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AUDITION = CAUCHEMAR, séance de torture. Je n’ai rien à rajouter. L’audition d’aujourd’hui a lieu au centre communautaire où j’avais l’habitude de m’entraîner lors de mes premiers mois à Montréal. Je reconnais la majorité des artistes de cirque présents, que j’ai rencontrés lors d’événements circassiens, de premières de spectacles, ou de réputation. Au milieu du gymnase est installée une grande table rectangulaire où sont assis quatre hommes à l’aspect protocolaire. Ils sourcillent par intermittence en s’assommant les uns les autres avec leurs soupirs languissants. Les juges de l’audition. Allemands. Dans un coin du gymnase, Nini et Mel assemblent leur appareil aérien, un losange tridimensionnel. Le directeur du centre communautaire rencontre un à un les artistes afin d’établir un ordre de passage en fonction des nos besoins respectifs de préparation physique. Deux autres contorsionnistes participent à l’audition. Une fille, un gars. Leur technique, enseignée par l’entraîneur russe de l’École nationale, est impeccable et ils jouissent d’une force musculaire surhumaine. Pas moi. Je ne suis pas puissante, ni athlétique. J’ai de la témérité. Point. Je n’ai jamais vu leur numéro mais la barre est haute.

Réchauffement côte à côte. Lancées de regards obliques. J’espère que ma fatigue physique n’altérera pas ma performance. Dès les premières figures exécutées afin de tester mes repères et mon placement de corps, je sens que des efforts supplémentaires devront être déployés pour me permettre de survivre à ma routine. Assommantes bouffées de chaleur. Je mets dans mes oreilles la musique que j’écoute en boucle dans mon lecteur depuis trois jours. Emily Haines.

Les numéros défilent devant mes yeux livides mais je ne les vois pas, je ne capte que le mouvement, au ralenti, engloutie par le poids de mon exténuation. Et si je ratais toutes mes figures? Et si je tombais dans un de mes mouvements chorégraphiques? Et si la terre entière se rendait compte que je ne suis pas entraînée, que je ne suis pas perfectionniste, que j’ai préféré baiser toute la nuit plutôt que de me préparer pour cette audition? Mains moites. Sueur qui semble gicler de mes paumes à l’infini. Arrosoirs corporels.

Des images de ma soirée avec Tom me parviennent, discontinues. Sa douceur, ses mains attentives au moindre de mes frémissements. Ses baisers dans mon dos. Fioles d’amour en doses capricieuses.

Le calme est revenu dans ma tête. On m’annonce.

Affronter les juges qui font crisser leurs chaises en se déplaçant. Utiliser ma fatigue pour mieux incarner mon personnage. M’exposer, me vider, ouvrir mes entrailles devant ce public incongru.

Les quatre hommes me posent des questions sur mon cheminement en tant qu’artiste de cirque et je leur réponds, soulagée. La seule information qui en ce moment vaut mon attention est l’abîme dans les yeux bruns de mon homme, la vacuité de son absence, la quiétude qui me gagne lorsque je pense à notre réunion de ce soir, au bal.

L’audition n’a pas de suite. On m’a trouvée insipide et sans intérêt. Je n’y pense déjà plus.

À la maison, je réussis à faire une sieste de quelques heures, me procurant ainsi la motivation nécessaire pour me rendre à la fête. Mes intentions de me rendre à une soirée festive sont tributaires de la présence ou de l’absence d’un homme à convoiter. J’ai les habitudes d’une veuve célibataire de soixante-dix ans. Une journée satisfaisante se termine entre 21 h et 22 h. Toute activité en dehors de cette sphère exiguë est aussi attrayante que les asticots qui rampent sur le bord de ma poubelle en saison estivale. Le seul élément susceptible de me faire déroger à ma vie casanière est la présence d’un homme à séduire. Parfois, une inspiration m’arrache à mon lit et me propulse vers une soirée digne d’intérêt mais ces événements isolés sont rarissimes.

— À l’aide! Qu’est-ce que je mets?

Panique de Nini.

— Respire avec tes narines pis montre-moi les choix disponibles.

Elle s’exécute, protocolaire. Je lui pointe un des ensembles, une robe bleue picotée de points blancs avec des jambières en laine grise.

— Pourquoi ça plus que les autres?

Je lui explique encore pourquoi elle serait sublime accoutrée d’un uniforme d’éboueur. Déroutée par son incapacité maladive à savoir ce qu’elle préfère, son besoin de demander l’avis d’autrui pour toutes les décisions futiles auxquelles elle est confrontée, je soupire en rêvant à Tom. Le claquement de langue de Nini chasse mes fantasmes volatiles.

Ses battements de cils fendent l’air comme les ailes d’un colibri. Ses yeux s’embrument d’une humidité mielleuse. Je l’aide. Elle le mérite bien.

Elle n’a pas de cavalier pour se rendre à la fête, je remplis cette fonction jusqu’à ce que je retrouve Tom là-bas. J’enfile des pantalons très ajustés et un veston chic, tous les deux noirs, avec une chemise blanche au décolleté plongeant — pour autant qu’on puisse plonger notre regard dans une taille B — ainsi que ma sempiternelle cravate. Tenue lesbienne. Ma mère s’habille de cette manière pour sortir. Il me manque la nuque rase et quelques livres supplémentaires pour compléter l’image précise que j’ai dans la tête. Je l’ai côtoyée toute mon enfance. Un taxi nous emmène dans le quartier gai. Parfait.

Plusieurs personnes ayant participé à l’audition cet après-midi sont présentes, bières en main, allures décontractées. Tom n’est pas encore arrivé. Je l’appelle mais je tombe sur la boîte vocale de son cellulaire. En entendant sa voix rauque enregistrée, une douce chaleur se diffuse dans ma poitrine.

— Salut Tom, je suis arrivée au bal et je me demande où se trouve mon cavalier. Rappelle-moi s’il te plaît.

J’essaie de le rejoindre à plusieurs reprises mais je dois me résoudre à passer la nuit sans la compagnie masculine convoitée. Je rentre seule en taxi à l’aube. Nini désire rester jusqu’à la fin des célébrations, fidèle à sa réputation de parasite. Alors que j’attends le taxi sur le trottoir, bras croisés et tête basse, un homme aux cheveux gras poivre et sel s’arrête à ma vue avant de me lancer:

— Euh, scuse, ch’peux-tu quand même toucher?

— Mmm… je…

— Tu catches pas, hein? J’veux t’pogner une boule.

Sa main sur mon sein ne reste là que quelques secondes. Les théories parentales sur les étrangers se rapprochent parfois de la réalité. Le minable agresseur s’éloigne lorsqu’il voit que je ne fais pas un drame de son maigre attouchement. J’avais été avertie, je ne suis pas surprise. Comme s’il retrouvait la raison, il se retourne et s’excuse. Je lui souhaite une belle soirée, quand même.

Déception de m’être fait poser un lapin par Tom. Brossage de dents en bonne et due forme. Plantation de ma tête dans mon oreiller. Possibilité de faire l’étoile dans mon lit en dormant. Option non attrayante.

Le lendemain, dimanche, ma «nuit» de sommeil est interrompue par un réveil obligé en raison d’une répétition pour un spectacle non rémunéré qui aura lieu mardi prochain. J’ai dormi un symbolique sept heures au cours des quatre derniers jours. Exténuation.

Armée de mon appareil qui pèse cent mille tonnes, je parcours un kilomètre avant de me stationner sur un trottoir où le metteur en scène du spectacle viendra me chercher afin de m’emmener à l’entrepôt où se déroule l’événement, dans un secteur industriel de Laval. Dans sa voiture, une jeep noire désuète, il m’apprend qu’il a composé les pièces musicales de toutes les performances du spectacle. On me demande parfois de travailler sur une autre musique que celle que j’utilise et, la plupart du temps, ces substituts me déplaisent. Mais cette fois, je suis tombée sur une pièce très inspirante. Seul point positif de ce contrat non lucratif et contre lequel je vocifère depuis que je l’ai accepté.

Dans un local poussiéreux, on me demande de faire ma routine à répétition afin d’y ajuster les mouvements des danseurs et des chanteurs qui gravitent autour de mon numéro. J’entends, en trame de fond, le bip régulier de mon cellulaire. Vérifier le nom de la personne qui a essayé de me contacter devient la seule pensée existant dans mon cerveau aux capacités altérées par la fatigue. La répétition s’étire autant que mes jambes. Lors d’une pause café sans café, je saute sur mon cellulaire et constate que Tom m’a appelée. Je compose son numéro, fébrile.

— Ah! Salut toi. Comment ça va? Qu’est-ce que tu fais?

— Je suis un peu fatiguée, je suis rentrée tard du party. Je suis en répétition. Et toi, tu fais quoi?

— Je rénove ma maison. Désolé pour hier, je voulais faire une sieste avant d’aller te rejoindre mais je ne me suis pas réveillé avant ce matin. J’étais mort après la nuit que j’ai passée avec toi. Je viens juste de prendre ton message

— C’est correct, t’as rien manqué.

Sauf moi.

— Oh! C’est dommage que tu sois en répétitions aujourd’hui, j’aurais aimé aller déjeuner avec toi…

— Moi aussi, en plus, je ne suis même pas payée pour faire ce show.

— Ah, c’est moche. Bon, on se rappelle?

— Oui, OK. Passe une belle journée.

— OK, bye.

On me libère pour quelques heures, pendant que les autres artistes répètent leurs numéros. Un enchaînement complet du spectacle est prévu pour 16h. J’aurais envie de les laisser se débrouiller sans moi et d’aller rejoindre Tom. Mon scénario romantique avorte lorsque je constate qu’il me faudrait voler une voiture pour arriver à mes fins. Je m’assois dans un coin de la pièce, sur une parcelle de béton humide et souillée. Mes lèvres se bombent d’elles-mêmes et adoptent une attitude boudeuse proportionnelle à ma déception. Je sors le petit cahier bleu poudre dans lequel je relate les faits intéressants de ma vie. Peu nombreux. Je décide de devancer Tom dans sa lettre d’amour et de lui en écrire une.

Pour une fois, j’ai envie d’être vulnérable avec un homme. Je veux me laisser tremper dans cette tacite liberté, m’y laisser diluer et apprendre à apprivoiser ta présence, ta docile absence. Pourtant, une angoisse m’étreint. J’ai peur que ma dévotion fragilise la relation diaphane que j’ai avec toi, au lieu de m’émouvoir par sa douce et surprenante évolution.

Je t’aime déjà… peut-être.

Lorsque les répétitions prennent fin, le metteur en scène se débarrasse de moi à la première station de métro que nous croisons. J’ai l’impression que s’il avait pu le faire, il m’aurait projetée hors de sa voiture alors qu’on roulait sur la Métropolitaine. C’est par inconscience plus que par méchanceté s’il ne m’a pas proposé de me déposer à la porte de chez moi, avec l’appareil léger et ergonomique qu’il m’a imposé pour ce spectacle.

En arrivant à la maison, étourdie par mon rythme effréné des derniers jours, je ne prends même pas la peine de manger et je plonge dans mon lit, enrubannée dans mes vêtements d’entraînement qui embaument la sueur.