L’ÉTABLISSEMENT EST PRESQUE DÉSERT. Quelques personnes sont attablées au bar et se retournent lorsque nous poussons la porte des lieux. L’ambiance pop détonne avec la tendance boudoir de la décoration. Les murs sont ornés de velours rouge. Nous enlevons nos chandails et accessoires divers avant de les déposer derrière le divan au fond de la pièce. Les deux amis se dépêchent d’aller commander des boissons.
— Qu’est-ce que ça te tente de boire?
— Mmm, un mojito. Merci Gab.
Je regarde autour de moi en tentant de me donner des airs détendus, mais je suis troublée d’être seule avec Gab et Tom. Ils reviennent avec mon mojito et des whiskys cola. Leur cocktail ne me branche pas mais puisque j’exècre l’achat d’alcool encore plus, je me donne la permission de boire dans leurs verres lorsque je sens que je n’ai pas encore atteint le degré d’ivresse nécessaire à mon dévergondage. Ils semblent ravis de me voir suçoter dans leurs pailles et moi, je suis heureuse de faire des économies d’argent. Tout le monde y trouve son compte.
Lorsque le DJ installe son matériel, Gab se précipite sur la piste de danse. Elle attend les premières notes de musique avant de se tortiller comme une gamine surexcitée. Elle entre dans une transe et son corps dérive vers une symphonie de mouvements qui, sans être inesthétiques, semblent décalés par rapport à ce qu’on s’attend à voir sur la piste de danse d’un club. Parfois, je me joins à elle et on en profite pour assimiler les diverses techniques de portés qu’on a apprises dans le cadre de stages. Sans être dénué de sensualité, ce travail en duo consiste à guider tour à tour les mouvements de l’autre en utilisant divers points de contact corporels. On peut y intégrer des figures acrobatiques et l’ultime apogée de cet art pour Gab serait de codifier un langage du mouvement dans le but d’improviser lors de spectacles. C’est une de ces expériences qui vous propulsent vers l’infini, comme une impression de vacuité insaisissable.
Je n’ai aucune envie d’aller la rejoindre lorsque je la vois entreprendre une de ses études du mouvement. C’est terminé entre nous deux. Elle est devenue une chose effacée, un voile transparent que je n’ai qu’à écarter afin de continuer mon chemin. Je me soupçonne de l’avoir aimée en confondant l’admiration que j’ai pour elle avec un sentiment de nature plus profonde. C’est la seule femme avec qui j’ai eu une relation et je crois qu’elle sera la dernière. J’entends une voix, en trame de fond de ma pensée:
— Veux-tu un autre verre?
Tom me fait émerger. Je regarde au fond de mon verre. Quelques feuilles de menthe flétries s’étalent sur les glaçons à moitié fondus, la limette écrabouillée boude de l’autre côté du verre. Je décline son offre en le dévisageant, m’attardant sur sa jolie chemise blanche avec des imprimés crème dont les trois premiers boutons sont ouverts. J’entrevois son torse imberbe et je me dis qu’il semble doux. Il est rare qu’un physique me séduise, en raison de ma vision saturée de beaux corps masculins. Mon métier autorise et exige de nombreux contacts physiques. Je ne vois rien d’extraordinaire au fait d’apercevoir un homme avec une physionomie rappelant celle de Ken. Cette histoire de performance sexuelle en proportion avec le pourcentage de masse musculaire chez l’homme est une idée aussi irréelle que scientifiquement démentie. C’est un peu comme la souplesse des femelles.
— T’as pas l’air d’être une grosse buveuse.
— J’ai un peu trop abusé la dernière fois et j’ai encore mal au cœur quand je bois plus qu’un verre. C’est comme si mon corps se souvenait de mes bêtises.
À défaut de pouvoir m’offrir une autre consommation, il me prend par la main et me guide en direction des courageux fêtards qui se sont aventurés dans le même mètre carré que Gab. Celle-ci pirouette dans une hystérie notable et ne semble pas remarquer les autres danseurs qui défient ses coups de pied involontaires. Ses membres infinis tournoient en happant tout ce qui se trouve sur son passage. Tom et moi entamons une série de déhanchements et de fanfaronnades, riant, grisés par la musique et la présence de l’autre. Je jette quelques coups d’œil vers Gab, m’assurant que celle-ci ne remarque pas le plaisir que j’ai à danser avec son ami mais elle n’a aucune conscience du monde extérieur. Je me sens bien pour la première fois depuis longtemps. Nos attouchements prudents font office de plaisanterie. Parfois, il approche son visage du mien et j’ai des palpitations, surenchéries par des ondes de choc le long de ma colonne. Plus je m’émoustille avec Tom, plus j’entends la voix de Nini qui me supplie d’arrêter de frôler le torse de cet artiste tourmenté. Je m’excuse auprès de mon partenaire et je me dirige vers la salle de bain en espérant qu’il regarde bien, pendant que je m’éloigne, le roulement suave de mon bassin, ma sensualité mystérieuse. Contradiction.
Les installations sanitaires sont miteuses. De nombreux amoncellements de papier brun jonchent le sol. Certains sont à moitié chiffonnés et humides et d’autres ont été jetés, inutilisés. Le robinet laisse une trace cuivrée sur le bassin du lavabo. Une machine distributrice nous promet l’obtention d’échantillons de parfum, de condoms et de spray contre la mauvaise haleine, en échange d’une pièce de un dollar. Machine précopulatoire.
Je retourne vers notre table et m’effondre sur la chaise la plus accessible. Je rassemble mes idées éparpillées un peu partout à travers le Vinyl Lounge. Certaines s’affairent sur Tom, qui me regarde le regarder tandis que les autres ricochent ici et là, sans but précis. Gab échoue à mes côtés comme si elle guettait ma solitude. Elle me frictionne le dos avec fébrilité. Des perles de sueur dégouttent de ses tempes et entre ses seins fiers, dressés. Ses yeux violets tentent de transpercer ma carapace de douleurs passées. Satisfaite de l’effet produit, elle me crache ce qui la titillait depuis le début de la soirée:
— Est-cequet’auraisenviederesterunpeuchezmoicesoir?
Bouffée de chaleur. L’angoisse m’envahit. Je m’empare d’un des verres de whisky cola et y prends trois bonnes gorgées qui descendent dans ma gorge comme une limonade. Je me revois en train de danser avec Tom et je me surprends à vouloir que cette ivresse ne s’arrête jamais.
J’ai un plan.
— Ouais, lets go. Je vais chercher Tom.
Gab n’a pas le temps de faire objection. Je déniche Tom au milieu d’un groupe de danseurs, le prends par la main et lui dis:
— Sauve-moi, viens chez Gab avec moi, je ne veux pas être toute seule avec elle.
Il me suit sans poser de question et je lâche un soupir de soulagement en le guidant vers la sortie.
— Man, j’pense pas que je peux conduire.
Tom titube avant de s’accrocher à mes épaules. Je crois sentir ses lèvres près de mon oreille, mais peut-être pas.
— Je vais conduire moi. J’ai juste pris un verre.
Gab part de son côté et je me dirige avec Tom en direction de sa voiture. Je ne parviens pas à me concentrer sur ce que raconte mon passager et je n’ai aucun souvenir du trajet menant à l’appartement de Gab, sauf peut-être un vague inconfort au moment où j’ai fait crier la boîte de transmission de la voiture de Tom lors du démarrage en pleine côte abrupte.