LA FÊTE DU NOUVEL AN se déroule chez Gab. J’arrive à l’avance, c’est ma marque de commerce. C’est le meilleur moyen de me garantir une corvée obligée. Gab n’est pas prête à accueillir ses invités et elle m’affecte au ménage de l’appartement une fois de plus. Malgré mes protestations, je me retrouve avec un tuyau d’aspirateur dans la main. Je le fais aller placidement d’un meuble à l’autre. De toute façon, l’engin, à la fine pointe de la technologie, paraît renifler de par lui-même les aspérités du plancher.
Gab installe le jeu Dance Revolution sur sa console mais elle semble vouloir lire la totalité des caractères couchés sur le mode d’emploi avant d’amorcer toute manœuvre qui s’avérerait fatale. Un vieux CD de reggae ponctue les marmonnements de mon amie. Dehors, un froid polaire crayonne de frimas les fenêtres. Le système de chauffage crachote du mieux qu’il peut des bouffées de chaleur qui s’évanouissent rapidement dans l’espace. J’essaie de les stocker en moi pour faire disparaître la chair de poule agaçante qui parasite ma peau. Les membres entremêlés dans un ou deux fils — c’est difficile à évaluer —, Gab me demande si j’aimerais nettoyer sa salle de bain. Oui Gab, j’ai toujours rêvé de jouer les femmes de chambre pour toi! Aurais-tu un uniforme à me prêter aussi? Je me sers un verre de vin avant de entreprendre cette tâche discutable. Quand, en train de récurer la baignoire de mon amie, les genoux écorchés par la céramique, j’entends l’aspirateur repartir de plus belle, je ne peux réprimer un soupir de résignation. Je savais bien que Gab ne pourrait étouffer son envie de contrôler la qualité de ma tâche précédente. Ai-je déjà accompli une besogne sans qu’elle corrige mes supposées erreurs de parcours? C’est improbable.
Ma tenue de soirée embaume le désinfectant lorsque les invités commencent à arriver. Je les salue, gênée par les giclées d’eau sur ma chemise blanche et par ma mise en plis ravagée. J’empoigne mon verre de vin et quelques olives vertes avant de me fondre dans le divan du salon où déjà quelques personnes ont entrepris de faire un concours de Dance Revolution. Je me cache derrière ma coupe de vin en espérant qu’on ne m’y trouvera pas. L’idée d’étaler mon incoordination sur un tapis de plastique coloré avec, en trame de fond, une poignée de gens surexcités qui m’encouragent dans mon humiliation n’est pas attirante. Gab se joint à nous et tous scandent son nom à l’unisson afin qu’elle participe au concours. Un sourire narquois se profile aussitôt sur ses lèvres rougies par le vin et elle s’élance sur le tapis avec la frénésie d’une enfant trisomique. Ses pieds piochent le vinyle qui couine sous la secousse et, malgré moi, je me mets à encourager ses pas, à m’égosiller lorsqu’elle réussit une bonne séquence. On me parachute là où je ne voulais pas être, sur le tapis. Je me prête sans succès au jeu avant de m’éclipser en faisant mine de ne pas voir le piètre résultat s’affichant sur l’écran démesuré.
À la cuisine, les convives trinquent en face des olives, des petits cornichons sucrés et des chips sel et vinaigre qui gisent sur une nappe en dentelle. Près de l’escalier, j’aperçois Mel et Nini, que je m’empresse de rejoindre. Elles ont les paupières lourdes et leurs gestes visant à me saluer sont imprécis. Nous nous esclaffons, grisées par l’alcool et par l’arrivée d’une nouvelle année, qui ne peut qu’être la promesse de surprises et de plaisirs partagés. Nous sommes optimistes. Un homme vient s’intégrer à notre discussion confuse et Nini me darde aussitôt de regards évocateurs. Je ne les comprends pas. Ses longs cils balaient l’air avec véhémence. Elle tire Mel par le bras pour l’emmener loin de nous. Celle-ci lâche un glapissement irrité qui s’affaiblit derrière la porte de la salle de bain. Je me retrouve seule avec l’inconnu, mes yeux dérivent partout sauf sur lui pendant qu’il se présente sans que j’entende son nom. Il me demande si je veux d’autre vin et j’opine en relevant au ralenti le regard sur lui.
Ma bouche tombe, ma langue s’assèche, mes mâchoires se crispent. Mes yeux visitent les siens, d’un bleu caverneux. Je reste là, à le contempler, à le vouloir malgré moi, à me vouloir exulter sur sa poitrine d’une beauté percutante, entre ses mains gigantesques. Il me prend par l’épaule et me guide en direction des bouteilles d’alcool pendant que je braque mes prunelles sur lui. Un vrai bombardement, avec des obus et tout. Je ne le connais pas mais lui semble savoir qui je suis. Il me parle de plein de choses, de façon très naturelle, sans se soucier de savoir si je l’écoute ou non. J’essaie de me concentrer mais en vain. Au milieu d’une de ses phrases, je me colle à son torse et il accepte cet élan d’affection en tapotant mon dos. En me retirant de sa chaleur, je m’excuse pour cette effusion de tendresse.
— C’est OK Kira, c’était bien en fait… À ce propos, comment ça va avec Tom?
— Euh, je ne sais pas.
Hébétée, j’essaie de me souvenir si j’ai déjà vu cet homme mais je suis certaine que c’est la première fois que je le croise. Tom est la seule personne qui aurait pu lui parler de notre relation. Je regrette aussitôt mon élan passionnel précédent car je suis de toute évidence en présence d’un des amis très proches de Tom.
— Je suis vraiment désolée pour tantôt, je ne savais pas… euh… Je pense que j’ai bu beaucoup de vin.
— C’est pas grave Kira, c’était juste une petite accolade entre amis. On est amis, hein?
Il semble avoir un don de persuasion aiguisé car immédiatement, je me sens mieux en sa présence. Nous continuons à discuter. Je commence à entendre ses paroles, qui, à peine quelques minutes plus tôt, rebondissaient sur la carapace de ma fascination pour lui. Nous sommes rejoints par Tom qui vient se placer entre son ami et moi. Je lui souhaite la bonne année et il m’embrasse dans le cou. Une décharge me paralyse. J’avais oublié à quel point je me sens attirée par lui, de manière si intense que c’est difficile à maîtriser.
— Tu m’as manqué Kira.
— Je… mmpff… Tu vas toujours me manquer Tom.
J’ai l’impression de le retrouver, même si ce n’est pas la première fois que l’on se revoit depuis notre séparation plus tôt cet automne. À côté, son ami se dandine d’inconfort, avant de nous serrer tous les deux dans ses bras énormes. Nos joues s’écrabouillent sur son torse bombé. Lorsqu’il nous libère enfin, Tom se retourne vers son ami et ils entament une conversation pleine de camaraderie. Pourquoi ne m’a-t-il jamais parlé de lui? Le sourire aux lèvres, je les regarde discuter sans écouter ce qu’ils disent. Mon attention se pose sur la piste de danse où je m’élance, béate. Je tourbillonne, gigote, ondule, matraque mes genoux sur les praticables, balance ma tête dans toutes les directions. Je me noie dans la sueur de mon bonheur. Tom vient se coller à moi, il me manipule, me projette au sol et vient aplatir mon corps avec le sien. Ses doigts fourmillent sur ma peau humide. Autour de nous les gens vivent. Je m’en fous.
Nous roulons ensemble vers le divan, y prenons place, soudés l’un à l’autre. Une blonde aux seins immenses donne à Tom un comprimé d’ecstasy et je tends à mon tour la main vers le sac de plastique rempli de pilules roses. La fille en prend une et me la glisse sur la langue avant de me donner une bouteille d’eau pour faciliter son passage. J’ai à peine le temps de la remercier, je suis happée par Tom qui m’attire près de l’évier de la cuisine plongée dans la pénombre. Je retrouve Nini qui se ressert un verre et elle se penche vers mon oreille pour me chuchoter:
— T’as rencontré Jon? Il est bandant, non? Il vient de revenir à Montréal après une tournée avec Robert Lepage. Je voulais te le présenter au cas où ça ne marcherait pas avec ton innocent de clown torturé. Mais si jamais t’en veux pas de son ami, je vais le prendre… quand ça ne marchera plus avec mon mec.
— T’es vraiment conne Nini!
— À ton service Bebi.
Nous rions de bon cœur et elle s’éclipse pour aller fumer dehors. Tom me tend un verre avec insistance.
— Il faut boire de l’eau, il faut boire de l’eau Kira.
Je bois de l’eau.
En attendant les effets prometteurs de l’ecstasy, Tom et moi discutons. Il est survolté, me parle de projets fous, des plans qui incluent des maisons dans des arbres, des avions. Il est hystérique. Lorsque la drogue gagne enfin notre sang, nous cessons de parler. Il me regarde, ses pupilles dilatées m’inondent de concupiscence. Déluge.
— Je pense à toi tout le temps, qu’est-ce qui se passe?
Je ne parviens pas à prononcer une seule parole. Ma bouche dérape sur la sienne et, accotés sur le lavabo, nous entamons le plus langoureux baiser de l’histoire. M’aime-t-il enfin? Me veut-il entièrement?
Lorsque nous émergeons de cette action gluante, je ne me sens plus bien. Ma tête pivote trop rapidement pour mon regard. Je commence à sentir le bruxisme de ma mâchoire, ma bouche cherche sa salive. Elle s’est enfuie. Mes yeux roulent derrière leur cachette comme s’ils voulaient se sauver eux aussi. Décollage. Je clopine aléatoirement jusqu’au salon, ou je retrouve l’ami de Tom assis sur le tapis noir en compagnie de la blonde aux tétines mirobolantes, la distributrice de drogue. Il me dit:
— Ça va Kira? On dirait que tu ne te sens pas bien. N’aie pas peur, ça va bien, nous sommes de bonnes personnes, rien de mal ne t’arrivera. J’ai envie qu’on soit de bons amis, qu’on se rapproche. On va faire ça?
Bredouillement aléatoire en cherchant Tom des yeux.
La fille équipée de seins grandioses m’attire à elle et mes deux nouveaux amis commencent à me caresser les avant-bras en souriant. Je les imite tout en réalisant que cet attouchement est d’une sensualité folle. Mes doigts sur leurs bras décrivent des cercles concentriques qui se renouvellent à l’infini. J’ai l’impression de sentir chaque parcelle de l’univers sur leur peau. J’ai envie de leur dire des belles choses aussi. L’ami de Tom me prend dans ses lourdes paluches et la fille platine me caresse les omoplates. Il m’embrasse, sa langue explore ma bouche aride. Il est bon, doux. Je m’écarte. Il chuchote dans mon oreille:
— Wow, j’ai tellement envie de toi. Dommage que tu sois avec Tom.
Suis-je vraiment avec Tom? C’est difficile à dire.
Ses dents brillent comme des figurines de porcelaine.
— Tu es tellement belle. Tu es parfaite.
— Tu es parfait aussi. Mais la perfection fait peur.
Je me relève, vaguement bien, certaine que ces moments sont factices. Je prends la main de la blonde et celle de Jon, je les lie ensemble pour qu’il ne reste plus de place pour moi. Je retourne voir Tom, il danse, me voit et m’emmène loin de chez Gab. Un manteau est déposé sur mes épaules qui tremblent de plaisir et je me retrouve à courir dans les rues de Montréal avec la main de Tom dans la mienne. Nous courons à l’infini, sans sentir aucune fatigue. La radio d’un taxi arrêté sur le coin d’une rue nous crache aux oreilles la pièce «Paper Planes» de M. I. A. Nous nous engouffrons dans la voiture. Celle-ci fait tous les détours du monde pour se rendre jusqu’à chez moi. Je n’ai plus envie de réfléchir, je veux juste être dans les bras de Tom et y mourir parfois. Est-ce cela l’amour? De petites morts salvatrices au contact de l’autre?