L’APRÈS-MIDI DU 24 DÉCEMBRE, ma mère débarque chez moi avec sa copine et la fille de celle-ci, toujours accoutrée de son minois boudeur et gêné à la fois. Elles portent des dizaines de sacs de plastique contenant le nécessaire pour la soirée. J’aide ma mère à faire des mousses au chocolat et des salades. Elle me donne des petits sacs de fausses pierres précieuses aux couleurs de Noël et elle me demande de les éparpiller sur la table. Ça me donne envie de la faire empailler lorsqu’elle décédera.
J’aurais envie d’appeler Tom et de l’inviter à notre réveillon. Mon frère est toujours affublé d’un homme, rarement le même, mais on ne le croit pas incapable de se faire un copain. Je ne trouve pas le courage d’appeler Tom, ma témérité doit être en train de réveillonner quelque part au fond de ma tête.
Vers 18h, les préparatifs sont terminés. Ma mère est resplendissante. Elle a délaissé temporairement ses djellabas pour un veston noir classique et elle s’est maquillée avec de la poudre luminescente, qu’elle a étalée sur ses paupières fripées. Elle a badigeonné ses lèvres joufflues avec un gel qui accentue l’effet pulpeux de sa bouche framboisée. J’ai hérité de ses lèvres pornographiques, gonflées, gorgées de promesses.
Nous attendons les convives en silence, en regardant le soleil se consumer loin derrière les montagnes qui semblent frileuses sous leur manteau de laine floconneuse.
Les invités commencent à arriver. On me donne des cadeaux d’hôtesse et je suis stupéfaite devant ces attentions inutiles. Mon grand-père conservateur s’extasie devant l’aspect inusité de mon loft. L’ami du copain d’une de mes tantes, un homme irritant qui squatte la plupart de nos fêtes de famille, crache de la trempette dans l’air en mettant à jour mon célibat récurrent. Je ne peux m’empêcher de voir dans cette attaque un soupçon de banalité. Faut-il dénoncer publiquement tout ce qui nous semble bizarre, comme on le fait pour les flatulences? Il s’approche de moi et son haleine imprégnée d’alcool le suit comme la peste.
— Pourtant, tu as grandi, tu es une femme séduisante. Qu’est-ce qui se passe?
— En fait, j’hésite entre un homme et une femme. J’attends de voir qui baise le mieux.
Il s’étouffe avec son morceau de radis qu’il recrache en partie dans mon décolleté. Il choisit une autre victime, le chat de l’appartement. Il le caresse comme si c’était un cheval. Le chat s’écrase au sol à chaque fois que les paluches ivres lui tombent sur le dos. La peau autour de ses orbites s’étire avec une envergure surprenante. Pauvre chat.
Le visage de ma mère adopte la couleur du vin bulgare qu’elle sirote. Elle sourit mielleusement à tout le monde et je la soupçonne de penser déjà à ses cocktails trop sucrés et crémeux, classiques de Noël, qui la rendent contemplative.
En écoutant les paroles chaudes de Frank Sinatra, je repense à la soirée précédente. Gab m’a invitée à venir voir son spectacle. Durant l’après-midi, nous avions un entraînement avec Sanna et Antony. Après, Tom m’a kidnappée pour m’emmener chez lui. Durant les deux heures où j’ai flâné avec lui, il a essayé de m’embrasser au nom de prétextes qui m’ont semblé nébuleux. Je lui servais des baisers distants, incertains.
Après le spectacle, lui et Gab se sont surpassés chacun de leur côté dans leurs tactiques pour me séduire et pour s’assurer que je passe la nuit avec eux. Incapable d’arrêter mon choix sur l’un d’eux, je suis partie seule, la tête haute, surtout pour camoufler mon double menton visible lorsque je n’y porte pas attention.
Lorsque vient le temps de distribuer les cadeaux qui s’étendent sous mon arbre de Noël improvisé, on me prie de choisir le premier présent puisque je suis l’hôtesse de la soirée. Ce prétendu honneur cache un supplice intolérable: la tache de party a décidé d’incarner le père Noël et m’invite à m’asseoir sur ses genoux noueux, afin de m’y faire cabrioler.
— C’est hors de question, je suis ben trop vieille pour ça.
La famille me met de la pression pour que j’obtempère. Je m’exécute. Le contact froid de son pantalon en rayonne sur mes cuisses nues me donne la chair de poule. Après une seconde de désagrément ultime, je me relève, considérant que cette facétie a assez duré et qu’il y a des limites à se sentir victime d’agressions sexuelles endossées par le reste de sa famille.
Ma mère me remet un cadeau qui semble avoir été enveloppé non pas par des mains, mais par des moignons. J’ouvre avec délicatesse le papier d’emballage qu’elle recycle d’année en année sans en prendre soin. Sa collection de papier constitue un amalgame de boules chiffonnées et plus ou moins au goût du jour qui se tiennent, telles de petites bêtes apeurées, dans le fond de sa garde-robe, à côté de ses mocassins en poil de chèvre des montagnes. Lorsque j’aperçois son cadeau, je sens ma gorge se contracter. C’est un petit personnage en vitrail jaune et ambré, un hybride entre un ours et un elfe. Ma mère me dit qu’elle l’a fabriqué elle-même dans son cours de vitrail. C’est une de ses seules réalisations artisanales qui ne soit pas botchée.
— Comment tu savais que j’allais aimer ça?
Elle hausse les épaules.
— Tu es ma fille, je te connais.
Je serre ma mère dans mes bras en lui disant que je l’aime. Quelques larmes tièdes tombent sur son épaule grassette.
À 12h34, tous les invités sont partis. Je ramasse les débris polis de ma famille.
Entre Noël et le jour de l’An, nous continuons les cours de musique. Gab et moi travaillons ensemble afin de commencer à créer notre duo de danse et contorsion pour le Maroc.
Un soir, je couche avec elle et me rends compte que je n’en ai plus envie lorsque, étouffée par sa chatte qui engouffre la moitié de mon visage, je me mets à penser à Tom. Cela n’enlève rien au fait que j’apprécie et respecte Gab. Vais-je continuer à m’excuser de la sorte? Je me penche encore sur la question mais mes cheveux trop longs me cachent la vue.
Sans amour, le sexe ne vaut pas grand-chose. Révélation tardive.
J’enfonce ma langue dans son trou en me disant n’avoir jamais été aussi loin. La sensation est d’un confort contestable. Alors que je me félicite de mon exploit, une nausée me fait tousser. Je m’excuse pour cette erreur de jugement quant à mes capacités de déglutition. Je n’aurais pas dû avoir ce genre d’ambitions. Des larmes me montent aux yeux et je les essuie du revers de ma main avant de continuer ma manœuvre. Gab suce ses propres doigts avant de les déposer sur ma chatte. Ma main empoigne la sienne et la repousse.
— T’es pas obligée, c’est à toi que je fais plaisir.
— Moi aussi je veux te faire plaisir.
— Tu n’y arriveras pas.
Le lendemain, Tom m’appelle au moment où je mets les pieds dans l’appartement, de retour de chez Gab.
— Je viens te voir.
Je n’ose pas l’en empêcher. Je le laisse s’inviter. Il arrive vers midi et me demande de lui préparer un café. Je m’applique à outrance. Fière, oscillante, je lui sers un café étagé dans un verre transparent. Il me remercie en caressant mon épaule et je rougis en pressant mes mains moites l’une contre l’autre. Je lui donne son cadeau de Noël. Il ouvre la vieille boîte à souliers Reebook et y déniche une chemise à carreaux bleus et rouges qu’il enfile aussitôt. J’ai l’impression de côtoyer un bûcheron en mesure de me construire une cabane dans le bois. Le syndrome Roy Dupuis. Tom me guide jusqu’au futon, où il s’étale de tout son long, à l’aise. Je prends place à ses côtés, suspendue entre deux états opposés, de la crainte, du bonheur. La crainte du bonheur.
Il m’attire à lui en un mouvement persuasif — la chemise à carreaux y est pour beaucoup — et je me laisse tomber sur son torse.
— As-tu commencé à apprendre des tounes avec les partitions que je t’ai prêtées?
Comment lui dire, sans avoir l’air fanatique, que je me suis donnée corps et âme dans ce projet et que j’ai déjà appris trois nouvelles pièces depuis une semaine? J’esquisse un sourire.
— Tu veux me jouer quelque chose?
Je vais chercher ma guitare et m’installe. Il m’encourage à commencer et au début, ma voix hésitante me fait sursauter. J’essaie de me calmer en me disant que son envie de me baiser saura améliorer mon talent aléatoire. Avant que la dernière note ne retentisse et qu’elle ne meure dans le silence de mon loft vide, il m’embrasse. Un baiser volé de plus. Est-il possible de se sentir aimé et en danger à la fois?