DE RETOUR À MONTRÉAL, je replonge dans les entraînements avec notre groupe de recherche. Je sens que j’ai quelque chose à rattraper. Gab semble s’accommoder de notre union détachée. Je passe mes journées dans son appartement et le soir, j’arrive chez moi exténuée mais vivante. Parfois, je reste avec elle. Je fais de l’entretien charnel.
Mercredi soir, nous avons notre première séance musicale avec les collaborateurs du projet. La chanteuse, Sanna, est une femme dans la trentaine, rachitique, hyperactive. L’adepte de danse percussive est un grand noir au crâne glabre. Ses globes oculaires sont bombés et luisants comme des boules de billard. Le cours commence avec quelques exercices de chant dirigés par Sanna. Je m’y prête avec scepticisme. Je tressaille en entendant ma propre voix. Antony nous dicte certaines consignes: claquer des mains sur tel ou tel compte de musique, taper sur nos cuisses, sur notre torse. Au bout d’une heure trente de dur labeur et de concentration, je me rends compte que ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Ça me plaît. Peut-être est-ce dû aux encouragements de Tom.
— Man, t’es un génie toi! T’apprends ben trop vite.
La flatterie est une technique aux pouvoirs infinis.
Je me rends à la salle de bain après la session. En laissant tomber mes pantalons sur mes chevilles, je constate que je me suis frappée trop fort sur les cuisses. J’ai des ecchymoses titanesques sur les quadriceps. Elles s’étendent du haut de mes genoux jusqu’à mes aines, dans toute leur splendeur. Je passe mes doigts dessus. Sursaut. Ma peau, plus sensible. Je pense à Tom. Je m’imagine nue devant lui, il verse sur mes cuisses des centaines de baisés onctueux en me caressant de sa barbe négligée qui m’érafle la peau. Ma main sur mon sexe. Frottement. Je jouis en regardant mes bleus géants.
Je pense à Tom plutôt qu’à Gab. Culpabilité.
Dans le métro qui me ramène à la maison, c’est mouillé dans ma petite culotte. Sanna et moi parlons. Elle habite juste un peu plus loin que moi sur la ligne orange. Elle s’intéresse à ce que je suis et je sens que je vais l’adorer. J’aimerais que ce principe s’applique aussi à Tom. Je t’aime donc tu m’aimes.
Le lendemain, Gab et moi allons voir un spectacle de clowns à la Tohu. Gab feuillette le programme de la soirée en m’ignorant. J’aperçois Tom qui est accompagné par sa fille. Il capte mon regard et me sourit.
— On se parle après le show?
J’opine et je me cache derrière mon programme humecté de sueur. Faire semblant de lire est une activité de choix afin d’avoir l’air intelligente et non troublée.
Après la représentation, Gab et moi allons prendre une bière avec les artistes du spectacle. Tom se joint à nous et commence à me parler de ses rénovations pendant que je me dis qu’il serait temps que je rénove mon cœur, il est criblé de trous de différentes grosseurs, selon les peines accumulées. Une passoire oubliée.
— Où est ta fille?
— Elle est partie avec un gars du spectacle. J’ai pas de contrôle sur elle. Elle m’a envoyé chier quand je lui ai dit de faire attention. J’espère juste qu’elle sera chanceuse et qu’elle apprendra de ses bêtises.
J’espère qu’il en sera de même pour moi.
— Veux-tu déjeuner avec moi demain matin?
Tom me prend la main en attendant ma réponse. Il laisse ses doigts zigzaguer jusqu’à mes poignets frissonnants, un peu trop longtemps.
Gab et moi partons quelques instants plus tard. Elle souhaite me montrer la vidéo du travail de l’assistant chorégraphe avec lequel nous allons collaborer au Maroc. Je la soupçonne de vouloir m’attirer chez elle à l’aide d’artifices.
Ce soir, Gab et moi ne baisons pas. Nous sombrons ensemble dans un sommeil stérile.
Au matin, je retourne chez moi accompagnée d’un vague sentiment de bassesse morale.
En attendant l’appel de Tom, je décore une des plantes géantes qui loge dans mon salon, à défaut d’avoir un arbre de Noël. J’enroule autour de ses feuilles un câble de lumières multicolores. Je complète la décoration de ma plante exotique avec des miniboules de Noël en essayant de ne pas déranger les cochenilles qui roupillent sous les feuilles.
Cette année, ma mère m’a demandé de recevoir la famille pour le réveillon. Je frémis d’avance à l’idée de jouer à l’hôtesse pour la soirée. Un brin de ménage serait nécessaire. Notre appartement reprend ses allures de piquerie. Nini est partie en Grèce, un contrat duquel j’ai été écartée en raison d’une réduction du budget pour les artistes. El Tornado a recommencé à souiller tout ce qu’il touche en abandonnant son désordre afin d’assister à je ne sais quelle fête où il finit avec un homme différent à chaque fois. Je me souviens d’un mec appelé Greg Allaire, nom que nous avons changé pour «Graine à l’air». Le lendemain de cette aventure, j’ai retrouvé les vêtements de Greg et de El Tornado éparpillés un peu partout autour du bain, dans lequel gisait encore une eau froide, poisseuse. Au fond de la cuvette de toilette, une collection de condoms souillés saluait nos derrières et je me suis demandé pourquoi il avait choisi d’en disposer là plutôt que dans sa propre corbeille de chambre.
Tom cogne à la porte. Je vais lui ouvrir en espérant qu’il ne soit pas trop dérouté par les cantiques de Noël qui baignent l’appartement d’une ambiance veloutée. Il me tend un petit sac en tissu, je l’invite à entrer et je m’installe à la table pour déballer son cadeau. Thé vert.
— Je l’ai acheté à Séoul il y a deux mois.
Juste avant que je ne le vire de ma vie. Pourquoi m’offre-t-il un cadeau? En vertu de notre amitié boiteuse, de notre relation éclopée?
Le froid de décembre nous gèle les poils de nez pendant qu’on se rend à un café à quelques rues de chez moi, sur Fairmount. Assise à une table en bois blanchi, je laisse mon regard dériver sur un tableau d’annonces de services divers offrant des cours de guitare, des soins de massage suspects et des électroménagers en «bon état». Tom commande un bagel avec différents fromages et un bol de café au lait. Je ne prends qu’un café. Je ne sais pas quoi lui dire. Lui non plus. Dehors, il se met à neiger, les flocons descendent sur terre sous la forme de grosses plumes humides. Je parle, je n’ai rien à perdre. Je n’ai rien, de toute façon…
— Est-ce que tu t’es demandé pourquoi je ne t’ai pas rappelé après le party de CINARS?
— Oui, un peu, mais je pense que j’ai compris. Je ne t’ai pas rappelée non plus.
— Je n’ai jamais eu envie d’être une maîtresse. Personne ne se contente de ce statut. Ce n’est pas mon ambition de vie, de t’attendre, d’être insatisfaite, de ne pas savoir si tu vois d’autres filles. Avec toi, je serais toujours ce que je ne veux pas être.
— Je ne veux pas de maîtresse. Je ne sais pas ce que je veux.
Je ne sais pas quoi répondre à cela. Je ne sais pas pourquoi il me dit cela, mais je n’ai pas la force de lui demander. Ses lèvres dérapent sur les miennes comme une vieille dame sur une plaque de glace. Je lui rends son baiser, incertaine. Nos mentons sont réchauffés par les cafés fumants qui trônent sur la table. Son cellulaire sonne et il répond. Je crois comprendre qu’il est demandé quelque part et que c’est une urgence.
— Je dois y aller, mais je te raccompagne chez toi avant.
Dans les rues frigorifiées, une lourde fumée scintillante tournoie au-dessus des bouches d’égout. Nos propres lèvres laissent passer la même fumée, qui se cristallise sur nos cils en billes scintillantes. Tom me prend la main et nous marchons paisiblement, en apparence. Dans ma tête, c’est le chaos. Pourquoi est-ce que je me laisse influencer par les paroles mielleuses de Tom, par ses vérités alambiquées? Émue par ses yeux humides et son regard admiratif, je l’embrasse avec hardiesse.
Du coin de l’œil, j’aperçois Mel, la partenaire de Nini, qui marche dans notre direction. Lorsqu’elle s’approche du couple suspect que Tom et moi formons, je veux embrasser mon amie sur les joues, mais trop nerveuse, je lui donne un coup de mâchoire. Elle s’écarte vivement en criant de douleur et je me confonds en excuses. La dernière fois que je l’ai vue, je lui avais parlé de ma relation avec Gab et maintenant, je suis au bras de Tom en pleine démonstration publique de baisers langoureux.
— Mesdemoiselles, je dois vous quitter. Il faut que je sois dans l’ouest de la ville dans trente secondes.
— Bye Tom.
Mel et moi décidons d’aller voir un film au cinéma.
— Kira, c’est quoi qui s’passe avec Gab et Tom?
— Un beau mélange…
— OK… Si Gab et Tom te proposent tous les deux de sortir avec eux, qui choisis-tu?
— Ça n’arrivera pas… Je ne sais pas. Avec Gab, je me sens bien et j’adore notre complicité mais j’ai l’impression de perdre mon temps. Et Tom? Quelque chose de fort m’attire à lui et j’ai de la difficulté à identifier ce que c’est. On dirait que je l’apprécie parce qu’il me vénère. C’est narcissique. J’aime passer du temps avec lui car il me fait sentir géniale et en même temps, je pense qu’il se sent exactement comme moi. J’aime lorsqu’il me touche, mais je me sens un peu étrange. Ça me fait peur.
Nous marchons en silence, Mel rumine une réponse qu’elle gardera en partie pour elle-même. Ça m’est égal, personne ne peut m’aider à savoir ce que je veux.
— Pose-toi les bonnes questions et tu verras.
— Ouais, je vais essayer. Merci.
Les bonnes questions sont difficiles à trouver.