TOM ARRIVE CE SOIR à Montréal alors que je serai dans l’avion en direction de Zurich. Cruel. Depuis son dernier courriel, je n’ai pas de nouvelles de lui. J’ai peur qu’il m’ait oubliée, qu’il m’ait remisée dans le grenier de sa tête et qu’il me ressorte de là, poussiéreuse, lorsque je reviendrai. Je ne veux pas être une pensée à temps partiel. Est-ce que quelqu’un peut nous manquer sans qu’on ait envie de rester en contact avec cette personne? Je ne crois pas. Je ne lui manque pas assez.
Je voyage avec deux artistes de planche sautoir qui participent au programme du Cabaret de Bâle, la ville où nous performerons pendant deux semaines. Je les rencontre à la porte d’embarquement de notre vol et nous entrons dans l’avion avant de nous séparer à nouveau. Je ferai le voyage aux côtés d’une Africaine aux problèmes de sinus envahissants.
À notre arrivée à l’aéroport de Zurich, nous prenons le train en direction de Bâle. Pendant un peu plus d’une heure, nous cheminons entre des collines verdoyantes où broutent des centaines de vaches blanches et noires. Typique.
Le cabaret pour lequel nous travaillons se situe à même la gare. Nous trimbalons bagages et accessoires en pestant contre les pavés inégaux qui ralentissent le roulement de nos valises.
Le Cabaret Variété de Bâle est une salle de spectacle utilisée comme restaurant. Le théâtre est surchargé de moulures plaquées or et le velours carmin qui recouvre les murs est saturé d’une poussière ancestrale. Il n’est pas encore l’heure du déjeuner, quelques clients sont attablés, sirotant un expresso, clope au bec. Le producteur du spectacle, Eike, vient nous saluer. Son œil gauche souffre d’une déviation évidente, hésitant entre plusieurs directions à la fois et son visage cireux accuse un mode de vie malsain. Ses pores de peau sont dilatés et semblent remplis d’une substance huileuse provenant de l’extérieur de son corps. Plus tard, nous nous moquerons, avec Éve et No, de ce nom agressif et mou à la fois, de ce patronyme qui génère en nous un irrespect total. Disgracieuse fourberie.
Nos tests d’éclairage et nos répétitions de main à main se font dans la soirée où, soûlées de fatigue après un voyage transatlantique, nous commençons à ne plus répondre des âneries qui sortent de nos bouches écumeuses. La plupart d’entre elles concernent Eike. Les autres sont des jeux de mots avec la langue allemande que je vais taire. Elles sont d’une imbécillité odieuse.
Objet: (no subject)
Bon, bon, bon, n’étais-tu pas supposé m’envoyer des dizaines d’emails adoratifs? J’ai besoin que tu m’écrives… Ça me rassure. Kira xxxx
Tous les matins, je vais courir avec mes partenaires, loin derrière elles. Ma cadence est lente. Ridicule. Nous suivons le Rhin, rivière pittoresque qui sépare la ville en deux parties. Sur l’autre rive, les quelques manèges d’une fête foraine attirent nos regards d’enfants et nous nous promettons, haletantes — moi plus que les autres —, que nous irons faire quelques tours de manèges avant de revenir au Québec.
Dans les rues, une kyrielle d’arômes viennent caresser mes narines: les bretzels géants saupoudrés de sel grossier, le massepain sucré, le pain d’épice, le magenbröt, les saucisses allemandes fumées, les marrons chauds, la merde de chien qui tapisse ma chaussure de course naguère blanche.
Au déjeuner de l’hôtel, les cappuccinos que la gentille réceptionniste nous prépare sont délicats et saupoudrés de cacao prenant la forme d’un cœur sur la riche mousse de lait. Je pense à Tom. Pas juste dans ces moments-là.
Nous avons une représentation tous les soirs, ce qui ne constitue pas une charge de travail élevée. Nos journées sont peu remplies. Ma vie aussi. J’aime Bâle mais j’ai hâte de rentrer à la maison. Revoir Tom.
Nous sommes requis au théâtre deux heures avant le début du spectacle et comme nous sommes l’avant-dernier numéro à passer, nous avons beaucoup de temps libre à tuer dans nos loges. Assassins de l’horloge.
Avec Éve, je chante à tue-tête des cantiques de Noël. No roule des yeux.
Elle préfère Tracy Chapman, qu’elle personnifie d’une manière approximative en utilisant son mascara comme microphone.
Objet: RE: (no subject)
Je ne t’oublie pas Kira, pas assez même! Je… te salue, je t’embrasse… partout! Je te désire… trop souvent!… Je sens une odeur d’Oréo… Je…
L’avant-dernière journée en territoire suisse, mon cou bloque en plein milieu du spectacle. Durant toute la deuxième partie de la routine, je me retiens de pleurer en sentant se crisper les muscles qui entourent mes vertèbres cervicales. Lorsque je reviens dans les loges après notre prestation, un flot de larmes brûlantes se déverse sur mes joues fardées et je m’écroule sur le sol en tenant ma tête entre mes mains tremblantes. C’est dramatique, un torticolis.
La nuit, j’évite de bouger car le moindre frétillement de mes muscles me fait exploser de souffrance. Je reste dans mon lit une grande partie de la journée suivante en râlant, aveuglée par ce lancinement compact, trop désolée pour moi-même pour être crédible. Je voudrais que Tom soit là, qu’il me prenne dans ses bras et qu’il me couvre de baisers mouillés, qu’il guérisse l’immobilité de mon cou par sa seule présence. No, pour m’aider, m’achète une bouillotte en forme d’animal non identifiable. Il a des oreilles de chat, un nez de chien, un corps d’opossum.
J’engourdis mon mal le temps de notre dernière routine de six minutes. Pas d’élégance, pas de fluidité. J’omets les ronds de tête de notre chorégraphie et je souris, fourbe, espérant camoufler l’affolement qui défile dans mes yeux.
Tout de suite après la finale, la dernière, j’emballe mes effets personnels et je retourne à l’hôtel en tramway, épuisée par l’effort, surexcitée parce que demain, je serai à Montréal. Demain, je reverrai Nini, mon amie à distance depuis un mois. Demain, je serai près de Tom.