GAB M’A INVITÉE avec Nini à voir un spectacle de Noël expérimental dans lequel elle joue un ange déchu. On a donné à Tom le rôle d’un renne hyperactif. Il évolue difficilement sur la scène en raison de son pied cassé. Je me demande même pourquoi il s’obstine à vouloir performer dans un état aussi lamentable. J’ai pitié de lui. Je voudrais qu’il se soigne, au lieu d’empirer son état.
Après le spectacle, les artistes s’attardent sur la scène pour discuter avec les gens du public qui le désirent. Je vais remercier Gab pour les billets qu’elle m’a offerts. Je suis happée par quelqu’un au milieu de mon parcours. Me retournant, je découvre Tom qui, la mine austère, me sourit sous son costume en poil ras. Il me prend dans ses bras suintants et m’embrasse sur le coin de la lèvre. Un frisson inattendu culbute ma peau pendant que je médite sur les raisons de cette réaction. C’est la première fois que je le revois depuis la fête où je l’ai repoussé.
— Qu’est-ce que tu fais ces temps-ci?
— Je fais des rénovations. Je déprime. Je suis chez moi et je ne fais rien. Je pense à toi, en espérant que tu me reviennes.
Je ne sais pas quoi dire. Pourquoi, s’il pense autant à moi, ne m’appelle-t-il pas? Qu’est-ce qui se loge entre ces deux éléments, entre le fait de se morfondre à propos de moi et le fait de ne pas m’appeler?
Je lui parle de la création au Maroc et je lui dis que j’aimerais bien créer un numéro avec lui. Il opine, distant. Je l’ai blessé en le repoussant. Gab vient faire exploser ses paroles entre nous. L’impact nous sépare un peu.
— OK la gang, il faut débarrasser le théâtre. Les tech veulent faire le ménage.
Tom nous invite tous à le suivre chez lui. Là-bas, nous buvons quelques bières et jouons à nous tirer des boules de papier devant un programme télévisé moche. Ce n’est pas une soirée des plus intellectuelles. J’ai de la misère à ne pas analyser les actions de Tom, à ne pas le scruter lorsqu’il parle à une des gamines suédoises qui squattent la soirée; à réfréner mon désir de le réconforter, de le serrer contre ma poitrine qui n’attend que cela. Gab est fatiguée.
— As-tu envie de partir?
Non.
— OK.
J’embrasse Tom et je lui souhaite bonne nuit.
— Comment retournes-tu chez toi? Gab va te reconduire?
— Oui, c’est ça.
J’ignore s’il sait que j’ai recommencé à coucher avec Gab et s’il veut me piéger en me demandant cela, mais je n’ai pas la force de le lui dire. J’ai la lâcheté de lui mentir, pour ne pas le blesser, pour ne pas me sentir moche. C’est déjà fait. Il n’aurait que quelques paroles à prononcer — «Kira, tu me manques» — et je retomberais pour lui. Je m’en rends compte à l’instant.
Au cours de la semaine suivante, je me réveille un matin avec un torticolis encore plus intense que le dernier. Je dois m’entraîner avec les autres artistes. Je fais acte de présence, emmitouflée dans un foulard extra large qui embaume le Tiger Balm.
Assise dans un coin du loft illuminé par un soleil d’une blancheur hivernale, je regarde leurs prouesses. Ma tête tordue par la douleur scrute le sol où leurs mains et leurs pieds déambulent sous la forme d’un ballet édulcoré. J’essaie de leur faire part de mes commentaires mais je vois bien que tous, à l’exception de Gab, se foutent de mon opinion d’éclopée.
Après l’entraînement, Gab me sert un café pendant que je cherche dans le répertoire téléphonique le numéro d’un médecin sportif.
Le lendemain matin, lorsque l’alarme sonne pour une énième fois après une série de snooze, je me résous à me lever. Des milliers de décharges électriques me poignardent la nuque. Une fois debout, je me rends compte que la morsure a quintuplé durant la nuit. Je ne verrai pas ce médecin en vain. Je prends un bain, seule. Gab lambine au creux de son nuage duveteux.
Dans l’eau, j’ai l’impression d’être un bloc de toffee croustillant prêt à s’égrener au moindre effleurement. La chaleur et la moiteur de l’eau parviennent à détendre mes muscles crispés après quelques minutes. En sortant de la baignoire, je sonde mon reflet dans la glace et, moyennement satisfaite de mon apparence du jour, je m’habille en vitesse pour ne pas voir ma nudité éparpillée.
La salle d’attente de la clinique m’effraie, avec ses chaises grises aux accoudoirs de métal et ses dépliants sur la toxicomanie et le dépistage du sida. Les murs sont mouchetés de couleurs suspectes des années 80, appliquées à l’éponge. Dehors, une neige fluette et étincelante a commencé à tomber.
On m’appelle après quatre heures d’attente. J’ai eu le temps de feuilleter tous les magazines de la clinique, ainsi que tous les feuillets d’information sur les différentes maladies vénériennes. J’ai composé un poème en pensant à Tom. La mélancolie me joue des courts-métrages idylliques en boucle, avec des ralentis bien placés.
Il y a cet épisode où nous nous embrassions sur la table du salon au son d’une musique de Tom Waits, «Alice». Nos bouches communiquaient avec une facilité déconcertante, presque angoissante. Nos salives se mélangeaient, s’imprégnaient l’une de l’autre. Rien ne pouvait séparer nos bouches cousues par ce fil limpide.
Avec Gab, c’est différent. Nous nous accommodons bien. C’est pratique. J’ai peur de stagner, à force de me complaire dans la facilité de cette relation. Nous savons toutes les deux que nous méritons mieux mais à force d’habitude, il se peut que nous soyons tentées d’éterniser ses bribes de jouissance détachée.
Fondre au creux d’un silence
Dans un soupir qui me racle la gorge.
Boire sur ta bouche la rosée de doute,
qui danse en se moquant de nos souvenirs.
M’appuyer sur ton armure,
Et diluer la brume de ton murmure opaque,
avide d’une vulnérabilité diaphane.
Retenir mes yeux qui veulent s’envoler.
À grands coups de battements de cils.
Les laisser choir,
sous une pluie douceâtre de bonheur puéril.
Un médecin me tend la main.
— Kira?
Regard qui pointe ma poitrine mais qui voudrait être capable de l’éviter, poignée de main spongieuse, élocution raboteuse. Les intonations de sa voix ne sont pas déposées aux bons endroits dans son discours. Jeune homme roux, fragile, rougeoyant. Les taches brunes de son visage sont trop rapprochées. Plaques de rousseur. Il m’invite à entrer dans son bureau, avant de me demander la raison de ma visite. Je lui parle de mon problème de torticolis à répétition.
Pendant quelques minutes, il manipule mes différentes vertèbres en me demandant si je ressens de la douleur, un pincement. La morsure est constante.
— Il serait préférable de traiter votre inflammation avant de faire des manipulations.
Il me prescrit un cocktail de drogues licites.
Chez moi, vers 17h, j’ingurgite les doses prescrites et vingt minutes plus tard, je rampe jusqu’à mon lit. Engourdie, libérée de ma douleur. Merci docteur.
Les jours suivants sont nébuleux. J’ai l’impression de faire du ski de fond dans de la mélasse. Aux heures prescrites, je gobe mes médicaments. Seule chose inscrite à mon horaire. Entre mes repas de pilules, je vomis. Intolérance à la codéine. Je dors, je vomis et je bave, je jouis dans mon sommeil. Mon cou se porte de mieux en mieux.
Samedi matin, il y a la première réunion pour notre projet au Maroc. Je rencontre les deux autres collaborateurs de la création. Il y a une chanteuse ainsi qu’un adepte de danse percussive. La chanteuse nous demande de lui parler des styles musicaux qui nous inspirent. Gab parle de Múm, Tom vante les vertus de Frank Zappa. J’évoque mon faible pour les musiques douces et sensuelles. Tom dit, en chuchotant:
— Comme toi…
Sa voix a un goût de gâteau triple chocolat. Mon cœur tressaute. Il est assis dans un des fauteuils design de Gab, les jambes écartées. Je vais m’imbriquer entre ses cuisses en catimini. Il met ses mains sur ma nuque et lui prodigue de fragiles caresses du bout des doigts. Gab semble trop accaparée par son discours pour regarder dans notre direction. Rien ne m’empêche de me faire masser par Tom.
Après la réunion, j’enfile mon manteau dans le vestibule.
— Est-ce que tu serais libre cette semaine pour qu’on se voie? J’ai un cadeau pour toi.
— Je m’en vais à Québec aujourd’hui pour une série de show de Noël. Je reviens dans dix jours.
— Je vais t’attendre.
Attends-moi Tom car je n’ai plus la force de le faire.