JE NE DORS PAS. Si je me dépêche, je pourrai faire le cours de spinning de 7h à mon centre d’entraînement. L’obscurité n’est altérée que par une lueur pourpre qui menace d’englober l’horizon, comme un manteau de magma brûlant. La marche jusqu’au YMCA me paraît interminable. Je ressasse les événements de cette nuit. J’ai déjà peur de regretter de m’être laissée retomber pour lui, dans un vide dont je ne ressortirai pas indemne.
Le centre de conditionnement physique est presque désert. Mon avance est inutile, seulement quatre autres personnes participent au cours. J’ai oublié de mettre le manchon qui camoufle mes coupures et deux cyclistes féminines me dévisagent, armées de regards hargneux. Pourquoi m’en veulent-elles? Pourquoi transforment-elles un sentiment qui devrait être compatissant en colère face à mon autodestruction?
Le cours finit et, avec ma sueur, j’ai l’impression d’avoir éjecté ainsi un peu de moi-même dans le néant. Ce n’est pas apaisant. J’ai épuisé toutes les forces qui me restaient. Dans la douche, je gratte les galles de mes meurtrissures afin qu’elles cicatrisent avec plus de gravité. Les résidus de sang séché tombent sur les dalles du plancher avant d’aller rejoindre le drain, qui les fait disparaître comme des morceaux d’aliments restés sur les parois d’un évier.
À l’appartement, Nini, la tête dans le cul, clapote avec une cuillère dans un bol de soupe poulet et nouilles.
— Pourquoi t’es partie avant la fin du show hier?
Je lui raconte comment la soirée s’est déroulée.
— Bebi…
Elle prend son temps.
— J’ai vu Tom à une fête après qu’il soit venu ici, lorsqu’il t’a quittée à l’aube.
Je déglutis avec difficulté tout en sentant la honte monter en moi. Face à Nini, j’ai honte d’être ce que je suis et d’avoir les envies que j’ai. Les efforts que j’ai déployés pour effacer Tom de ma tête ont été déclenchés par le mépris de mon amie.
Elle poursuit:
— Il y avait un party après le spectacle. Quand j’ai vu Tom arriver, je suis allée le voir pour lui demander pourquoi il n’était pas resté avec toi, car je savais que vous étiez partis ensemble. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas mais ça me fait de la peine te voir comme ça depuis deux mois, je ne pouvais pas rester là sans rien dire. J’ai dit à Tom d’arrêter de te poursuivre s’il n’a pas l’intention d’aller plus loin avec toi. Tu sais ce qu’il m’a répondu?
— Quoi?
— Il m’a dit qu’il avait remarqué ce soir que tu l’aimais. Je lui ai dit qu’il était câlissement temps. Il a ajouté que je n’avais pas à me foutre le nez dans ce qui ne me regarde pas. Je considère que ça me regarde car c’est moi après qui dois te ramasser.
Je ne comprends pas pourquoi Tom m’a menti en me disant qu’il allait se coucher alors qu’il avait l’intention de se rendre à une fête. Je n’ai plus la force d’ignorer les bavures de Tom, même les plus bénignes. Hier soir, j’avais besoin de lui. J’ai envie de creuser plus profond dans mes sillons de bras, pour voir si je suis capable de ressentir encore quelque chose. Quelque chose d’autre.
Je fais la crêpe somnolente sur le futon pour le restant de la journée en écoutant le DVD du dernier spectacle de Madonna. Nini m’accompagne dans mes activités végétatives, pour des raisons différentes. Lorsque mon cellulaire sonne sur la table basse jouxtant le futon, je pointe mon téléphone à Nini.
— Peux-tu le prendre pour moi?
Elle capte les irrégularités de mon avant-bras qui pointe le téléphone et ne me donne pas la chance de répondre à l’appel. Ses yeux injectés de sang me bombardent de questions. Sont-elles si terribles que ça, ces égratignures qu’une adolescente trop romantique aurait mieux réussies que moi?
— Mais qu’est-ce que t’as fait Kira?
Pour toute réponse, je lui souris. Je ne veux pas qu’elle dramatise la situation. Elle interprète mon sourire comme une marque de pure folie. Elle roule sur moi et me prend dans ses bras. Je la repousse.
— J’ai pas l’intention de mourir. T’as pas à t’inquiéter.
J’ai froid, j’ai mal au cœur, je voudrais pouvoir accepter le réconfort de Nini mais je suis trop éloignée de la réalité. Rien ne peut me ramener à elle.
La sonnerie de mon téléphone résonne à nouveau dans le loft gris. Un grésillement lointain provient des fenêtres, le verglas qui s’écrase avec véhémence sur les vitres embuées. Toute cette scène a des allures d’apocalypse, à un degré modéré. Je réponds au téléphone, glaciale, perdue dans l’abysse de mon délire.
C’est Tom, il veut savoir comment je vais et aussi, si je n’ai pas trouvé l’antenne de son cellulaire quelque part sur les cinq cents mètres carrés de mon appartement. Je fais mine de la chercher pendant qu’il me demande à nouveau si je vais bien. Quelque chose doit parvenir à l’alarmer dans mon timbre de voix monocorde.
— Non, je ne vais pas bien.
— Est-ce que tu regrettes qu’on ait passé la soirée ensemble?
— Je ne sais pas Tom, je suis fatiguée. Je ne sais pas quoi dire. Je ne sais même pas pourquoi tu me demandes comment je vais car tu as l’air de t’en sacrer la plupart du temps.
Silence. J’espère qu’il se sent coupable.
— Je te rappelle bientôt Kira, OK?
— Ouais, c’est ça, rappelle-moi.
Je n’ai pas trouvé son antenne. C’est le dernier de mes soucis. Pour moi, ce n’est pas le printemps, c’est juste une variante sur le thème de la tristesse, avec la pluie en option. Pleut-il davantage dans le Mile-End? J’en ai l’impression. Il devient inutile de dire ma douleur. Tom ne pourra pas comprendre. Il n’a pas compris à quel point je l’aimais, il ne sait pas à quel point son absence est horrible. J’ai tendance à croire que je suis la seule à vivre une émotion aussi forte. Tout le monde se sort de crises plus facilement que moi. Mon amour est plus fort, ma douleur est plus grande. C’est mathématique.
Je trouve dans le matériel de bureau à Nini un nouvel outil pour procéder à mes séances de mutilation. Lames d’exacto dans un contenant en plastique sale. J’en stérilise une au Baxedin. J’appuie sur la lamelle de métal et le sang jaillit enfin comme je me l’étais imaginé. La douleur est perçante. Je la préfère à celle que je ressens lorsque je pense à Tom.