15

JEUDI, je déniche dans une petite boutique sur Mont-Royal des bottes noires en suède. Nini pense que ce sont des bottes de salope et je suis d’accord avec elle. Je ferai ma comptabilité morale plus tard. J’ai aussi acheté un disque compact, Emily Haines and the Soft Skeletons, Knives don’t have your back. En lisant la critique dans le Voir, je me suis dit que ce disque avait été créé pour moi. Je me donne une importance non méritée, peut-être.

En arrivant à la maison, j’appelle Gab car j’ai envie de lui montrer ma nouvelle routine de contorsion afin qu’elle me donne quelques conseils avant mon audition. Elle répond après quatre sonneries et je la visualise parfaitement bien, prenant son temps pour décrocher le combiné du téléphone. Lorsque je suis chez elle et que la sonnerie retentit, elle complète toujours l’action qu’elle exécute avant de répondre, et ce, peu importe sa nature. J’ai souvent été tentée de répondre à sa place mais je n’ai jamais osé car elle verrait cela comme un geste accaparant à outrance. Encore cette obsession de l’ordre des choses.

— Je commençais un entraînement. Ça te tente de venir chez moi?

En arrivant à son appartement, je constate qu’elle n’a pas encore débuté son échauffement. Entre deux envois de courriels, elle lance qu’elle a préféré m’attendre mais je la soupçonne d’être en retard dans son horaire, comme toujours.

— Kira, as-tu envie qu’on fasse de quoi après le training?

Le quelque chose en question n’est pas spécifié.

Quelques minutes plus tard, je me retrouve les fesses sur ma tête. L’ombre dorée de mes mouvements de jambes danse sur le parquet en bois vernis quand j’entends retentir le bip distinct de mon téléphone, indiquant un appel en absence. Je me déplie et me précipite sur le petit appareil gris.

Tom m’a appelée, l’historique de mes appels le confirme. Avant de contacter Gab cet après-midi, je me suis demandé si je devais attendre un peu au cas où Tom appellerait. Mon téléphone a sûrement sonné alors que j’étais dans le métro en direction de chez Gab. Si j’avais attendu quelques minutes de plus avant d’appeler ma partenaire d’entraînement, je serais maintenant dans les bras de Tom. Notre séance se terminera vers 21h et j’ai déjà dit à Gab que je ferais quelque chose avec elle, malgré l’aura floue entourant ce «quelque chose». Je grogne en continuant à enchaîner mes exercices qui tout à coup deviennent moins captivants.

J’essaie de chasser ces pensées de ma tête et d’unir mes forces afin que mon air abattu ne ternisse pas toute la soirée. Pendant plusieurs heures, nous faisons de la recherche afin de trouver des mouvements esthétiques et intéressants. En essayant certaines figures, je m’écorche les bras, comprime mes veines, étire mes articulations mais mon zèle est incontrôlable. Je souhaite impressionner Gab avec mes trouvailles et mon initiative.

À la fin de notre entraînement, je ne me sens pas très bien et je décide d’aller aérer mes idées loin de ma partenaire le temps d’une marche bucolique dans les rues de Saint-Michel.

— Mais, je croyais que tu restais…

— Oui, t’inquiète. J’ai juste un peu mal au cœur, je vais aller respirer dehors.

Elle opine, déçue de me voir m’évader. Elle a l’habitude de me voir obtempérer à tout ce qu’elle me suggère.

— Veux-tu des Gravol?

— Non, c’est pas ce genre de mal de cœur. On en parlera plus tard.

La phrase redoutable.

La soirée est brumeuse, tempétueuse. Les feuilles se giflent entre elles en un bruissement persifleur. Je m’éloigne le plus possible de chez Gab — autant que mon impatience le permet — avant d’appeler Tom. Une chaleur incertaine se loge dans mon ventre creusé. Il répond.

— Salut Tom, c’est Kira, je viens de voir que tu m’as appelée.

— Salut… Quels sont tes plans pour la soirée? As-tu envie qu’on sorte?

— Hum… Pas ce soir.

— Qu’est-ce que tu fais?

Une balle de laine mouillée se loge aussitôt en travers de ma gorge. Il est exclu que je lui mente, mais je ne peux pas non plus lui avouer que je passe la soirée avec Gab. Après un moment qui me semble interminable et où je fais usage de toutes les onomatopées faisant partie de mon vocabulaire, il me dit, la voix tremblotante:

— Ce n’est pas de mes affaires, c’est ça?

— Oui, c’est un peu ça…

Je ne sais pas si l’ajout de l’adverbe «peu» parvient à atténuer mes airs de salope. J’aimerais lui crier le contraire: «Oui, ce sont tes affaires, tu as le droit de me demander des comptes. Je t’adore déjà.»

Pendant un instant, j’hésite à annuler ma soirée avec Gab afin de courir rejoindre l’homme qui me procure autant de palpitations. Je lui demande:

— Demain, est-ce que tu pourrais?

— Demain, on a un spectacle, mais si tu veux, je t’appelle après. Si on ne finit pas trop tard, ça serait bien de se voir.

— Je vais attendre ton appel. Bonne soirée Tom.

— Toi aussi.

Je crois l’entendre soupirer dans le combiné, ou peut-être est-ce mon propre souffle désolé. En fermant le panneau de mon cellulaire, j’ai l’impression que je vais mourir d’ivresse. Je me trouve si méprisable. Comment puis-je ainsi tergiverser entre une femme et un homme, amis?

Ce soir, j’espère avoir la force de ne pas coucher avec Gab. Est-ce une question de force? Je l’espère.

En écoutant mon nouvel album de musique sur mon lecteur, mon attention se pose sur une des pièces, «Crowd surf off the cliff». Les paroles pénètrent dans ma chair déjà à vif et des larmes douceâtres se mettent à dégringoler sur mes joues refroidies par la brise automnale.

Cursed with a love that you can’t express

It’s not for a fuck, or a kiss

Rather give the world away than wake up lonely

Everywhere in every way I see you with me

Je l’écoute en boucle pendant ma déambulation nocturne. Frissons glacials qui me caressent l’échine. Je rentre. Gab dans la cuisine. Cuisson de pâtes fraîches, tortellinis au fromage. Je me demande ce qu’elle a bien pu faire pendant mon absence pour être aussi peu avancée dans sa recette. Je soupçonne les quelques quatre cents courriels d’admirateurs qui l’attendent dans sa boîte de réception. Elle m’offre une portion de pâtes mais je n’ai pas faim. C’est vrai. Un mensonge de moins à mon actif. J’accepte le verre de vin. Lorsqu’elle finit d’ingérer ses pâtes, nous nous dirigeons vers le tapis noir du salon, fidèle compagnon aux activités charnelles chez Gab. Lorsque je couchais avec elle, je zieutais toujours ce tapis avec suspicion. Combien de filles avait-elle étendues sur cette moquette? Combien de genoux avaient été abrasés par des ébats trop passionnels? Combien de litres de glaire séchée?

Un léger inconfort se glisse entre nous. Nous savons que certains sujets doivent être abordés mais nous nous taisons, en espérant que l’autre entamera cette conversation. Mon regard se pose sur les poils du tapis et je médite sur son insalubrité. Respiration difficile, poumons comprimés. Je ne bouge pas. J’ai trop peur de me voir déguerpir hors de moi. Gab commence:

— Kira…

Profonde respiration.

— Je ne sais pas quoi attendre de notre relation. Il y des choses dont je suis persuadée. J’adore passer du temps avec toi. Quand je t’ai vue, pendant l’entraînement, en pleine possession de ta créativité, fougueuse, déterminée, j’ai eu envie de toi. Le désir physique que je ressens pour toi est indéniable mais en même temps j’ignore si c’est suffisant pour bâtir un couple constructif. Me suis-tu?

J’opine vaguement.

— Ça va peut-être te paraître bizarre mais j’ai l’impression que notre relation pourrait être belle et pratique en même temps, que nous pourrions y trouver notre compte. Je n’ai pas envie d’être seule et je me disais qu’on pourrait voir si on peut construire quelque chose ensemble. Je sais que ce n’est pas magique et tout, mais il me semble qu’il y a trop de douleur associée à la passion.

Pendant qu’elle débite ses aveux, quelque chose me rabote l’esprit. J’ai l’impression que ce qu’elle me propose n’est pas suffisant. Je suis confuse. Je ne sais pas ce dont j’ai envie mais j’ai besoin que Gab me balance une série de certitudes sur lesquelles je peux m’accrocher, me fier. De la conviction, un peu de couilles. Je veux être LA personne spéciale pour quelqu’un, pas une conjointe par défaut. J’aurais besoin qu’elle me dise que mon absence dans sa vie rendrait celle-ci insupportable.

Je reste muette devant mon incapacité à lui dire tout cela. Elle me flatte la tête comme un berger bienveillant caresserait son agneau le plus timide.

— J’ai peur Gab. J’ai peur de mes actions. Je n’ai aucun contrôle. Ce n’est peut-être pas la bonne chose à faire.

Lorsqu’elle me guide vers sa chambre, je vois qu’aucune échappatoire ne saura résoudre mon conflit intérieur.

Me déshabiller. Me glisser dans les draps glacés comme mon corps. Dégoût. Gab me prend dans ses bras, tente de calmer mon angoisse. Un aveu serait nécessaire. Me libérer de ce poids qui gruge mes tripes.

— Tom m’a invitée à faire quelque chose demain soir.

Silence.

— Qu’est-ce que tu penses de lui?

— Je ne sais pas. Je le trouve gentil. J’aime bien passer du temps avec lui mais j’ai peur de ne jamais être satisfaite. J’ai pas envie de le partager avec le souvenir de sa femme.

Est-ce vraiment ce que je pense de Tom, une catégorisation aussi triviale?

— Tu fais ce que tu veux Kira, tu es libre de tes actions. Je n’ai aucun droit sur toi.

Satanée rengaine de hippy nouveau genre. J’aurais préféré qu’elle m’interdise de le voir, qu’elle soit jalouse, qu’elle souhaite me posséder; que je sois sa chose, son bien personnel. Elle ne sera jamais amoureuse de moi. Si au cours des quelques mois où nous nous sommes fréquentées ce sentiment ne s’est pas développé, il ne le fera jamais. Je ne remets pas en doute sa sincérité, son désir de m’aimer, mais sa pensée est masquée par son désir pour moi, sa peur d’être seule. Ce qu’elle veut, c’est une amante avec laquelle elle peut aussi partager certains moments quotidiens choisis. Ce n’est pas moi. Mais peut-être que je peux faire l’affaire, pour ce soir.

Fatiguée de lutter contre son envie de me baiser, je cède, tout en me détestant pour toutes ces choses que j’accepte sans les vouloir.

— Fourre-moi Gab. Prends-moi comme tu prendrais la pire des salopes.

Me punir. Transcender ce mépris que je m’inflige. Faire une distinction entre sexe et amour.

Les claques sur mes fesses rougies sonnent faux et les mots obscènes que je lui susurre ne sont que le prolongement de ma tirade haineuse intérieure.

Son étreinte postcoït se dissout dans un sommeil profond. Insomniaque, je rumine mon irritation jusqu’au matin.

Je suis un objet, un bien de consommation. Une fente infinie, une cavité sanguinolente. Froissement, friction, moiteur. Le fantôme d’une femme. Je suis une étreinte, un étau grinçant; je suis une convulsion, un fluide, un contenant. La certitude d’un néant. Je suis une artère débouchée, un canal dilaté. J’aimerais être une femme. J’aimerais être.