DES BRAS S’ENROULENT autour de ma taille et m’attirent contre un corps brûlant. Tom me fait signe de le suivre et nous escaladons l’escalier qui débouche sur la mezzanine. Je prends appui sur le mur et colle à moi cet homme qui, malgré son âge avancé, semble avoir conservé la vigueur d’un adolescent de seize ans, quoique, à bien y penser, je n’aie jamais couché avec un garçon de cet âge. J’approche mes lèvres fébriles des siennes. Le moment qui précède tout attouchement est infiniment précieux. Sa salive sucrée aux effluves de Coca-Cola et de marijuana se mêle à la mienne. Après quelques tourbillons de langues, nous arrêtons notre danse buccale. Il a des yeux mélancoliques et heureux à la fois. J’espère être la raison de ce bonheur. Ils sont entourés de rides qui trahissent son parcours de vie. Son regard attendri aime trop. Peut-être aime-t-il trop de choses à la fois. Ses joues sont creuses et confiantes, je les caresse de mes doigts envieux. Ceux-ci bifurquent vers la peau satinée de son cou, chaud et odorant, qui me rappelle les pierres brûlantes qui jouxtent la voie ferrée derrière la maison paternelle. J’y enfouis mon nez afin de le respirer et de ne jamais oublier cette odeur. Je tremble d’émotion et même si j’essayais de camoufler mon angoisse, je n’y arriverais pas.
Lorsque je penche ma tête vers lui pour l’embrasser encore, il s’excuse et emprunte les escaliers, d’où je vois monter Gab. Elle m’embrasse tout en me poussant vers un matelas posé à même le sol. Ses lèvres goûtent la menthe, avec un fond d’alcool. Guidée par l’excitation, elle empoigne le bas de ma robe et la fait glisser vers le haut. Je lève les bras pour laisser passer le convoi de tissu qu’elle jette sur le sol parmi une pile de vêtements propres non pliés. Je me souviens avoir maintes fois plié ses camisoles hors de prix, ses pantalons griffés, pour qu’elle ait plus de temps à m’accorder au sein de son horaire dément. C’est ce que les femmes font, j’imagine.
— Attends Gab. As-tu des condoms?
Je ne veux pas me faire avoir encore une fois. Et je veux surtout m’assurer de pouvoir coucher avec Tom.
— Non.
Putain.
J’effleure la boucle de sa ceinture et la détache en descendant sur elle. Je vagabonde sur chacun des muscles divins qui se déploient sous ma langue. Un corps bouillant vient se blottir sur mon dos pendant que j’enfouis ma langue à l’intérieur de Gab en sentant son désir couler entre mes joues. Tom embrasse mes omoplates, ma colonne vertébrale. Sa barbe naissante sur ma peau qui frémit. Il glisse sa main jusqu’à mon sexe qui commence à couler d’excitation. Je me retourne vers Tom en continuant de masser le clitoris de Gab. J’hésite à l’embrasser, ignorant s’il tient à goûter son amie à travers moi. Il ne semble pas préoccupé par ce détail gustatif et fonce sur mes lèvres. Je me demande, en sentant mon bas-ventre palpiter, si mon excitation est dissociable: j’ai l’impression de voir l’infini dans les caresses de Tom, mais de retrouver au sein des attouchements de Gab, quoique très plaisants, une série d’exercices sexuels. Pourtant, ses caresses ont toujours été suaves. Peut-être est-ce l’effet de la nouveauté. Tom s’est lui-même déshabillé mais il ne bande pas encore. Je le prends dans ma bouche en espérant attiser son désir. Gab, à ma droite, sort un godemiché en verre et me pénètre avec assurance. Je gémis pour exciter Tom avec cette vision pornographique. Je retire de ma bouche son pénis encore mou. Il me dit qu’il est trop gelé. Je ne sais pas comment le rassurer et même si je le faisais, j’aurais l’air d’avoir pitié de lui. Est-ce qu’il comprendrait si je lui disais que ça m’est égal que nous ne fassions rien ensemble? J’ai l’impression que nous aurons l’occasion de nous revoir. Je pourrais le tenir dans mes bras toute la nuit, bercer son inconfort, le mien aussi, et être satisfaite de notre collision momentanée.
Gab se lève et prend quelques gorgées d’eau dans un verre qui traîne sur la table de nuit. J’enfourche Tom sans le prendre en moi, glissant de haut en bas sur son sexe qui semble se réveiller peu à peu. Je n’ai jamais eu à susciter l’érection d’un homme. Je ne m’occupe jamais de cela, comptant sur ma nudité pour faire le travail. Peut-être ne suis-je pas assez à son goût.
Tom colle son visage sur le mien et semble avoir besoin de mes lèvres pour survivre. Je me sens lasse de faire ce va-et-vient sans pénétration et, voyant mon inconfort, Tom me demande:
— On fait ça pour toi ou pour moi?
Embarras.
— Euh, je pensais que c’était pour toi…
— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que tu viennes? Dis-moi…
Je n’en ai pas la moindre idée. Ça fait trop longtemps que je baise pour les autres. Je suis capable de venir dans mon sommeil, mais jamais avec quelqu’un.
Tom, dans un râle rauque et plaintif, vient sur son ventre veiné pendant qu’un sentiment mitigé me paralyse. Je suis désolée de ne pas trouver avec Tom la connexion sexuelle si prometteuse d’il y a quelques instants. Je voudrais reformater nos cerveaux et tout recommencer. Je lui tends un papier mouchoir et j’en prends un pour moi, que je colle entre mes jambes afin d’éponger les restes de sueur et de fluides. Gab me projette sur le dos et me donne un autre godemiché pour que je la pénètre. Le mouchoir dans ma main glisse sur les draps en bataille et je me dis qu’il faudra que je me rappelle de le jeter suite à nos ébats. Nous enchaînons quelques positions. Je regarde Tom, qui me regarde me faire baiser par son amie et j’essaie de lui prouver que je suis encore motivée, mais je crois que je joue mal le jeu car il lance:
— Gab, je pense que tu peux venir. Elle a l’air fatiguée.
Excitée par les paroles de son ami voyeur, Gab augmente la puissance de sa main droite sur son clitoris et de sa main gauche qui fait le va-et-vient dans mon sexe. Les parois de mon vagin s’engourdissent. Elle gicle sur mon ventre en poussant un soupir extatique. Nous prenons place tous ensemble sur le lit dont les draps sont éparpillés un peu partout autour du matelas. Lovée en cuillère entre les deux, je m’endors en me disant que cette position est de loin ma préférée de la soirée. La dernière chose que j’aperçois avant de sombrer, c’est l’heure sur le cadran de Gab. 7h14.
Secouée au milieu de ma fausse nuit, je sens Tom qui essaie de se dégager de mon étreinte. Je me rappelle qu’il a un rendez-vous important ce matin. Il pose sur ma joue rosée un baiser délicat avant de me quitter. La salive qu’il a laissée sur ma peau en m’embrassant m’émeut. Je veux me lever en même temps que lui et le raccompagner jusqu’à la porte mais je ne me sens pas la force d’amorcer un déplacement vertical. J’aimerais le revoir et encore toucher sa peau juvénile, le vénérer toute la journée. J’aimerais qu’on apprenne à être bien ensemble, j’aimerais…
Quelque chose me réveille. Mes cils sont gommés et je ne peux pas ouvrir les yeux. J’essaie de les frotter avec mes mains mais elles ne trouvent pas le chemin adéquat, faute de coordination matinale. Je me souviens de la nuit dernière et j’identifie la cause de mon réveil. Deux doigts pleins de salive s’affairent sur mon sexe. Je sens mon bassin grouiller sous la main de Gab. Je me laisse guider avec paresse et nous baisons sans trop d’implication. Sa douceur me fait du bien et j’accepte de lui prêter mon corps, plus par amitié que par désir.
Dans la baignoire, Gab et moi évoquons l’incongruité de notre ménage à trois.
— Ouais, c’était bien, mais un peu bizarre. Je ne suis pas certaine qu’on devrait recommencer à se voir.
— Oui, t’as raison.
Peu importe le degré d’amitié qui me lie à cette femme, il est improbable que cela débouche sur une relation amoureuse satisfaisante. Je pourrais forcer la note à ce niveau, je sais que je suis capable de m’autocréer des sentiments qui n’existent pas. Être avec Gab pour ne pas être seule? Je ne sais pas. Je suis avec mon amie, je ne suis plus amoureuse d’elle. Nous prenons un bain en commun tout en discutant l’arrêt de nos rencontres à caractère sexuel. C’est tout.
Lorsque nous considérons avoir macéré assez longtemps dans notre crasse, Gab tourne les deux robinets afin de trouver la température adéquate et se lève pour rincer, à l’aide d’une douche téléphone, les bulles de savon qui parasitent sa peau laiteuse parsemée de grains de beauté. Lorsqu’elle sort du bain, elle me tend l’instrument afin que je l’imite. Cette action immuable me fait détester la trempette en compagnie de Gab.
Nous déjeunons, accoudés au comptoir de sa cuisine aux allures et couleurs provençales. Je me contente d’une banane, que je coupe en tranches fines pour avoir l’impression qu’elle dure plus longtemps. Gab est titillée par l’envie de me poser quelques questions au sujet de mon régime inquiétant mais cela ne sert à rien de m’en parler. Elle sait que mon problème ne se résoudra pas de cette manière. Je suis bien d’accord avec elle et nous évitons d’en discuter. Tout le monde est heureux, ou presque.
— Ça te tente d’aller voir deux amis à moi qui font un show de variétés au parc Jean-Drapeau?
— OK, mais il faut que je sois chez moi dans deux heures. Mon vol est à 17 h.
Nous nous dépêchons, dans la mesure où Gab est capable d’efficacité. Quelques secondes plus tard, prête à partir, je me réjouis de l’image distrayante de mon amie qui valse entre différentes «tâches» qu’elle croit nécessaires mais qui selon moi sont tout à fait propres à la procrastination.
Pendant mon attente, j’essaie de ressentir à nouveau le délicieux toucher de Tom sur ma peau grisée de tendresse. Dans mon fantasme imagé, nos interactions ne souffrent pas de notre inexpérience en tant que partenaires et je me plais à penser qu’il n’est pas absurde d’en arriver à cette communion, cette fusion parfaite, à force de pratique. Enivrée par ces pensées berçantes, je me demande s’il est possible que Tom ne désire plus me voir, qu’il soit rassasié par notre aventure boiteuse. J’en souffrirais quelques jours, sentant ce rejet comme un échec récurrent mais je sais qu’il en serait mieux ainsi. Mes fantasmes sont réalistes.
Dans la voiture, Gab allume la radio, ce qui nous empêche de nous sentir inconfortables au sein de silences évocateurs. Je suis incapable de générer ni même de soutenir une discussion pertinente dans une voiture. Peut-être est-ce ma phobie de mourir broyée dans un accident de la route qui me déconcentre.
Le temps de trouver un emplacement libre pour l’Audi de Gab au milieu de la cohue familiale et de partir en courant vers la scène, le spectacle est terminé depuis un bon moment. À moitié déçue, j’invite Gab à marcher sur le sentier qui longe le fleuve Saint-Laurent où nous découvrons un chemin menant sur de gros rochers écailleux. J’ose m’informer auprès de Gab sur les relations réelles entre Tom et sa femme.
— Tom est séparé depuis plus d’un an mais il est encore en amour avec sa femme. J’pense pas qu’il veuille une blonde, si c’est ça que tu demandes vraiment.
Je n’insiste pas.
Gab propose de me reconduire chez moi et j’accepte volontiers. Il ne me reste qu’une heure pour me préparer. Je sens la fatigue me gagner alors que nous roulons sur la rue Saint-Denis en direction nord. Mes paupières semblent être gorgées de plomb et j’ai hâte d’être dans l’avion pour me reposer un peu.
En arrivant en face de chez moi, je remercie Gab de son attention et je la quitte, l’âme aérienne et libre.