18

JE ME PRÉPARE pour le spectacle gratuit. Un buffet s’étale en une kyrielle de couleurs fadasses sur une table nappée d’un vinyle blanc autour de laquelle sont attroupés les autres artistes et techniciens de la soirée. Les bouchées miniatures sont dévorées à coups de mâchoires frénétiques, sonores. Je me félicite de mon abstinence alimentaire lorsque je vois la couleur louche des carottes. La chanteuse du spectacle vient me parler, un morceau de fromage à la crème gigote au coin de sa lèvre supérieure comme un nounours sur le bord d’une narine. J’écoute en parties détachées sa conférence privée sur l’importance de bien se nourrir avant d’entamer une activité physique. Je bâille en méditant sur les amas de graisse qui rembourrent ses cuisses. Je ne désapprouve jamais le surpoids d’autrui mais je ne me gêne pas lorsqu’on me réprimande au sujet de mes propres vices. Ne joue pas dans mes plaies et je ne triturerai pas les tiennes. Bitch.

Performance impeccable.

De retour aux loges, je me démaquille avec une serviette humide que je traîne sur mon visage comme une guenille sur une table à manger. La sonnerie étouffée de mon téléphone résonne à travers l’entrepôt servant de pièce de rangement et de préparation pour le spectacle. J’accours vers mon sac que je renverse sur le plancher afin de trouver mon cellulaire. Ma brosse à dents dénudée de son protecteur en plastique tombe sur la surface bétonnée et j’étouffe mon cri d’angoisse en empoignant mon téléphone. C’est un message texte:

Tu es un peu trop dans ma petite tête en ce moment, plus de place pour penser. Je n’ai pas le choix de venir te voir ce soir. 22h.

Je reste plusieurs minutes assise en petite boule, ouatée dans mon plaisir. Je range mes effets personnels dans mon sac et me rends à la salle de bain afin de désinfecter ma brosse à dents.

J’attends la chanteuse du spectacle qui doit me déposer chez moi. Elle s’éternise sur les lieux en une série de bavardages inutiles avec trois techniciens. Mon manteau sur le dos. Une coulisse de sueur chatouille ma colonne vertébrale. Rien n’a d’importance puisque je vois Tom ce soir.

Dans la voiture, la tirade oppressante sur les attraits de l’alimentation équilibrée continue et j’opine en rassurant mon interlocutrice que je ferai des efforts sur ce point. Non.

Manger, ingurgiter de la nourriture, faire quelques excès, sont des actions respectables. Il est plus toléré de manger davantage que de faire attention à ce que l’on mange. L’action de se priver est au contraire jugée, censurée, critiquée, sermonnée. Il n’est pas question d’anorexie mentale mais d’une conscience de son corps et de ses besoins. Je choisis de me restreindre dans mon alimentation. Est-ce que je me sens coupable lorsque je mange trop? Ai-je envie de me punir lorsque je fais des excès? Oui, bien entendu, mais qui ne ressent pas cela? La différence entre moi et une personne souffrant d’embonpoint est que, moi, je réussis à me priver. Tout le monde essaie, un jour ou l’autre. L’obésité deviendra bientôt la première source de mortalité au Canada. Environ douze millions de Canadiens accusent une surcharge pondérale. Face à ces chiffres alarmants, j’ai l’impression d’être du bon côté de la balance. Peut-être aussi suis-je misérable. Qui le sait vraiment?

Rasmus dort sur le futon. Son petit corps prend la forme d’une pelote de laine angora. Le bruit régulier de sa respiration apaise l’ambiance doucereuse de l’appartement déjà habité par le vent qui fait siffler et claquer les fenêtres.

Je m’assois avec Ane et Nini à la table de la cuisine et nous buvons du thé au jasmin. Tom arrive vers 23 h, à bout de souffle, détrempé.

— J’ai couru jusqu’à chez toi, j’avais trop hâte de te voir.

Je suis émue. Lorsque je le serre dans mes bras, c’est chaud, moite. Une légère odeur de sueur taquine mes narines. Il enlève son pull à capuchon sous lequel se cache un chandail rouge avec une écriture cyrillique jaune. Je le guide vers ma chambre, en m’excusant auprès de mes amies. Nous nous répandons sur mon lit en nous disséquant.

— Je t’ai écrit une lettre.

— Déjà? J’ai pas fini la tienne… Tu me la fais lire?

— Euh, tu veux la lire devant moi? C’est gênant.

— Ben non.

Je vais chercher la page blanche sur lequel mes mots se sont échappés. Ils dansent, rieurs, sur le papier lisse. Je la tends à Tom et il se met à lire pendant que je regarde ailleurs pour masquer mon chaos intérieur. Lorsqu’il replie la lettre qui crépite dans la paume de sa main, il me regarde avec sévérité et me dit:

— Tu es trop bien.

Il me serre dans ses bras, désorienté.

— Aime-moi, aime-moi.

Je l’aime déjà. Peut-être