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JE SUIS ARRIVÉE à Montréal depuis quelques jours mais je suis restée alitée la majeure partie du temps. Mon cou n’est pas guéri. Mon état semble définitif. Je ne peux plus tourner la tête à gauche ni la pencher vers l’arrière. Je ne peux pas m’entraîner non plus. Je ne fais rien.

Tom n’a pas appelé. Ni lui ni moi n’avons le courage de le faire. Lors d’une soirée où j’ai préféré rester à la maison à cause d’une surdose de douleur, Tom a demandé à Nini où j’étais passée. À cette annonce, mon cœur s’est alors retourné dans ma poitrine et je l’ai senti battre pendant des heures: Tom… Tom… Tom.

Temps libre. Penser. Songer à ce que je pourrais créer de nouveau au Maroc en février. J’aimerais trouver une idée percutante qui me fera gagner le respect de Tom et Gab. J’ai la tête vide. Vide de lui, vide de moi-même, vide de vie. Je regarde, abrutie, le mobile que ma mère m’a confectionné l’année dernière. Elle a aplati des cuillères en métal et elle leur a donné la forme de poissons. Ils s’entrechoquent en un gazouillis ininterrompu, percutant la vitre de leurs petits corps métalliques.

Je m’endors, droguée par les relaxants musculaires que je gobe avec aisance depuis une semaine pour faire fondre les poignards de glace qui sont plantés dans mon cou.

Silence, vacuité. Vide opaque, dense. Sur mes bras et mes jambes sont attachés les poissons du mobile de ma mère. J’entends leurs cliquetis. Je veux les faire taire mais chaque mouvement renforce leurs commérages assourdissants. J’approche mes mains de mes oreilles pour qu’elles ne laissent plus pénétrer aucun son. C’est inutile, le vacarme provient de l’intérieur. Je hurle sans bruit, j’essaie de me réveiller mais je suis entourée de néant. J’émerge de mon cauchemar, perlée de sueur, extatique. Je tiens mon idée…

Le mobile de ma mère gît sur le sol, écartelé.

Samedi soir, il y a une fête pour la fin de CINARS, un festival du spectacle promotionnel où toutes les compagnies de danse, théâtre et cirque présentent un extrait de leur création dans le but de se faire acheter par les producteurs qui y assistent, parfois contre leur gré.

Nini et Mel y font leur duo aérien et elles m’ont invitée à venir les voir. Tout le gratin de la communauté circassienne est présent. En allant chercher un verre de vin à un des petits kiosques installés dans la grande salle du Cirque Éloize, je tombe sur Gab. Fébrile, elle me prend les mains et les masse avec vigueur en me parlant de danse. Elle est inspirée par un des spectacles qu’elle a vus lors de CINARS. J’essaie, tout en lui donnant l’impression que je suis captivée par son discours, de trouver Tom au milieu de cette cohue.

— Gab, est-ce que je peux ravoir mes mains? C’est que j’en ai encore besoin un petit moment. Faut que j’aille aux toilettes.

Je descends aux vestiaires et entreprends de dénicher ma sacoche enfouie sous une montagne de manteaux laineux. Je trouve le petit sac en plastique contenant les champignons magiques qu’un de mes amis m’a donnés en cadeau lors de notre soirée érotique. C’était un beau cadeau d’hôtesse. Je tente sans succès d’évaluer la bonne quantité pour une personne.

Tom est accosté au bar. Il tient dans sa main une canne en bois. Je me glisse derrière lui et l’enlace en lui masquant les yeux. Il se retourne, me gratifie d’un sourire déphasé.

— Kira, t’as l’air bien. J’suis content de te voir.

Il porte un plâtre au pied gauche.

— Comment tu t’es fait ça?

— Bof, c’est mieux que tu l’saches pas.

Je n’ai rien à lui dire, j’aurais besoin qu’on soit seuls. J’avais imaginé quelque chose de plus intime, de plus connecté. Jambes molles. Picotement étrange dans mon ventre. Peut-être ai-je forcé un peu la dose de champignons. Tom est aussi gelé que moi. On a du mal à se rejoindre et j’ai peur de l’avoir perdu. Où est passé ce bien-être que je ressentais en sa présence? En bafouillant de plates excuses, je m’éloigne de lui pour aller parler à Mel, que je vois passer avec un verre de punch non alcoolisé. Nous discutons mais je suis incapable de suivre le flot de notre conversation. Je suis perdue dans un trop-plein de toxines. Ma tête est ailleurs, dans mon lit, avec Tom. Je ne peux pas la récupérer, elle est trop loin.

L’homme au pied cassé s’évertue à danser comme un indiscipliné et je le vois grimacer de douleur. Pitoyable. Je ne vois pas comment j’ai pu le trouver attirant. Il ne réussit qu’à générer en moi répulsion et effroi. On dirait que ses rides se sont creusées. Je roule des yeux en regardant Mel, qui semble ne pas comprendre mon inconfort face à Tom. Ses yeux bleus me scrutent. J’ai envie de lui en parler. Je n’en ai pas la force. Elle s’éloigne. Je vois la foule se refermer sur elle.

Mes perceptions sont altérées par la drogue et je décide de laisser la soirée évoluer. Elle me ramènera peut-être le Tom que j’ai commencé à aimer.

Je déambule avec indolence dans la foule. Une aura floue et diffuse se dessine autour des lumières, des gens. Lorsque j’essaie d’aller parler à Nini, je la retrouve en larmes dans les bras d’une fille que je ne connais pas et je rebrousse chemin, outrée qu’elle n’ait pas choisi mon épaule pour déverser les perles tragiques de ses yeux, soulageant sa peine de cœur impliquant un autre salaud. Je me fais tirer par le bras et je me retrouve à danser avec Gab, pétée. Exquise, je m’élance vers l’infini au contact de son corps gracieux qui me projette dans les airs et me rattrape juste avant que je touche le sol. Après un moment qui me semble éternel, elle s’arrête et me fait part de ses commentaires et réflexions sur l’enchaînement qu’on vient de faire. J’en ai assez de la voir se comporter en professeure acharnée avec moi. Je suis hors d’état de partager son zèle, trop gelée pour analyser les pas et les mouvements que nous avons exécutés.

Déguerpir, m’enfuir, être en position verticale. Ne plus sentir ce tourbillon qui me fait dérailler. Fermer mes yeux. Me réveiller. Me dire que ce n’est qu’un cauchemar de plus.

Je me dirige vers Tom. Soûl, givré, malade.

— J’aimerais que tu rentres avec moi, je ne me sens pas bien.

Il opine, surpris, ce qui me fait sourciller. Je vais chercher mes effets personnels au sous-sol avant de revenir vers lui. Il boite, attaché à ma main. À travers ma vision faussée, je vois la ville comme une colossale fresque de Lite-Brite. Bad trip. Nous arrivons sur le trottoir et un taxi s’arrête devant nous. J’invite Tom à y entrer.

— Euh… j’ai pas mon manteau, j’peux pas partir sans ça.

Je croyais qu’il avait compris qu’on partait ensemble.

— J’viendrai te rejoindre plus tard.

J’ai de forts doutes à ce sujet. Je prends place sur la banquette arrière de la voiture et il se penche vers moi pour m’embrasser avec sa langue pâteuse. Je le repousse, dégoûtée:

— Ah, arrête Tom, dégage!