33

UNE NUIT AGITÉE, un torticolis récurrent, des heures de suspension au-dessus des nuages, ça remet les choses en perspective. Ces «choses», ça inclut ce voyage en territoire marocain, ces heures passées à parler d’un spectacle à créer, encore embryonnaire; ces minutes d’incertitude, ces demi-secondes de clarté. Pourquoi cette peur? Je ne sais pas. Peut-être est-ce cette sensation intangible de ne pas être une créatrice douée. Il y a ces dénigrements intérieurs qui me pétrifient d’angoisse, qui me tordent la gorge. Peu importe! Je me suis levée pour prendre cet avion ce matin, malgré mon envie de fausser compagnie à Gab. La vie ne peut que continuer, que j’y participe ou non. Tom est là, confiant, affaissé sur son siège turquoise picoté de noir. Tom avec son zèle infini et sa dévotion admirable. Je n’ai rien à craindre, je serai en sécurité. Gab, masque bleu douillet sur les paupières, roupille à quelques rangées d’avion de distance, la tête inclinée, l’air insatisfaite de son confort. Sanna est assise entre Tom et moi. Je fais de petites mines contrites à l’homme convoité, le supplie en silence de remédier à la situation. Sanna, sensible, s’éclipse pour discuter avec Antony. Nous collons nos corps ensommeillés. Tom dépose sa tête sur ma poitrine et quelques secondes plus tard, il roupille en ronronnant comme un bébé tigre. Je laisse tomber ma tête sur la sienne.

Nous volons à quelques kilomètres de la terre ferme vers Salé, cette ville asphyxiante et généreuse à la fois. En théorie, nous seront accueillis à notre arrivée mais les Marocains ont cette fâcheuse habitude de voir la ponctualité comme quelque chose d’optionnel.

La ville respire mal sous un smog épais, pâteux. Les participants du projet nous accueillent à la sortie des douanes. On me catapulte d’un Marocain à l’autre et j’essaie de mémoriser les noms de tout le monde, en faisant rouler ma langue de façon abusive.

Entassés dans plusieurs petites voitures déglinguées, on nous amène aux résidences. Sur la route, des adolescents à la peau moka nous proposent du nougat ramolli par la chaleur. Des enfants au nez croûté attendent la lumière rouge afin de quémander leur pitance aux automobilistes. Il y a aussi des détonations inquiétantes qui nous font sursauter, moi et mon siège humain, Gab, qui se plaint de mon poids en disant que je vais ruiner son tailleur. Dans les rues qui rétrécissent à mesure que l’on se rapproche de notre destination, on entend le chant de quelques oiseaux exotiques. Ces airs sifflotés vont de pair avec les klaxons des Fiat dont les exhalations s’envolent rejoindre le reste de la masse smogueuse au-dessus de la ville. C’est une belle journée.

Dans les appartements, nous sommes divisés en deux groupes. Antony et Sanna sont propulsés vers le troisième étage. Gab, Tom, et moi sommes expédiés au cinquième. Il n’y a que deux chambres pour trois occupants. Malaise. Gab me demande si je veux partager la chambre avec elle et j’accepte avec un rictus acerbe. J’aurais aimé pouvoir être avec Tom mais cela aurait impliqué de devoir assumer notre relation. Je ne sais pas si je suis prête. Je me sens moche envers Gab. Nos relations ont juste cessé, sans que rien n’ait été dit. Lâcheté. Je traîne mes bagages sur la moquette usée, humide, avant de me laisser tomber sur mon lit simple en pensant aux désagréments certains que cette situation implique. J’étais persuadée de pouvoir partager seize somptueuses nuits avec Tom — dans l’optique où nous avions tous des chambres d’hôtel séparées — mais je me retrouve avec une colocataire indésirable.

Notre conducteur, qui s’avère être notre coordinateur de projet ici à Salé, nous explique le fonctionnement des résidences en se comportant comme le majordome élégant d’une auberge cinq étoiles. Il nous pointe une pièce qui a toutes les caractéristiques d’un placard. Dans celle-ci figure la non-douche et la non-toilette. Cette dernière ressemble à une poubelle en métal. La non-douche est en réalité une cabine en bois avec un trou dans le plancher. Je demande, hésitante, où se trouve le robinet d’eau courante et l’homme me pointe un énorme bassin d’eau en même temps que la cuisinière.

— Tu mets l’eau dans la pochette et tu prends ta douche. Facile.

Facile.

— Pour le Pot à Miel, c’est préférable de ne pas y faire un numéro deux. Tu vas à la cantine et tu y fais ce que tu as à faire. Tu n’as pas à te présenter comme tel: «Bonjour, mon nom est…» Quel est ton nom?

— Kira

— Alors: «Bonjour, mon nom est Kira et je viens faire un caca.» Tu vas juste directement aux cabinets de toilette. Ils sont habitués.

Ça m’a rassurée de ne pas devoir associer mon nom à ce mot, de ne pas devoir faire des comptes rendus de cet acabit à une serveuse marocaine en tablier rose.

— J’oubliais. Tous les deux ou trois jours, il faut vider le Pot à Miel dans le contenant vert à l’extérieur des résidences.

Ça va chambouler la façon que j’ai de voir ma vie.

Nous sommes invités à souper au restaurant afin de rencontrer tous les collaborateurs qui travailleront avec nous au cours de ces deux semaines.

Je suis assise en face de Tom et ses pieds jouent avec les miens sous la table. Je me sens bien et j’espère que cet état perdurera longtemps mais ma bonne humeur est gâchée par une ingestion non prévue de nourriture. Je me reprendrai demain, me dis-je en face d’un baklava géant.

Avant de me souhaiter bonne nuit, Gab s’agenouille à côté de mon lit. On dirait qu’elle s’apprête à prier.

— Demain, j’aimerais que tu travailles ton numéro de contorsion avec l’idée dont tu m’avais parlé, celle avec les couteaux. C’est pour la conférence de presse dans quatre jours.

J’ignore pourquoi elle veut prendre ce risque alors que mon concept n’est encore qu’à son état embryonnaire. J’avale la boule de salive qui s’est formée dans ma bouche pendant qu’elle me faisait sa demande et j’accepte. Avant de m’endormir, je remercie quelqu’un dans les airs. Ça peut être n’importe qui, Dieu, ma mère, moi-même.

Le lendemain, nous sommes attendus au théâtre pour 8 h.

En me réveillant, je commence à préparer ma douche matinale. Je fais bouillir deux chaudières d’eau, que je déverse ensuite dans une grosse poche noire informe qui fait office de douche. Puis, en installant ladite poche sur le crochet dans la cabine de bois, je me rends compte qu’un autre projet me caresse la tête, un projet d’ordre évacuatif. Je me rends, tel qu’indiqué, à la cantine des résidences.

Ébouriffée, je grimpe l’escalier de la cafétéria, un fast-food miteux appelé Cantine internationale. Dans mon ascension, je rencontre Gab. Elle comme moi savons ce que je suis venue exécuter ici et c’est alors que je me rends compte de la sublime intimité dont je jouis chez moi, à Montréal. Je vais taire les détails de mon escapade mais en ressortant de la cantine, je m’empresse de courir, honteuse, afin de regagner la résidence. Gab m’intercepte et c’est devant son café au goût qui me semble douteux — je me fie aux grimaces que son visage exécute à chaque déglutition — que nous nous mettons à ne pas parler, jusqu’à ce que je prétexte ma douche qui refroidit dans sa pochette noire pour pouvoir m’évader avec un pincement d’inconfort. Sur le chemin du retour, je croise Antony, armé de la même expression faciale que moi. Un mélange de gêne et de bienveillance.

À genoux sur un tapis en caoutchouc turquoise, car le crochet pour la pochette est situé à la hauteur de mon abdomen, je me dis que c’est bien, finalement, de connaître combien de bouilloires d’eau ça demande, une hygiène quotidienne personnelle. Demain, je vais expérimenter la même douche, mais sans me laver les cheveux, ce qui représente un autre calcul.

Au théâtre, nous avons une première réunion avec Gab qui nous explique le déroulement de la création. Il y en aura des dizaines d’autres au cours desquelles je manifesterai mon impatience en étant lâchement absente.

Pendant les premières minutes de son discours alternant entre deux langues, je l’écoute. Après, c’est flou. Je permets à mon esprit de dériver sur autre chose. Parmi les artistes assis en rond, certains sont attentifs et d’autres, comme Tom, s’affairent à autre chose. Il se mord les lèvres en tentant d’y prélever les peaux mortes qu’il avale avec indifférence. Autour, les techniciens préparent les installations scéniques.

Nous sommes dirigés vers une salle multifonctionnelle qui, au cours des deux prochaines semaines, servira de salle de danse et de répétition. L’assistant chorégraphe nous demande de nous disperser dans l’espace et nous commençons une classe de danse aussi incongrue qu’imprécise. Les exercices sont plutôt difficiles et notre professeur amnésique ne se souvient pas des enchaînements qu’il a élaborés. L’air vicié arrache à mes poumons quelques sifflements inquiétants.

Après le dîner, Gab me donne du temps pour travailler mon solo. Avant mon départ, ma mère a percé des trous dans une vingtaine de couteaux achetés au comptoir de l’Armée du Salut. J’ai attaché du fil de pêche à chacun d’entre eux et les ai regroupés par deux avec un élastique en caoutchouc. J’essaie de trouver les endroits stratégiques de mon corps pour les amarrer. Après quelques minutes de recherche, je décide d’en installer deux à la base de mes genoux et deux au-dessus de mes coudes. Huit ustensiles s’entrechoquent les uns avec les autres sur mon corps. Je m’isole pour ne pas importuner les autres artistes avec le bruit agressant que je produis en bougeant. Mes mouvements sont limités. Lorsque je me mets à élaborer une chorégraphie complexe, les fils s’entremêlent et l’effet est raté. Mon numéro sera simple. Je choisis quelques figures techniques que je mets en place dans un ordre logique.

Vers 18 h, Gab me demande de faire une présentation de mon travail devant tout le monde et je m’exécute, incertaine. Lorsque je me relève de ma dernière position et qu’un ultime tintement métallique rebondit sur les sièges vides de la salle de spectacle, Tom gueule:

— Bon, on dirait qu’on tient notre spectacle.

Je rougis de fierté pendant que Gab me donne ses commentaires.

— Trouve les intentions derrière tes actions. Répète ta séquence pour qu’elle devienne impeccable. Je veux sentir de la féminité, de la fragilité et du sexe. Joue avec les contrastes, entre le silence et le bourdonnement.

J’emprunte au pas de course les escaliers qui mènent à la salle de répétition et je continue mon entraînement, m’acharnant sur des éléments techniques.

Tom vient me rejoindre après quelques heures et il me demande de l’aider à construire son numéro de danse acrobatique. Je me couche sur un des matelas et lui demande d’improviser une séquence. Il se donne à moi, me démontrant une série de bizarreries intrigantes où il se déboîte les genoux, se cambrant aisément comme un morceau de latex. Je ris quelques fois. Il revient vers moi, à bout de souffle. Des joyaux de sueur étincellent sur son front.

— Man, c’était pas bon!

— Ben non, y avait plein de beaux moments. Celui où t’étais cambré et que tu as attendu à la dernière minute pour rentrer ta tête… C’était génial.

La journée s’étire jusqu’à tard dans la soirée et nous rentrons ensemble à pied. Sanna, Antony et Tom achètent un poulet rôti dans un boui-boui sur le coin de la rue et ils vont le partager dans l’appartement des musiciens. Je me joins à eux après une douche nécessaire et nous passons ensemble une bonne partie de la soirée, pendant que Gab travaille de son côté avec les techniciens de la salle pour installer quelques morceaux de scénographie. Je me sens un peu mal de profiter de mon temps libre alors qu’elle fait des heures supplémentaires mais je me promets d’être plus impliquée à partir de demain. Je me fais souvent ce genre de promesse.

Vers une heure du matin, Tom et moi montons au cinquième étage.

— T’es belle Kira, à chaque jour un peu plus.

Ses bras vigoureux entourent ma taille. Sa bouche retire les bretelles de ma camisole cerise. Il me pousse sur le dos et étend son corps sur le mien. Je suis inconfortable, Gab arrivera d’une seconde à l’autre.

— Pourquoi tu ne profites pas des moments qu’on passe ensemble? On dirait que tu attends quelque chose pour vivre.

Je n’ai pas le temps de lui répondre, nous sommes pris en flagrant délit par Gab qui pénètre dans l’appartement armée de sacs d’épicerie jaune fluo. Je repousse Tom et me rends à la salle de bain. Brossage de dents. J’embrasse tout le monde avant de me diriger vers ma chambre, embarrassée.

Devrais-je céder à toute pulsion qui me pousse vers Tom alors qu’une déplaisante impression de cul-de-sac me nargue?

Les autres jours sont semblables, fatigants. J’ai la patience d’une enfant de trois ans. La création va. Je ne sais pas si elle va bien, si elle va mal, mais elle va. Il y a les moments boiteux, les réunions passées à dire qu’il serait important de ne pas faire des réunions de deux heures pour parler de ce qu’on devrait faire, plutôt que de le faire. Il y a les moments de gloire, les victoires subtiles, les illuminations. Ça fait partie de l’équilibre normal d’un projet. Aujourd’hui, c’est la dernière journée de travail avant la présentation aux médias. Rien n’est fini. La perfectionniste en moi a lâché prise il y a quelques jours, j’ai n’ai plus aucune attente de ce genre dans ma tête, seulement la certitude que le résultat sera éloigné de mon utopie.

Tom est en pleine lancée créative dans le sofa moelleux. Il fume un joint, absorbé par le fil de ses pensées, émettant des onomatopées imprécises. Je me glisse dans sa chambre, me blottis dans l’odeur de ses draps. Un long moment s’écoule avant qu’il ne s’aperçoive de mes tactiques pour l’attirer à moi. J’en ai un sac tout plein, de ces subterfuges mièvres. En m’entendant soupirer, Tom réagit et envoie valser son cahier de notes dans la pesanteur de l’air marocain avant de venir me rejoindre. Je prends sa tête entre mes mains et la couvre de baisers. Il s’allonge à côté de moi, me caresse le ventre sous mon chandail en tricot blanc. Le bout de ses doigts est rigide, écailleux. Exténués, nous nous endormons en nous caressant. Sa tête dans mon cou est lourde et réconfortante. J’ai été sotte de ne pas avoir osé dormir avec lui avant aujourd’hui.

À l’aube, je suis réveillée par Tom qui embrasse mon sexe. Somnolente, je jouis en poussant un soupir d’aise. J’aimerais qu’il soit en moi mais nous n’avons pas de préservatifs, ils sont dans le fond de ma valise dans ma chambre où dort Gab de son sommeil parfait, immaculé.