DANS LA VOITURE, Tom dépose sa main sur ma cuisse. Il pense que c’est la place qui lui revient de droit. Cet attouchement parvient à me faire bégayer et les indications que je lui donne manquent de cohérence. Il a de la difficulté à se concentrer sur la route et ne semble pas être en mesure d’éviter de me regarder. Il sait caresser le psychisme d’une femme. Lorsqu’on croise un feu rouge, il saute sur moi et m’embrasse avec zèle. Nos bouches s’humectent et se mêlent dans un instant d’éternité concassée. Ma tête se noie dans une piscine d’adrénaline. Le lointain bruit d’un klaxon nous ramène à la réalité et Tom presse la pédale de l’accélérateur.
Lorsque nous pénétrons dans mon immeuble, je le guide à travers les couloirs sinueux, m’arrêtant parfois pour joindre ma bouche à la sienne, pour coller son corps sur le mien. L’ascenseur, supplice infini, prend tout son temps pour nous acheminer à notre destination pendant qu’un léger regard d’inconfort se glisse entre nos yeux déroutés.
Nos vêtements volent dans les airs avant de retomber sur le plancher de ma chambre en un bruit sourd. Le tintement des portions métalliques de son pantalon meurt vite au sein de nos souffles saccadés. Je n’entends plus que le silence de nos plaintes encore étrangères. J’espère qu’on sera à la hauteur de notre désir.
Après, ce après qui se complaît dans un inconfort désolant.
— Pourquoi t’as pas joui?
— J’sais pas. Ça me prend du temps avant de faire confiance à quelqu’un et de me laisser aller.
Il me serre dans ses bras, il comprend ce que je dis. J’aimerais être un homme et connaître ce que ça fait de posséder un plaisir sexuel aussi endémique. Nous sombrons ensemble dans un sommeil incertain, lovés en cuillère. Ses mains sur mes côtes fondent en moi comme l’empreinte incandescente qu’on laisse sur le bétail pour les identifier. C’est une brûlure qui me tourmentera bientôt.
Je me réveille et je constate que je n’ai pas sommeillé longtemps, quelques minutes. La main de Tom, celle qui était déposée sur un de mes seins, se fraye un chemin jusqu’à mon sexe et commence à me caresser avec douceur. Je me concentre sur mon plaisir. Son toucher est agréable, mais je n’aurai pas d’orgasme, je le sais. Je me retourne vers Tom en lui indiquant de se coucher sur le dos et je l’enfourche.
— Aimes-tu comment je te caresse?
Je hoche la tête de façon floue.
— Étais-tu proche de venir?
— Non.
L’obsession de l’orgasme des hommes m’éloigne de mon plaisir. Nous restons accrochés l’un à l’autre, de peur de nous perdre dans l’inconfort. Je sens son souffle dans mon oreille, comme s’il avait voulu me dire quelque chose, mais qu’il s’était tu, paralysé par la peur.
— J’aimerais bien apprendre à faire l’amour avec toi… Kira.
Sa phrase me tord le ventre. Mes veines se dilatent. La considération et la sensibilité me font peur, elles déclenchent des choses. De belles choses. Je songe alors à ma relation avec le sexe. Je n’ai jamais vraiment fait l’amour. Je me suis toujours contentée de baiser. Apprends-moi à aimer, Tom, car je ne sais pas comment, apprends-moi à ressentir car je ne l’ai jamais su.
— Il faut que j’aille chercher ma fille. Mais je voudrais bien rester avec toi et te caresser jusqu’à ce que tu aies l’orgasme de ta vie.
— Bonne chance!
Il remet ses pantalons en sautillant.
— Veux-tu me donner ton numéro de téléphone?
Il me quémande une faveur, je la lui accorde. Comment résister à l’humidité de ses yeux lorsqu’il me parle, à ses grognements lorsqu’il m’étreint? Je lui récite fiévreusement les sept chiffres, qu’il sauvegarde dans la mémoire de son cellulaire.
— Je pars à Helsinki lundi, pour une semaine. Ne t’inquiète pas si je ne te donne pas de nouvelles.
Il est gêné.
Son dos est strié de mes coups de griffes, mes doigts y trottent comme sur une carte aux trésors. De petites collines éclosent sur sa peau rougie, sa chair de poule émouvante. Il me serre dans ses bras et je veux mourir. Il me borde, me saucissonne entre mes draps. Coincée, je reste dans cette position car c’est Tom qui m’a placée ainsi et j’ai peur de détruire quelque chose entre nous si je bouge.
En me réveillant quelques heures plus tard, je me demande comment je vais réussir à occuper ma semaine de façon à ne pas penser à Tom jusqu’à ce qu’il revienne de la Finlande et qu’il m’appelle. Nous sommes dimanche, il part demain. C’est une journée d’attente superflue qui ronge ma patience. Je vais courir.
Le vent ralentit ma cadence, la pluie me fouette le visage et mes souliers commencent à s’imbiber d’eau. Malgré tout, l’effort me motive et je redouble d’ardeur jusqu’à ce que je rampe pour atteindre la porte d’entrée de notre immeuble. En prenant ma douche, je me rends compte que ma colocataire Nini me manque. Je m’ennuie de sa présence stimulante, de nos discussions interminables. J’ai hâte de lui parler mais j’ai peur qu’elle désapprouve mes actions. Je la connais peu mais elle a des idées très définies sur ce qui est sain, ou malsain, pour une personne. Peut-on savoir ce genre de chose?
J’ai rencontré Nini lors d’un contrat au Mexique en janvier dernier. Durant le mois où l’on a travaillé ensemble, je ne lui ai pas parlé parce qu’elle ne démontrait pas d’intérêt à me connaître. Deux semaines après ce contrat, je déménageais à Montréal et j’ai été heureuse de constater qu’elle et sa partenaire de travail, Mel, s’entraînaient au même centre communautaire que moi. Quelques mois plus tard, notre envie d’évacuer nos appartements miteux respectifs nous a unies dans la recherche d’un logement. J’appréhendais un peu la cohabitation avec elle, car à la base nous n’étions pas très proches.
Je lis sur le rebord de la fenêtre, à cheval sur le cadre métallique de celle-ci, ma jambe gauche non épilée pend dans le vide. Le soleil décline à l’horizon, et le ciel se teinte d’or et de rose. Il fait chaud pour ce début du mois de septembre, un attroupement d’enfants en maillots de bain décolorés flâne sur les trottoirs envahis de mauvaises herbes. Mon regard est attiré par le vide. Ma vie ne tient qu’à un simple détail, l’équilibre de mon corps. Je pourrais laisser tomber mes épaules vers la gauche, je ferais alors une chute mortelle et irais m’écraser sur le trottoir. Je me demande à quoi ressemblerait mon corps sur le béton refroidi par l’ombre de l’immeuble.
La lourde porte de l’appartement s’ouvre. C’est probablement une personne qui s’est trompée de local, quelqu’un qui pense pénétrer dans une des manufactures qu’on retrouve en grande quantité dans cet immeuble commercial qui me sert de logis clandestin. Je ne barre jamais la porte. Je n’ai jamais eu peur de me faire agresser dans ma propre maison. De purs inconnus entrent parfois chez moi, ils me découvrent en sous-vêtements, tasse de café à la main. Ils s’excusent, me demandent s’ils sont bien à tel atelier mais constatent que ce n’est pas le cas, face à mon air abasourdi et à mes caleçons constellés de hot-dogs juteux.
Je vais accueillir l’inconnu afin de le congédier, désireuse de retourner à mes pensées.
— Bebi, on a gagné l’or!
Nini sautille autour de moi avant de me serrer dans ses bras. Je suis confuse.
— Qu’est-ce que tu fais là? Je pensais que tu arrivais demain.
— Ben, j’étais tannée, fak j’ai changé mon billet.
Elle brandit sous mon nez sa médaille d’or, gagnée lors de la compétition de cirque à laquelle elle a participé. On leur a octroyé, à elle et sa partenaire, une rutilante bourse de 3 500 euros. En retirant les vêtements sales de ses bagages, elle me raconte son voyage et elle me parle des personnes qu’elle a rencontrées. Elle étend la totalité de ses effets personnels dans le couloir de l’appartement et je comprends qu’elle m’a manqué. Sans elle, sans ses projets de tricot qui traînent dans le salon, sans les pauses cigarettes qu’elle se permet à l’insu d’El Tornado, sans ses demandes constantes de lui «prêter» du lait le matin, notre loft manque de vitalité.
Je lui parle de mes aventures et elle écoute en éjectant dans l’air humide des borborygmes décousus.
— Qu’est-ce que t’en penses? J’hésitais à t’en parler. J’avais peur que tu me juges.
— Tom a l’air gentil, mais j’ai entendu dire que c’est compliqué avec son ex-femme.
Mon cellulaire sonne. Je réponds:
— Allo.
— Euh, Kira? C’est Tom. Comment ça va? Qu’est-ce que tu fais?
Ahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh!
— Ça va. Je parle avec Nini, elle vient de revenir de voyage. Toi, ça va?
Il soupire
— Oui, ça va. Je suis en route vers l’aéroport. Je voulais venir te voir mais avec ma fille et tout… c’est la merde. Elle a raté son avion hier, elle voulait pas aller chez sa mère à Toronto, j’ai dû la chercher partout chez ses amis et lui racheter un billet. Bref, je n’aurai pas le temps. Mais man que j’aurais envie de te faire l’amour!
— Ah, c’est gentil d’avoir appelé… Je suis étonnée.
— Il faut que je te laisse, j’arrive à l’aéroport.
— OK. Bye Tom, bon voyage.
Je retourne au salon.
— Qui c’était Bebi? T’as rougi comme un homard dans l’eau bouillante.
— C’était Tom. Il pensait à moi.
Je n’arrive pas à croire ce qui arrive. J’ai l’impression d’habiter dans le corps d’une autre personne, un corps sans trou, sans défectuosité. Un filtre parfait. J’ai peur de mourir avant que Tom revienne. J’ai la phobie illégitime qu’un accident survienne avant que se passe un événement que j’attends avec impatience. Je serai prudente cette semaine, juste au cas.
Nous passons, Nini et moi, une belle soirée remplie de confidences et d’éructations involontaires. Son habitude de me parler en enroulant ses cheveux bouclés autour de son index m’ébranle. Ses cils sont tellement longs qu’ils touchent le haut de ses paupières soyeuses. Elle ressemble de plus en plus à cette photo de femme qui traîne sur sa table de nuit, sa mère décédée il y a dix ans.
Le soir, dans mon lit, j’angoisse. J’ai peur de commencer quelque chose avec Tom en sachant que c’est voué à l’échec, comme la totalité des couples de ce monde. Toutes les relations que j’ai chéries jusqu’à maintenant ont implosé, encore dans le fœtus de leur formation. J’ai peur de ne pas me remettre d’une autre défaite.