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LE RESTE DE LA SEMAINE se déroule sans changement. Tom et moi échangeons des regards de complicité lors de nos après-midi de création et parfois, lorsqu’il n’y a presque plus personne dans le gymnase, il se jette sur moi et vient m’enlacer. Nous roulons en tandem sur les tapis de gymnastique, gloussant dans notre volupté partagée, imposant au monde ce bonheur fugitif. Gab s’applique à détourner le regard. Elle est douée.

Le jour de notre fête érotique, il pleut. Nini, qui était partie faire une série de spectacles dans un bled perdu des États-Unis, ne revient que cet après-midi. J’amorce seule la préparation de l’appartement en vue de la soirée. Je nettoie le plancher et agglomère les plantes dans un coin inaccessible afin qu’elles ne se fassent pas massacrer. Je prépare une liste de lecture musicale sur mon ordinateur et je vais chercher de la glace au dépanneur, que je prévois verser dans notre baignoire de cuisine afin d’y plonger les bouteilles d’alcool.

Nini arrive vers 14h.

— Veux-tu venir Chez Claudette?

Elle commande une poutine adipeuse, deux hot-dogs colossaux, triple tout, et un lait «batte» à la fraise. Je me demande comment autant de nourriture trouve son chemin dans un si petit corps. En revenant de Chez Claudette, nous passons par le dépanneur afin d’acheter des caisses de bières pour les vendre à prix modique aux invités.

Quand Tom arrive sur l’heure du souper, les lumières ont été tamisées, les divers accessoires, lubrifiant, sauce chocolatée pour le corps, fouet, menottes, ont été disposés à des endroits stratégiques de l’appartement et nous avons organisé un dispositif de caméra vidéo. Celle-ci est pointée en direction du futon et l’image est retransmise sur la télévision faisant face au lit, de manière à ce que les personnes qui font des cochonneries puissent se voir. Ce n’est qu’une énorme facétie, il est évident que cette soirée ne dégénérera pas en orgie.

Les invités tardent à arriver et nous nous enfermons dans ma chambre pour plus d’intimité. Nous enfilons nos costumes. J’ai des bas résille avec, pour cacher mes fesses, une petite culotte noire surmontée d’une ceinture en faux cuir. Pour le haut, je mets un soutien-gorge pigeonnant que Nini m’a prêté et qui construit un précipice entre mes deux seins plus joufflus depuis que je couche avec Tom. Gants lustrés, collier à pics, lunettes de secrétaire pétasse, bottes de salope. Comme seul élément de costume, Tom se pare d’un minishort en cuirette muni d’un espace géant pour le pénis qu’il ne remplit pas. Soulagement.

— Comment tu trouves mon costume?

Il donne quelques coups de bassin dans l’air.

Pour toute réponse, je dépose ma tête sur ses pectoraux lisses. Je hume la dépression de son cou d’où exhale un effluve boisé, masculin, dont mes narines deviendront esclaves.

J’aurais envie qu’il me fasse l’amour mais je veux prolonger ce moment d’attente, de guet.

Les invités commencent à affluer. La porte de ma chambre filtre mal les réactions sonores de mes colocataires hystériques qui prennent des clichés des nouveaux arrivants. Mel arrive emmaillotée dans un rouleau de papier cellophane tandis que son copain est entouré de grappes de ballons blancs. Certains arborent un costume classique et d’autres, plus folichon. Nini porte une nuisette rétro couleur pêche qui moule son corps miniature. Ses longs cheveux roux descendent en vagues polies jusqu’à ses fesses. Il a été spécifié dans notre invitation que tout contestataire du thème érotique serait puni par les hôtes de la soirée. Un homme daigne se présenter sans costume et nous l’attachons à l’aide de menottes bidon sur le trapèze accroché au plafond du salon, avant de le fouetter. Nos cravaches tournoient dans les airs et terminent leur course sur les fesses du contrevenant qui glousse de lubricité.

Tom me donne une enveloppe menue contenant trois comprimés en m’expliquant qu’il n’a pas réussi à trouver d’ecstasy, mais qu’il m’a apporté du speed à la place. J’avale une des pilules avec une gorgée de vin. Tom m’imite. Le dernier comprimé se retrouve dans les mains d’un homme constellé de tattoos et portant des ailes d’ange en plumes blanches, accessoire qu’il me donnera à la fin de la soirée en même temps qu’un baiser sur mes lèvres pétrifiées. J’apprends après que cet homme a déjà couché avec la fille de Tom. Le subtil désir que j’ai ressenti lorsqu’il m’a embrassée se transforme en un dégoût plus ou moins tenace.

Mes mâchoires se crispent. Mes mains trahissent un tremblement artificiel. Je dégringole dans l’abysse de mon hystérie. Alors que je danse sur la piste improvisée en plein milieu de notre salon, Tom vient se coller à moi et nous dérivons vers ma chambre, trop épris l’un de l’autre pour continuer à afficher notre impudeur.

— J’ai terminé ta lettre d’amour. Mais j’ai pas eu le temps de la recopier.

Il sort un petit livret noir et l’ouvre à la page convoitée. Il se met à réciter les mots et les esquisses de phrases en même temps qu’il me pénètre. Un étau brûlant se referme sur moi.

Il me parle de l’odeur vanillée d’Oréo qui ne le quitte plus depuis qu’il me connaît, mon odeur; de la couleur rosée de ma fleur, qu’il aime déguster et faire éclore. Il me parle de mes yeux, imposants, intimidants; de sa queue qui le réveille en pleine nuit, gonflée de désir et qui, n’ayant pas un accès immédiat à mon corps, se déverse dans sa main fiévreuse.

J’aimerais pouvoir me départir de ma frigidité, celle qui est apparue avec le désamour qui accompagnait mes fréquentations masculines. J’aimerais pouvoir donner à Tom le plaisir de me voir jouir, une jouissance non cérébrale, nécessaire. Son explosion me donne la chair de poule. Je l’étreins pour capter une parcelle de son extase et pour m’imprégner de lui, à défaut d’avoir son fluide en moi, fluide resté dans le fond d’une capote jetée sur le sol.

Je lui donne une nouvelle lettre.

Choses que j’ai envie de faire avec toi:

Avoir des moments d’inconfort pour se rendre compte qu’il nous reste beaucoup de choses à comprendre l’un de l’autre.

Marcher longtemps dans les rues désertes le soir, et s’embrasser dans les coins sombres.

Apprendre à faire l’amour.

Faire un igloo et dormir dedans en ayant froid.

Aller voir un spectacle et se sentir inspirés et motivés pour créer de nouveaux numéros.

Pique-niquer dans un parc un lundi midi.

Sortir dans un bar miteux où s’entassent les habitués du quartier.

Aller dans un motel de passe, et y faire une «sieste».

Aller au magasin érotique et se laisser tenter par des gadgets.

Écrire ta rubrique nécrologique.

Aller au Cinéma L’Amour.

Faire la grasse matinée, déjeuner au lit, faire l’amour, dormir encore, faire l’amour.

Acheter des sous-vêtements affriolants et te les montrer, pour que tu les déchires sur moi.

Te faire mal.

Te plaquer sur un mur, avant de te sucer.

Te mordre jusqu’au sang.

Me faire prendre en pleine nuit, à moitié somnolente.

Ne rien faire.

Aller dans un cimetière afin de sacrifier des chats de luxe.

Te niaiser.

Te respirer.

Me noyer dans un lac pour que tu viennes me sauver.

Me faire violer par toi.

— Il faut que j’y aille Kira.

Ces mots, maintes fois répétés lors de nos dernières rencontres, prennent aujourd’hui un caractère insurmontable. Drogue. Je cache mal mon irritation. L’insuffisance de sa présence pèse lourd dans mes pensées. Compression. Une nostalgie menaçante me gagne, une onde glacée qui coule dans mes veines, qui remplace mon sang, ma vitalité. Retour à la réalité blessant. Le laisser partir. Ne pas le retenir.

Je ne dors pas. Je nettoie les restes de la fête: bouteilles de verre éclatées en un millier de prismes acérés, meubles renversés, béton imprégné de bière, El Tornado et son vomi autour.

Lorsque je gagne le gymnase à 13h30 pour la création, mes pupilles encore dilatées par la drogue se chargent d’anéantir la contenance qu’il me restait. Tom ne vient pas créer, il dort à poings fermés, inconscient de mon état flottant.