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VILLE DE QUÉBEC.

J’arrive à la gare d’autobus et ma mère vient me chercher. Elle trotte vers moi comme un écureuil dans la clairière d’un boisé. J’ai envie de rire. Elle est émouvante. Elle se lève sûrement la nuit pour être mignonne. Elle porte encore une de ses djellabas mais cette fois-ci, elle est coupée à la hauteur de la taille et affiche un paysage africain parsemé de zèbres. Les patchs de son jeans acheté au Village des Valeurs représentent une série d’animaux de la ferme aux couleurs campagnardes. Elle me laisse conduire, suite à une discussion concernant son incapacité à combiner l’action de me parler avec le fait de se concentrer sur la route et ses multiples signaux. Le siège du conducteur est constellé des fientes séchées de son perroquet. J’évite de m’accoter sur le dossier suspect.

Maison rectangulaire et blanche. Couscous végétarien pour moi. Pas le courage de refuser à ma mère le loisir de me voir manger la nourriture qu’elle prépare. Ses doigts boudinés, inquiets, me servent une petite assiette où s’agglomèrent des milliers de grains de semoule et une bouillie couleur abricot contenant divers légumes saisonniers et des pois chiches. Mon téléphone sonne:

— Allo?

— Allo.

Tom. Il a arrêté de se nommer. Je reconnais sa voix, il reconnaît la mienne.

— Es-tu rendue à Québec?

— Oui, je viens juste d’arriver chez ma mère.

— Je voulais venir te porter un café ce matin mais je n’ai pas eu le courage.

— Ah! T’aurais dû. Dérange-moi autant que tu veux.

— Bon, je voulais juste te dire que je pense à toi. Passe une belle fin de semaine et dis bonjour à ta mère de ma part.

Sa dernière remarque me fait sourciller. Pourquoi veut-il que je salue ma mère pour lui? Voudrait-il s’impliquer à un niveau auquel je n’aurais pas pensé?

— À bientôt Tom, merci d’avoir appelé.

Samedi, je vais au Village des Valeurs car je dois me dénicher un costume érotique. Avec mes deux colocataires, Nini et El Tornado, j’organise une soirée pour fêter la remise en forme de notre appartement. Il me reste une semaine pour assembler les divers accessoires dont j’ai besoin pour compléter mon costume. Je veux être belle pour Tom. Au magasin, je trouve une cravache noire, des menottes en aluminium, un collier à studs et et des bas résille. Ma mère m’accompagne. Elle trottine entre les rangées avec sur les bras des dizaines de chemises à carreaux et des chandails aux images amérindiennes. On n’a jamais trop de ces choses selon elle. C’est comme les boîtes de conserve que mon père achète en quantité industrielle sous prétexte qu’elles sont au rabais. Il en aurait assez pour subsister pendant une année complète en quarantaine forcée. Mes parents sont des écureuils.

La journée est radieuse. Les feuilles des arbres arborent les teintes automnales, filtrant de leurs corps vaporeux la lumière embrasée de l’après-midi, tel un million de vitraux bariolés. Je conduis le modeste bolide de ma mère sur le boulevard de la Canardière en direction de l’École de cirque, où se déroule mon spectacle de ce soir. Gab m’appelle. Je réponds:

— Allo Gab.

— Salut Kira, c’est Gab.

— Oui… Je sais… Ça va?

— Oui, pas mal. Écoute Kira, j’organise un stage de création avec quelques amis et j’aimerais, si tu en as envie, que tu viennes faire de la recherche avec nous. J’ai contacté d’autres artistes pour un projet précis. Nous serons cinq, en plus de quelques autres acrobates. Est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse?

— Euh, tu me niaises là! C’est certain que ça m’intéresse. Quand est-ce qu’on commence?

— De 13h30 à 15h à partir de lundi, et si ça te dis, on peut continuer à s’entraîner ensemble après.

— OK, merci Gab. T’es géniale.

— Bonne fin de semaine. Je t’envoie les informations par courriel.

Tout de suite après lui avoir parlé, j’appelle Nini afin de lui annoncer la nouvelle.

— Bebi, t’es juste une grosse charogne sale!

Une fierté invincible me submerge, foudroyant d’un seul coup ma mauvaise estime personnelle.

— Hihi. C’est malade, hein? Je suis en train de magasiner mon costume pour le party érotique. As-tu trouvé le tien?

— Yes madame. Tu vas halluciner.

— OK, j’ai hâte de voir ça. À demain soir.

Avant mon numéro, on m’enroule dans un amas de fourrures dont émane une discutable odeur de bête mouillée et deux costaux me transportent jusqu’à mon appareil. Entrée exotique. J’ai certaines réserves concernant cette approche et je cherche en vain la pertinence d’une telle mise en scène. Je bouche mon nez le temps qu’on me dépêtre de cette touffe nauséabonde. Je fais une routine qui, sans être parfaite, me satisfait. Notre numéro de main à main avec No et Éve est impeccable.

J’ai l’impression que ma vie ne cesse de s’améliorer depuis deux semaines. Je ne m’interroge même pas sur une éventuelle régression de sa qualité.