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JEUDI. Une journée avant la présentation officielle de notre travail de recherche. Nous tentons de structurer les différents tableaux qui méritent d’être vus. Les échanges avec les autres sont restés très froids, compétitifs. Gab dirige notre travail mais le processus est collectif. J’essaie de trouver ma place au sein du groupe.

Nous écoutons plusieurs pièces musicales afin de trouver celles qui seront utilisées demain. Nous présenterons vingt et une minutes de danse improvisée, de portés acrobatiques et de contorsion. C’est un test, une épreuve qui déterminera si mon nom sera retenu lors des futurs projets de Gab.

Après la période de recherche en compagnie des autres acrobates, il ne reste plus que Gab et moi dans un coin de la pièce. Tom à l’autre extrémité. Je m’efforce de ne pas laisser dériver ma concentration sur ce que fait Tom mais mon entreprise s’avère peu concluante. Il me fait signe de le rejoindre et je délaisse Gab ainsi que mes figures trop exigeantes pour m’approcher de lui.

— On se sauve ensemble quelque part?

Incapable de lui résister. Je retourne voir Gab à laquelle je donne une excuse bidon en l’accompagnant des mouvements dorsaux appropriés:

— J’ai mal à ma scoliose aujourd’hui.

J’ignore si ce mensonge-là est dommageable. Probablement pour moi. Je m’éclipse avec Tom.

Dans l’autobus, il me cajole avec fureur. Je me demande si les gens qui nous entourent trouvent étrange de voir une jeune fille, qui a l’air d’une gamine de quinze ans, embrasser et étreindre un homme aussi vieux. Cette pensée me torture d’excitation.

Dans mon lit, devenu le «quelque part» dont Tom m’a parlé, je lui demande ce qu’il aimerait faire.

— Je ne suis sûrement pas venu ici pour parler.

Le tranchant de sa voix me blesse. Je croyais qu’il était différent. Je redeviens du fast-food. Il me consomme. Je n’en ai plus envie.

Pourtant, ses gestes sont divins. Il me vénère, me donne l’impression d’avoir besoin de moi. Est-ce que tous les hommes qui baisent ont cette attitude? Devrais-je me sentir en danger devant sa campagne de séduction égoïste?

Il oublie souvent des choses chez moi. Son portefeuille, son cahier de notes, sa montre, son cellulaire.

— Comment tu fais pour oublier tout ça chez moi?

— Comme ça, j’ai une bonne raison de revenir te voir.

Ne suis-je pas une bonne raison en soi, la meilleure des raisons?

Lorsqu’il part je lui demande en riant s’il n’a rien oublié.

— Non, je crois que j’ai tout, le compte est bon.

Je le déteste, lui et ses exigences d’enfant. Il veut tout posséder à la fois, ne rien laisser de côté. La liberté, moi. Je me déteste d’avoir esquissé avec lui un début d’histoire, le premier chapitre de notre amour. Je rumine encore quelques heures cet épisode désagréable. Je chique les résidus de notre relation.

Plus tard dans la soirée, il m’appelle pour me demander mon adresse courriel et je la lui dicte sans émotion.

Dans mon cahier, je lui écris une autre lettre, que je ne lui donnerai pas:

On s’attachera l’un à l’autre jusqu’à ce que tu te rendes compte que tu es impuissant face à mes besoins grandissants. Tu trouveras que je suis une jeune femme aimable, tu me désireras toujours mais ce ne sera pas suffisant. Ça me fait mal d’envisager que tu puisses te lancer dans une relation semblable, mais avec une autre fille, une autre putain. Peut-être suis-je moi-même cette autre putain, remplaçante de la dernière femelle que tu as fait trembler sous ton corps.

Le lendemain, à l’entraînement, je décide de l’ignorer. Je m’étire à l’aide des espaliers et il s’avance vers moi, avec son sourire ravageur.

— On dirait que tu me fais la gueule.

Je détourne le regard, armée d’une moue dégoûtée, griffée d’indifférence. Jeu puéril d’adolescente blessée.

Nous devons présenter aux autres artistes du stage le résultat de notre travail des deux dernières semaines. Ils sont tous assis, feuilles de note et crayons en main. Nous prenons place sur une scène improvisée pour l’événement, délimitée sur le sol par des morceaux de ruban adhésif coloré. La première musique débute et le reste de notre numéro ne coule pas comme il le devrait.

Les spectateurs partagent avec nous leurs commentaires. Positifs. Ils n’étaient peut-être pas attentifs. Gab se lève solennellement.

— J’aimerais qu’on poursuive notre travail chez moi la semaine prochaine. On pourrait faire deux ou trois jours par semaine.

Devant le visage peu expressif de mes partenaires, je constate que je suis la seule à être exaltée devant cette nouvelle. Les autres artistes présentent une partie de leur recherche et je suis estomaquée devant leur intensité, leur audace. S’il m’était donné un jour d’atteindre une telle maîtrise de mon art, un tel dévouement, je crois que je serais comblée pour le reste de ma vie.

À la fin de la journée, Gab me dépose à la maison et me raccompagne jusqu’à la porte d’entrée. Je l’embrasse et la remercie pour cette opportunité, ivre de gratitude, de mélancolie rapiécée.

— On devrait commencer les entraînements la semaine prochaine, mercredi ou jeudi.

Je lui souris et me retourne, mi-heureuse, mi-abattue. Le regard de Tom, croisé avant mon départ du studio de création, m’a donné une chair de poule dont le caractère définitif me trouble plus que tout.

— Kira? C’est Gab. Je suis dans ton coin. Est-ce que je peux venir te parler?

— Euh… oui.

— Ça te dérange de descendre me rejoindre, j’ai pas beaucoup de temps et j’ai peur de ne pas trouver de place de stationnement.

— OK, pas de problème. À tout de suite.

Je descends au rez-de-chaussée, j’attends l’arrivée de la Harley noire. Elle se pointe une dizaine de minutes plus tard et me fait signe de m’asseoir sur le trottoir avec elle. Je m’exécute, craintive. J’ai peur qu’elle me demande comment va ma relation avec Tom et de n’avoir rien à lui dire, seulement des platitudes au sujet de notre détachement certain. Un gruau de bullshit tiède.

— Serais-tu dispo au mois de février?

— Euh, j’pense que oui.

— J’aimerais que tu fasses partie d’un opéra que je dirigerai au Maroc. C’est une pièce un peu edgy et je pense que tu pourrais apporter beaucoup au projet.

— Qui en fait partie?

— De Montréal, il y aura toi, moi, Tom et deux musiciens. On travaillera avec des artistes marocains aussi. Donc, est-ce que ça te dit?

— C’est certain Gab. Qui ça n’intéresserait pas?

— OK, super. Je suis vraiment contente de te compter parmi nous. On se voit demain à l’entraînement?

— Oui.

— Bonne soirée.

Baisers sur les joues. Baiser sur mes lèvres. Points d’interrogation dans ma tête. Puis, suspension.

Le lendemain, émoustillée par ce que la journée me réserve, je me lève à l’aube et vais jogger à travers la brume opaque d’un automne manifeste. Les rues désertes, où courent à mes côtés les cadavres maigrelets de feuilles arrachées aux arbres par le vent, me dédient leur silence morcelé, leur solitude ramollie. En revenant, je retrouve dans ma boîte de courriels un message de Tom:

Objet: Suis-je à la bonne adresse?

Je ne sais pas par chez toi, mais chez moi, il y a un p’tit vent froid qui passe et je ne l’ai pas vu venir, mais pas du tout!?! Si tu as trop froid, tu me fais signe.

Tom x

Objet: RE: Suis-je à la bonne adresse?

Je le sens aussi, mais es-tu certain que ce vent froid ne provient pas de ta bouche, de ta tête, de ton cœur? L’hypothermie me gagne. Peut-on mourir de ça?

Kira

En me rendant chez Gab, j’ai mal à la tête. La chaleur du métro me donne des vertiges et lorsque je regarde le reflet de mon visage dans la vitre du wagon, je ne vois que ma pâleur, ma dangereuse transparence. J’aimerais pouvoir me dire que je n’ai plus envie de revoir Tom mais ce n’est pas le cas. Depuis qu’il m’a demandé mon adresse courriel, j’ai quadruplé le nombre de fois où je visite ma boîte de réception. Actualiser. Actualiser. Actualiser la page. J’aimerais lui parler mais nos conversations futures seront tachées, cassées par cet accroc, cette maille dans le tricot de notre relation qu’il a laissé en s’amusant avec mes sentiments. L’honnêteté qui caractérisait nos échanges jusqu’à maintenant est remplacée par un tremblement, un émoi qui figent mes cordes vocales. Je suis incapable de lui dire que je l’aime de plus en plus, que ma vie sans lui se mute en une série d’actions éteintes, inexpressives.

Chez Gab, nous amorçons une seconde partie du travail d’improvisation. Nous tentons de nous imprégner des habitudes des autres afin de pouvoir prévoir leurs actions et d’y réagir avec une promptitude alerte. J’ai peine à croire que ma place est parmi eux. Ils sont charismatiques. Pas moi. J’essaie de comprendre ce qui, en moi, refuse de collaborer. J’ai l’impression que mon bonheur ne tient qu’à l’obtention de ces deux ou trois figures coriaces que tous semblent maîtriser avec la plus grande désinvolture.

Mais, j’ai été choisie pour le projet au Maroc, exclusivement, et ce, sans octroyer à Gab des faveurs à caractère sexuel. C’est une réalisation glorieuse.

Objet: RE: RE: Suis-je à la bonne adresse?

J’ose espérer que l’hypothermie dont tu souffres puisse être guérie par ma présence. J’ai encore tant d’amour, de tendresse et d’inconfort à partager avec toi. Je veux atteindre le 7e ciel avec toi. Je rêve de t’amener à l’extase pour ensuite me faire frapper de bonheur… mais… attends! Si, dans ton agonie, tu m’écris ces quelques mots… c’est qu’il n’est pas trop tard! Tiens bon Kira, je… j’arrive! P.-S. À bien y penser, je crois bien avoir oublié une bouteille de whisky…

Je ne l’appelle pas tout de suite, j’attends un peu. Je peux toujours attendre. Mon corps entier me démange, j’ai de l’urticaire dans les veines.

Le lendemain, Gab m’invite à faire un autre stage de danse. Celui-ci est différent du dernier qu’on a fait ensemble. Il est donné par deux membres d’une compagnie de danse qui allie la technique moderne avec des inspirations provenant du breakdance. Cette classe est trop épineuse pour mon niveau. Gab virevolte comme un papillon. Torpeur.

Je regrette d’avoir accepté son invitation. Les exercices interminables ne nous sont démontrés qu’une seule fois. Mon corps perdu tambourine sur celui des autres, qui évoluent sur le plancher de danse comme de graciles patineuses d’eau. Et moi, limace lourdaude dans cet environnement hermétique, je me noie dans ma gaucherie. Nouvelles ecchymoses sur mes genoux et mes coudes. Pas fière. Preuve indiscutable de mon inexpérience.

Après, je vais m’entraîner chez Gab et cette fois, nous sommes seules. Je réussis un des mouvements qui, jusqu’à aujourd’hui, se refusait à moi. Je suis submergée de contentement et c’est avec toute la mièvrerie du monde que j’appelle Tom dès que je mets le pied hors de chez Gab, le visage étoilé de points rouges, vaisseaux sanguins éclatés. Trop de contorsion.

Tom est surpris que je sois sortie de mon état larvaire, content que ses courriels enjôleurs m’aient ramenée à lui.

— Tu peux venir me voir?

— Je check ça et je te rappelle plus tard.

— OK.

Je m’endors tard dans la nuit, dépitée par cet appel qui n’arrive jamais jusqu’à moi. Peut-être y a-t-il un problème de connexion.

Lorsqu’on se revoit, ma méfiance s’annule dans ses bras.

— Je suis désolé de mon inconstance.

— Pourquoi aimes-tu être avec moi, Tom? Qu’est-ce que tu aimes de moi?

— En ta présence, je me retrouve. J’ai l’impression d’avoir quelque chose à accomplir avec toi mais je ne sais pas trop ce que c’est. Je suis tombé en amour la première fois que je t’ai aperçue sur une scène… Tu sais ce que je veux dire. Tu es la première fille, à Montréal, avec qui j’ai une relation continue depuis… J’ai eu quelques amantes lors de mes voyages mais ces relations ne dépassent pas le stade d’aventures.

Sur ces paroles, je me blottis contre sa poitrine, et je contemple son ventre, doux comme celui d’un enfant.