqué qu’il était déjà si tard. J’ai pas vu le temps passer.
La seconde suivante, je me retrouve avec un billet de vingt dollars chiffonné entre les doigts.
— Veux-tu aller chercher de la bière au dépanneur pendant que je finis de me préparer?
J’obtempère, fière de la tâche qui m’est confiée. J’adore acheter de l’alcool avec l’argent d’autrui.
L’établissement du coin est tenu par un vieillard asiatique à l’air coupable qui, on dirait, s’excuse de son existence. Je fais un petit signe de tête au commis qui lit un vieux journal chinois en tremblotant derrière son comptoir submergé par des contenants de jujubes vendus à la pièce et je me dirige au fond du commerce en quête d’une boisson susceptible de me griser. De retour à la caisse, le vieillard flétri baragouine en anglais le montant de mon achat et lorsque je lui donne le billet de vingt que Gab m’a remis, il l’examine avec un air suspicieux avant de le regarder face à une lampe infestée de mouches variées. Satisfait de la véracité de l’argent, le vieillard le dépose dans sa caisse enregistreuse à côté de ses congénères et me redonne quelques sous noirs américains. Les biscuits au chocolat me font des yeux doux lorsque j’empoigne mon achat alcoolisé mais je leur dis «non», fermement.
Chez Gab, je dépose sur la table les Guiness achetées à un prix exorbitant et me mets à admirer le luxe qui se déploie devant moi. Avant d’aménager à Montréal, je squattais ici lorsque je venais faire des stages de danse ou lorsque Gab m’invitait à m’entraîner avec elle. Tout cela n’était prétexte bien sûr qu’à me garder à proximité pour me baiser quand l’envie la prenait. J’ai pris l’habitude de flâner pendant des heures dans sa baignoire en sirotant un verre de riesling. Pour moi, vivre à Montréal signifiait habiter dans un appartement splendide, rien d’autre. Je laissais la lumière extérieure m’éblouir alors que je méditais sur ma future vie dans cette ville grandiose, avec Gab. Lorsque je suis arrivée dans mon appartement sur la rue des Érables, un logement que j’avais réservé via Internet sur le coup d’une rare impulsivité alors que je travaillais au Mexique, une profonde déception m’a assaillie. La chambre était à peine assez grande pour contenir mon lit double. J’ai dû laisser tous mes meubles dans le sous-sol maternel à l’exception de ma penderie, qui créchait par nécessité dans mon nouveau salon au plancher croche. Je choisissais mes sous-vêtements quotidiens au milieu de l’appartement, sous l’œil amusé de mon colocataire français. Ses abominables chats se sont empressés d’uriner sur mon lit blanc le jour où j’ai reçu le courriel de Gab. J’ai dû attendre un cycle de lavage et un cycle de séchage complet avant de pouvoir chigner entre mes oreillers d’où s’échappe encore aujourd’hui une subtile odeur de charogne. Unité Branchée Glade, arôme «Musc de fauve».
Au sein de cette rumination de beaux souvenirs, le hurlement grinçant de la sonnette.
Je prends dans ma main gauche le combiné de l’intercom et enfonce mon auriculaire dans le trou qui a jadis abrité un bouton permettant d’ouvrir la porte extérieure à distance. Je fouille à l’aide de mon petit doigt la cavité laissée par feu le bouton et tente de trouver les résidus du mécanisme. Le lointain son métallique d’une porte qui s’ouvre et se referme m’indique que je n’ai pas failli à ma tâche.
Je m’affaire à décapsuler une des Guiness qui m’attendent cordées sur la table de mélamine, histoire de me donner une contenance.
L’ami de Gab pénètre dans l’appartement. Je prends une gorgée de ma Guiness et le liquide brunâtre descend dans ma gorge. Il s’accroche comme un sirop contre la toux aux parois de mon œsophage. Je souris à l’homme devant moi en essayant de paraître concernée par sa présence dans la pièce. Tentative vaine.
Tom mesure cinq centimètres de plus que moi et ses cheveux châtains en broussaille lui donnent un air de gamin attendrissant malgré ses quarante ans. La première fois que je l’ai vu, il se démenait sur une scène et tentait de faire rire le public avec ses prouesses acrobatiques dans un spectacle de danse qu’avait dirigé Gab. J’ai aussitôt remarqué son énergie contagieuse mais j’ai été déçue d’apprendre qu’il était marié et qu’il avait une fille. Quand je parle de déception, je peux comparer cela au même sentiment qui m’a habitée lorsque j’ai appris que Johnny Depp venait d’épouser une jeune Française, et que cette fille n’était pas moi.
Nous ne nous sommes pas rencontrés cette fois-là.
Quand il m’a vue chez Gab pour la première fois, il a dit que j’étais jolie.
J’ai baissé les yeux et rougi. Il a énoncé cela comme si je n’étais pas présente dans la pièce et j’ai eu l’impression d’être témoin d’une conversation que je n’aurais pas dû entendre. Étais-je jolie par rapport à d’autres filles que Gab invitait chez elle?
Je ne suis pas une belle femme. Mes traits enfantins et mes joues hypertrophiées me rendent peu crédible. J’aimerais mordre l’excédent de mes joues pour recracher le tout et coudre la plaie laissée par mon autochirurgie. L’année dernière, la maquilleuse d’une session de photos de mode m’a lancée, alors qu’elle essayait de découper à l’aide d’un fard mes pommettes lipidiques:
— T’as quel âge ma chérie? T’as l’air pas mal jeune.
Elle a surenchéri, comme pour justifier sa question précédente:
— T’as pas encore perdu tes joues de bébé.
J’avais vingt ans. Je me suis dit qu’elles n’allaient jamais fondre, ces bajoues qui m’avaient valu un surnom aussi légitime que disgracieux — Badjoues — inauguré par l’amant crème glacée napolitaine.
Lors du dernier réveillon, Tom et moi avions discuté, tous les deux éméchés par l’alcool, l’ecstasy et les joints consommés. Il regardait ailleurs à la recherche de quelqu’un de plus pertinent avec qui s’amuser et j’en avais déduit que c’était le genre d’homme qui se foutait de tout. De lui-même et, plus particulièrement, de moi. Mais à ce moment-là, j’avais Gab dans ma tête et rien d’autre.
Il semble étonné de me voir chez Gab. Il doit se dire qu’on a recommencé à coucher ensemble. Je ne m’empresse pas de démentir ses soupçons silencieux. Il sort de sa poche une enveloppe en plastique contenant du papier à rouler et de la marijuana. On amorce une conversation, on échange des banalités de milieu du cirque corporatif: les contrats qu’on vient de faire et les prochains. Des faire-valoir puérils qui jonchent nos discussions d’artistes autonomes en quête de reconnaissance. C’est triste. Je lui confie avec angoisse l’avènement de ce périple à Paris pour Le plus grand Cabaret du Monde, certaine que cette bombe aura un effet magique sur mon interlocuteur. Tom daigne lever le regard et délaisse son joint pour quelques minutes.
— C’est drôle que tu parles de ça parce que je suis allé à cette émission y a un mois. Man, j’ai raté ma finale quatre fois et j’ai jamais réussi mon dernier truc. C’tait ridicule.
Il est donc humain.
Il se met à rire de bon cœur et je glousse avec lui, satisfaite d’avoir généré un tel engouement avec mon sujet de conversation.
— Man, j’ai tellement mal à c’te muscle-là. J’ai un peu abusé dans mon entraînement hier.
Il me pointe le petit muscle traître qui jouxte la face extérieure du tibia. Flairant un autre sujet de discussion qui pourrait remplir les deux ou trois minutes suivantes, je saute sur l’occasion et lui explique que je viens de suivre un stage de flexibilité extrême et que j’ai un exercice à lui montrer. Il se lève, non sans me servir ce regard révélant une parcelle de concupiscence face à l’étendue de ma flexibilité, et dépose sa cheville sur le comptoir en tordant son pied comme je le lui indique. Heureux d’avoir trouvé un remède à ses courbatures, il me regarde et me fait un clin d’œil complice. Je remarque une étincelle d’intérêt dans son expression et je rougis comme un jouvenceau roux devant la poitrine opulente d’une danseuse nue.
Gab arrive, l’effluve de son parfum la suit comme un chien en quête de nourriture. Elle prend place à la table et demande des nouvelles de Tom. Quelques bières plus tard, nous nous dirigeons vers le Vinyl Lounge, un endroit que Gab a repéré dans le journal culturel hebdomadaire. Tout en m’installant sur sa moto, je fais l’inventaire de ce qu’elle a consommé. Elle ne devrait pas conduire dans son état mais je déteste être rabat-joie. Je n’ai pas peur de mourir, j’ai seulement la trouille de ne pas avoir assez vécu.