NINI S’EST ENVOLÉE à Moscou pour une série de spectacles. El Tornado est dans sa famille à Veracruz et Tom part à Séoul dans peu de temps. Ane et Rasmus ont emménagé dans leur nouvel appartement il y a une semaine. J’adorais aller jouer au parc avec le petit et m’inquiéter lorsqu’il traversait la rue sur son tricycle précaire. J’aimais lorsqu’il venait me déranger dans ma chambre pour piocher sur ma guitare en inventant des mélodies nébuleuses. Parfois, il mettait sa main rembourrée de gras d’enfant sur ma poitrine et je l’esquivais avec gentillesse, de peur de trop le brusquer avec ma pudeur. Pour lui, les seins de sa mère ne sont pas dissociables des miens. Ou peut-être que si. C’est une ébauche d’homme.
Je suis seule dans mon appartement depuis une semaine. Tout me semble stérile. J’ai fait le ménage, ça brille comme si personne n’habitait l’espace, hormis les mites et leurs larves, les fourmis, les poissons d’argent et les cochenilles.
Samedi soir, j’écoute un film insipide à la télévision, vautrée dans le futon. Je caresse le chat qui ronronne sous ma main engourdie par la vibration que produit son moteur interne. Je touche son nez mouillé mais il détourne la tête à chaque fois. Le plaisir que j’ai à le toucher n’est pas réciproque et ça me contrarie. Je continue de violer son museau jusqu’à ce qu’il aille rejoindre le dessous du lit de Nini. Vers 20h30, je vais me coucher. Plus rien à faire. Le vent s’introduit entre les fenêtres et je me rappelle que Tom adore ce bruissement. Pour le moment, ça m’empêche de dormir et je décide de prendre un somnifère. Peut-être devrais-je attendre d’être fatiguée avant de planter mon nez dans mes oreillers.
Perdue, groggy, je suis réveillée en pleine nuit par la porte de mon appartement qui se referme en un grincement inquiétant. Je repense aux films d’horreur que je n’aurais jamais dû visionner et je cherche mes genoux afin d’y trouver la carcasse d’un réconfort. Je sens une présence dans l’appartement et mon affolement esquisse déjà des scénarios dans lesquels plusieurs monstres déploient leurs tentacules juteux dans mon salon afin de m’y piéger lorsque je sortirai de ma chambre pour aller au petit coin. Ma vessie semble vouloir s’autodétruire dans les prochaines minutes si je ne remédie pas à la situation. Des pas irréguliers s’amplifient à mesure qu’ils approchent de ma chambre. Je ferme les yeux pour ne pas voir mon assaillant, ni ses traits hideux d’extraterrestre assoiffé de sang humain de première qualité. Quelque chose se glisse dans mon lit, et ma curiosité ou ma naïveté daigne ouvrir une de mes paupières afin de regarder la mort en face. Tom, déçu, me crie en chuchotant:
— Rendors-toi, rendors-toi! Je suis venu te violer.
Le temps s’assoupit avant que j’assimile les informations mal interprétées par mon cerveau endormi. Il est 6h12 du matin et une lueur éclot à l’horizon. Nous célébrons la venue d’une journée encore vierge avec nos corps qui s’emboîtent avec un peu plus de facilité qu’au début de nos rencontres.
Il reste avec moi jusqu’à midi et nous faisons nos adieux pour un mois. Il part pour Séoul demain. Dans une semaine, je serai en Suisse.
Le jour de ma fête, je dois aller au consulat suisse afin de récupérer les visas de travail pour mes partenaires et moi. Quelques trajets d’autobus plus tard, je me retrouve sur l’avenue du Docteur Penfield. Dans un local qui embaume le liquide citronné, une dame avec un fort accent germanique me demande les formulaires que je tiens entre les brins de laine de ma mitaine mauve. Je lui remets les quelques feuillets que Éve et No m’ont confiés la dernière fois que je suis allée à Québec et la fonctionnaire les examine en plissant des yeux.
— Se ne zont pas le bons vormulaires. Foilà. Il vaudra les remplir et me donner vos trois votographies.
Elle ne peut pas émettre les documents que je suis venue chercher. Je téléphone à mes partenaires afin qu’elles m’envoient par courrier express les photos dont j’ai besoin pour continuer mes démarches consulaires. Ma journée s’annonce délectable.
En me rendant à la station de métro, je reçois l’appel de l’agente d’artistes qui m’a donné ce contrat en Suisse. Nous réglons quelques détails logistiques puis, elle me souhaite un joyeux anniversaire. Je suis émue, triste. Ma propre mère oubliera à coup sûr de m’appeler, comme elle oubliait de venir me chercher à l’école ou à un entraînement. Comment peut-elle oublier, année après année, les vingt-quatre heures de torture nécessaires à ma naissance? Peut-être est-ce mieux ainsi.
— As-tu des plans aujourd’hui?
Non, je n’en ai pas.
— Tu devrais te gâter, t’acheter quelque chose dont tu rêves depuis longtemps.
— Oui, je suis déjà en route pour les magasins. Merci d’avoir appelé. Bonne journée.
— Ça me fait plaisir ma belle Kira, tu le mérites tellement!
Cette idée me touche, mais je me souviens que je n’ai pas d’argent, que je mange du riz blanc depuis deux semaines, avec toutes les variantes d’épices qui me sont disponibles. Bientôt, il n’y en aura plus, ou plutôt, il restera de l’anis et des clous de girofle.
Un sanglot retenu me dénature le visage en face du métro Guy-Concordia pendant qu’une brise glacée fait frissonner mes articulations mal protégées par un manteau bon marché. Autour de moi, les gens essaient de se protéger du froid en rentrant leurs têtes dans leurs épaules. Certains y arrivent. Une goutte de morve descend à l’aveuglette sous mon nez et je la lèche en tentant d’être discrète. L’absence de Nini, de Tom, et même d’El Tornado, me déprime.
En arrivant à la maison, j’écris un message à Tom.
Objet: Bon voyage?
Allo,
J’espère que ton voyage s’est bien passé et que c’était pas trop pénible, mais les espoirs sont minces: jamais un trajet entre Montréal et Séoul en classe économique n’a à ce jour été catégorisé comme étant agréable.
Je pense à toi souvent et je suis toujours bouleversée de retrouver ton odeur sur mes oreillers. C’est ma fête aujourd’hui et chaque fois que quelqu’un m’appelle ou m’écrit pour me souhaiter bonne fête, je pleure. J’ai de la difficulté à identifier si c’est par désespoir ou par bonheur. Ta présence me réconforte et je ressens une profonde accalmie lorsqu’on est ensemble. Fais bien attention à toi, j’exige que tu prennes soin de ton petit corps… C’est un ordre. Car je veux l’utiliser encore, ce corps-là.
Quelques minutes après avoir envoyé mon courriel, je reçois une réponse:
Objet: RE: Bon voyage?
Merci Kira pour ta présence, malgré la distance. J’ai peu de temps pour te répondre mais je me reprendrai plus tard. Oui j’ai fait un bon voyage pénible. Pour ton moral… Je suis désolé de ne pouvoir être là pour te donner un peu de tendresse mais sache que je suis là en pensée. Et pour ta fête je te fais un SUPER MEGA GROS CÂLIN virtuel en attendant de t’en faire un vrai. Bonne fête (ne pleure pas!) et je t’écris bientôt. Des bisous xxx partout… Vraiment partout, partout!
Tom