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ENTORTILLÉE DANS MES DRAPS, j’essaie de trouver un coin de mon lit qui ne soit pas en train de cramer sous les rayons du soleil matinal. Je dois changer de position tous les quarts d’heure pour éviter de finir en rôti. L’énorme fenêtre de ma chambre est une loupe et je suis sa cible agacée. En somnolant, je jauge ma journée à venir, sa trivialité complaisante. Il me reste beaucoup de travail à accomplir d’ici mon spectacle de demain et je dois me concentrer sur cela. Je me lève. Je suis risible à force de faire la toupie dans mon lit. Gratifiant le soleil de quelques coups d’œil revanchards, j’enfile mes vêtements d’entraînement: un pantalon de jogging gris et une camisole blanche.

L’horloge est ma damnation du jour. Les aiguilles avancent avec lourdeur. Je vis au ralenti, comme une mouche gommée dans un pot de miel qui tente de s’en sortir en battant des ailes. Ma tête n’est pas très coopérative mais je me force à cumuler trois heures d’entraînement. Vers la fin de l’après-midi, Gab m’appelle et me propose de participer à un cours de ballet au studio Bizz. J’accepte son invitation, contente d’échapper à la menace d’une soirée en solitaire. Je me prépare en toute vitesse et cours jusqu’au studio afin de ne pas arriver en retard. Ah! La naïveté de ma ponctualité!

Nous sommes une trentaine d’élèves à participer à ce cours d’initiation qui précède la session automnale du centre. Seulement un homme dans la classe, le professeur. Vingt-sept filles en cuissards colorés font balancer leurs aréoles sous des camisoles transparentes. Pas Gab. Lorsqu’elle arrive, vingt minutes se sont déjà écoulées, parsemées de pliés, de grands battements et d’élevés. Elle retire avec langueur son chandail et je me surprends à admirer ses épaules découpées, sa taille étroite, la ligne de sa mâchoire, parfaite. Le cours est aliénant, trop basique et très peu inspiré. Je me concentre sur Gab qui, entre deux chassés, me regarde de ses yeux feutrés, caressants.

À la fin de deux heures d’exercices ennuyants, elle me demande si j’ai envie qu’elle me raccompagne chez moi. J’accepte, avant de recevoir entre les mains un casque de moto éraflé qui à coup sûr me donnera une tronche de marmotte bouffie. Nous arrivons près de sa Harley.

— Comment ça va?

— Pouet, pouet…

— Quel genre de pouet pouet?

Ce n’est pas le genre de discussion que je suis prête à avoir sur le coin d’une rue entre deux clochards qui, visiblement, se disputent le territoire de mendicité. Gab m’invite à prendre un café au Première Moisson.

— Je suis un peu fourrée dans mes relations. J’ai l’impression que ça peut juste mal aller, même si on s’aime pis toute.

Nos deux cafés refroidissent au gré de nos discussions, de nos rapprochements.

— Hum. Je peux te confier quelque chose? Quand je t’ai rappelée récemment, j’avais envie qu’on trouve une manière d’être ensemble. Je me sens proche de toi, je tripe à m’entraîner avec toi. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas avoir une relation pratique.

Je ne sais trop qu’en penser. J’adore Gab et je sais que cette relation dont elle me parle est possible mais trop d’éléments bourdonnent dans ma tête en même temps. Trop de monde, trop de sentiments contradictoires. J’ai l’impression de souffrir de schizophrénie momentanée avec toutes les indications divergentes qui me caressent l’esprit. Tom se dilue dans mes pensées à force de se faire si silencieux. À la fin de notre entretien, nous nous étreignons, toutes les deux ébranlées par un émoi tabou. Assise derrière elle sur sa moto, je me colle à son dos brûlant. Un vent glacé glisse sur mes joues et me fait plisser les yeux. Gab dépose sa main sur une de mes cuisses lorsque la conduite le permet. Elle me fait débarquer de son bolide à la porte de mon immeuble et j’ignore si je dois l’inviter. Avant que j’aie le temps de parler, elle pose un baiser dodu sur mes lèvres et me lèche l’intérieur de la bouche. Elle prétexte une chorégraphie à compléter avant demain et je la laisse filer, heureuse de ne pas avoir brusqué mon humeur casanière.

Il reste cinq minutes avant ma performance et je suis l’artiste qui a l’honneur de briser la glace. Trois autres numéros de cirque sont au programme: Nini et Mel, un duo de tissu aérien et une équilibriste. Dans le noir de la coulisse, les tremblements de mon corps font osciller les rideaux. J’essaie de visualiser ma routine tout en gardant un œil sur le régisseur blasé qui me fera un signe lorsque ce sera à mon tour de monter sur la scène. On m’annonce et je reçois mon signal, lancé sans même un regard d’encouragement par l’homme au casque d’écoute qui est en charge des artistes.

En mettant le pied sur la scène, j’essaie de m’oublier et d’éteindre mon cerveau afin de n’être qu’un corps robot exécutant ce pour quoi il a été entraîné. Mes mains vibrent et ma démarche est hésitante. Le sol semble tanguer sous mes pieds crispés. Je prends place sur la scène et j’attends que ma musique démarre. Mes premiers mouvements sont craintifs et saccadés. Le doute s’immisce en moi. Je coupe certains mouvements chorégraphiques car j’ai peur de mal les exécuter, de ne pas assumer leur sensualité, leur audace. La première figure technique se pointe à l’horizon avec toutes ses incertitudes, son arrogance et sa trahison possible. Tout va se jouer dans cet espace-temps immobile. Par miracle, la figure tient bon, me donnant ainsi la confiance nécessaire afin de terminer ma routine sans trop d’embarras. Après la grande finale de mon numéro, je me sens morose. J’accueille les applaudissements égrenés des spectateurs déposant à peine leurs fourchettes ou leurs verres de vin afin de me rendre hommage. J’ai la certitude de ne pas avoir fait mon possible pour bien performer.

Dans les coulisses, je m’assois, renfrognée, et je regarde la suite du spectacle, cachée dans l’obscurité ambiante. Les trois autres numéros s’enchaînent comme un concert symphonique parfaitement coordonné et, à mon grand désespoir, ils reçoivent tous une ovation debout. Mes mâchoires se raidissent et je sens dans ma bouche le goût âcre d’inévitables sanglots. Je me rends dans une des cabines de la salle de bain pour y expulser ce venin qui pourrit ma tête. Je suis dégoûtée par mon sentiment, un mélange d’envie et de haine. Ma colère ne se tarit qu’en arrivant à la maison, après une longue et ténébreuse promenade en taxi avec Nini.

— Kira, t’es fâchée?

— Pfff!

— Oh! Come on. T’étais toute belle sur la scène. Tout le monde a craqué. C’est normal que ça soit un peu dur d’être le premier numéro. Mais tu les as bien embarqués dans l’ambiance.

— J’ai juste peur pour l’audition de samedi pour les cabarets allemands. J’aimerais ça impressionner tout le monde.

— Demande à Gab de t’aider.

— Ouais, je vais faire ça.

Calmée et rassurée par ses paroles, je vais rejoindre mon lit, où je parviens encore à retrouver l’odeur de Tom sur mes oreillers.