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SAMEDI SOIR, ÇA FAIT DEUX JOURS que je suis revenue de Paris et je n’ai rien à faire. Ce n’est pas exceptionnel. Il pleut et je ne me sens pas l’âme vagabonde. Suis-je la seule à avoir la trouille de recevoir une tige de métal dans l’œil lorsque je passe à côté d’un piéton affublé d’un parapluie?

Mon téléphone sonne, c’est Oli, celui qui m’a enculée la semaine dernière.

— Qu’est-ce tu fais à soir Kira?

— Rien. Veux-tu venir prendre une bière chez moi?

— Ouin, OK. Mais j’peux pas rester longtemps, j’m’en vais à un party à soir.

Je l’attends pendant une heure. Il a peut-être décidé de me fausser compagnie. J’appelle Gab, juste pour savoir comment elle va, ou pour m’assurer d’avoir quelqu’un avec qui flirter ce soir, c’est selon. Je ne peux pas contacter Tom car je n’ai pas son numéro de téléphone et aussi parce que je ne veux pas me mouiller de façon aussi évidente, même si j’en meurs d’envie. Je préfère que les choses se produisent par elles-mêmes, ça me donne l’impression qu’elles m’étaient destinées. Gab se rend aussi à la fête.

— Est-ce que tu peux passer me prendre avant d’y aller?

— Euh, oui, sûrement.

J’entends Oli qui frappe à ma porte. Putain!

— Je vais m’arranger toute seule, ça va être un trop gros détour pour toi.

— Euh, OK, comme tu veux. On se voit là-bas.

J’ai la vague impression que ce que je viens de faire est pitoyable mais je me rappelle les paroles de mon ex: «On s’en fout que tu sois une salope». J’essaie d’appliquer ce qu’on m’apprend. Je suis une élève douée, chouchou de la totalité de mes professeurs précédents. J’ai une attirance pour cette relation mentor-élève.

J’accueille Oli en lui tendant une Belle Gueule. Je suis contente de le voir, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression d’être anormale. Si je dessinais une courbe graphique de la fluctuation de mes émotions, ce serait une ligne droite, avec de minuscules et subtiles pointes représentant les moments les plus émotifs de ma vie. Je me demande souvent si on ne m’a pas subtilisé une partie de mon intelligence émotionnelle lorsque j’étais plus jeune. J’essaie de trouver un événement de mon enfance ayant pu produire un tel stoïcisme mais je n’y arrive pas. Peut-être ai-je refoulé malgré moi un viol sordide, ou suis-je le résultat agrandi d’un bébé non désiré, mal aimé et négligé. Je comprends rarement les bouffées d’émotions, positives ou négatives, qui affectent la vie des gens qui m’entourent. Je dois être une piètre amie.

Oli vide sa première bière en dix secondes. Je lui en refile une deuxième et nous prenons place sur le rebord d’une fenêtre ouverte. Il ne pleut plus, mais une vive brise balaie nos cils, laissant dans nos yeux un voile humide, luisant. Il fume une cigarette et il essaie de me charmer malgré le fait qu’il ne veuille pas de moi en entier. Juste en pièces détachées: ma bouche et mes lèvres (pénétrables), mon bassin, incluant mes fesses (empoignables), mon vagin et mon anus (éléments convoités). En vidant ma coupe de vin, je me dis que je vais pouvoir m’abstenir de coucher avec lui ce soir. Nous nous rendons à la fête, lui en vélo et moi en taxi. Il arrive avant moi et m’attend devant la porte de l’appartement, sourire complaisant en prime. Lorsqu’il ouvre la porte afin de me laisser passer, il en profite pour passer son doigt dans le précipice que fait entre mes fesses mon pantalon noir serré, avec tout l’empressement d’un consommateur plantant sa carte de crédit dans la fente d’une machine distributrice.

L’endroit est génial. C’est un loft d’artiste où se mélangent de vieilles boiseries, des murs de pierres et un ameublement épuré. Gab danse dans un coin et je me dépêche d’aller l’embrasser.

— Wow Kira, t’es belle.

Elle empoigne ma cravate et la fait tourner autour de son doigt en se dandinant au son d’un reggae molasse.

— Merci Gab.

Quelque chose cloche dans son attitude. À force de la côtoyer, j’en suis venue à déceler la subtilité de ses expressions faciales, de son langage physique. Ses sourcils arqués, ses yeux violets presque fluorescents et chargés d’insolence, son sourire qui se veut timide mais qui embaume le traquenard à des kilomètres constituent son cocktail de séduction typique. Confuse, car il semblait clair pour nous deux qu’une rechute dans les bras l’une de l’autre n’était pas nécessaire, je tangue de gauche à droite en masquant mal mon orgueil flatté. J’imagine que ceci est le résultat de mon appel plus tôt ce soir. Si je ne l’avais pas fait, peut-être n’essaierait-elle pas de me charmer. Fatalité.

Une pression douloureuse se fait sentir dans mon bas ventre et je me rends à la salle de bain en titubant. Je rencontre Oli. Il en profite pour mettre encore sa main entre mes jambes, empoignant mon sexe avec véhémence devant tout le monde, espérant conquérir ce territoire disputé qu’est mon corps indécis. Je lui jette un regard méprisant avant de m’engouffrer dans la salle de bain. Cette pièce me sert souvent d’exutoire face aux moments chaotiques de ma vie actuelle. Dans la glace, je vérifie en valsant si mes dents n’ont pas trop adopté la teinte violacée du vin. Ce n’est pas fameux. J’ouvre le robinet d’eau froide et penche ma tête afin de m’abreuver du filet liquide, avant de rincer ma bouche, les lèvres plissées, les joues rondes et gonflées. Le résultat est discutable. Je baisse mon pantalon et me laisse tomber sur le siège de toilette, ou à peu près, l’ivresse m’empêchant de viser la lunette avec mon derrière. Je m’accoude sur mes genoux et accote mon menton dans mes mains en attendant que l’urine finisse de tomber. Bercée par cette musique irrégulière, je m’adonne à la contemplation de ma propre hébétude. Quelqu’un cogne à la porte lorsque je me lave les mains et je tente de me dépêcher, consciente d’avoir abusé de l’endroit. Lorsque j’ouvre la porte, Oli me repousse à l’intérieur de la salle d’eau en m’agrippant à la gorge. Il enfonce sa langue dans ma bouche, sort son membre dilaté et se masturbe devant moi. Il vient en quelques secondes sur mon pantalon et me quitte aussitôt. Viol discret. Rien à foutre.

La pièce principale comporte de nouveaux arrivants. Parmi les dizaines de têtes agitées qui se pavanent devant moi, je décèle Tom. Mon cœur bat dans ma poitrine, qui se soulève et s’affaisse avec hystérie. Je l’observe de loin, calmant les milliers de signaux surexcités qui s’activent en moi. J’ai déjà oublié l’assaut d’Oli. Tom porte la chemise blanche qu’il avait lors de notre dernière sortie mais elle est à demi camouflée par un chandail en laine gris effiloché à toutes ses extrémités. Il parle à la propriétaire des lieux. Je suis à quelques centimètres de lui et j’attends mon tour pour lui parler. J’ai une vue imprenable sur sa nuque osseuse et l’émouvante naissance de ses cheveux brun clair. En lui touchant l’épaule afin qu’il se retourne, je me sens défaillir. Il se retourne et son visage s’illumine après quelques secondes, le temps de laisser son cerveau analyser l’information visuelle qu’il reçoit. Il me sert dans ses bras en laissant échapper un «Arghhhhhh!» de contentement. Je hume le creux de son cou, qui exhale la peau grillée par un soleil trop fort. Son chandail gris sent le vieux fond de tiroir mais je me surprends à vouloir y déposer mon nez, avide d’un effluve déroutant. J’ai envie de l’embrasser, de passer ma langue sur sa clavicule, de le mordre afin de conserver une partie de lui entre mes joues comme font les écureuils.

— Comment ça va Kira?

— Je suis contente de te voir. J’avais hâte de… de te revoir.

Un silence s’installe, doux, berçant, et au terme de cette suspension mirifique, il me resserre dans ses bras. Je fonds alors dans le délire d’une jouissance insoutenable. Mon pantalon mouillé colle sur ma cuisse.

— Je pensais à toi aujourd’hui. Je suis allé faire de l’escalade avec Gab et ma fille. Je lui ai demandé de t’inviter mais elle n’a pas voulu…

Un sourire complice se dessine sur ses lèvres fines, gercées. Je comprends que Gab n’est pas aussi indifférente à moi qu’elle prétend l’être. En ne m’invitant pas, comme le lui a suggéré Tom, elle voulait me garder pour elle seule. Adorable égoïsme.

Nous continuons notre conversation mais une envie irrésistible de nous étreindre encore nous tenaille. Le mouvement nerveux de ses doigts sur son verre de whisky cola me donne envie de les sucer pour en extraire l’angoisse. Je voudrais en avaler le suc et le conserver en moi à jamais. Coudre nos bouches, fusionner nos fluides, fuir avec lui pour que ma réalité puérile s’évanouisse.

— Comment c’était, Paris?

Mes lèvres qui s’ouvrent et se ferment le captivent. Je suis peu concentrée sur mon discours. Nous sommes prisonniers d’une situation extérieure qui nous contraint à agir de façon convenable en public. Quelqu’un l’apostrophe et je suis soulagée. J’ai peine à réfréner mes envies de me faire prendre par lui au beau milieu du salon.

Je me laisse choir dans une place vide sur le divan. Mon esprit tourmenté par de prodigieux fantasmes a besoin de repos. Oli m’assaille à nouveau. Il glisse sa main sous mes fesses et me regarde comme un Viking conquérant. Il se penche vers mon oreille et y glisse sa langue humide.

— T’as crissement envie de baiser avec moi, je l’sais. Je te fourre par-derrière sur le comptoir de la toilette pis j’te serre le cou en même temps jusqu’à ce que tu chokes de plaisir. T’aimerais ça, hein, p’tite salope? Tiens, touche ma pine, elle est toute prête pour ta chatte mouillée.

Bouleversée par la rudesse de son approche, je reste coite et retire ma main de sa poigne compacte. Gab me libère du joug de mon agresseur. Elle m’attire à elle et m’invite à danser. Je me sens plus en sécurité avec elle qu’avec Oli. Elle est plus respectueuse. On s’amuse à trouver des manières ingénieuses de faire bouger nos corps fougueux. Elle me sourit et je la trouve radieuse. Après quelques pièces de musique, je me sens moins confortable. Je ne veux pas qu’elle s’imagine pouvoir finir la soirée avec moi. Je m’évade dans un vide musical en lui servant un sourire coupable. Pour éviter d’être encore abordée par Oli, je fonce sur Tom, qui se sert un verre dans la cuisine. Je le serre dans mes bras.

— Tom, j’ai envie de toi. Veux-tu venir chez moi ce soir?

— Euh, oui. Mais… je ne pourrai pas rester. Je dois aller reconduire ma fille à l’aéroport demain matin. Elle retourne chez sa mère.

— OK, je comprends.

La place se vide au gré des minutes qui passent. J’espère voir partir Oli et Gab afin d’éviter le désagrément de devoir me confondre en excuses devant eux. J’ai l’ennuyeuse sensation de devenir une putain débauchée à force d’entretenir les désirs de tout le monde de façon simultanée, comme on entretient des orchidées fragiles.

Je commence à lacer mes bottes, cachée derrière la porte de la salle bain. Gab déniche ma cachette que je croyais introuvable.

— As-tu besoin d’un lift?

Je me tortille dans ma position accroupie.

— Merci Gab, mais je vais marcher. J’ai besoin d’air.

Un air qui inclut la douce respiration de Tom. Déconfite, elle me souhaite une bonne fin de soirée avant de partir les épaules voûtées et la démarche traînante. Ça me rend triste.

Il reste six personnes dans l’appartement: Tom, moi, Oli, une fille que je ne connais pas et les deux propriétaires des lieux. Ceux-ci nous raccompagnent à l’extérieur. J’amorce ma tournée d’adieux faussement intéressés et lorsque j’en arrive à Oli, il me dit:

— C’est ça Kira, va baiser le p’tit vieux.

Il se rapproche de mon oreille pour y cracher ses confidences.

— J’suis sûr qu’il bande même pu le vieux criss.