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PEUT-ÊTRE EST-CE parce que Tom part pour trois mois à Toronto, peut-être est-ce parce que je perdrai à la fois Nini et Mel. Peu importe. Je sens que je perds le contrôle sur le déroulement des mois futurs. Tom est de plus en plus présent, il m’a même invitée à partir avec lui à Sherbrooke pour un week-end où il doit participer à un concert de musique classique en tant qu’acrobate invité, ponctuant de ses clowneries les diverses pièces jouées par des enfants prodiges.

Les relations avec son ex-femme sont tendues. Je ne connais pas les détails. Il dit qu’il règle des choses avec elle. J’ai peur que ces choses incluent des séances de sexe souvenir. Parfois, il rechigne à venir me voir.

Il part à Toronto dans quelques jours et la venue de cette date fatidique flotte dans ma tête comme un bourdon agressant que je n’ai plus la force de chasser. Les jours s’écoulent à une vitesse incontrôlable et lorsqu’arrive notre dernière soirée ensemble, j’ai peine à refouler la détresse qui mijote en moi à gros bouillons. Il m’a invitée à venir le voir mais nous n’avons pas encore prévu les dates. Il évite le sujet. Une urgence de le voir m’obsède, comme si ces moments représentaient un sursis avant une mise à mort. La mienne. Celle de notre relation. Une grenade dégoupillée.

Souvent, je pose ma tête sur sa poitrine et me concentre sur les battements de son cœur en espérant y capter un soubresaut, une irrégularité qui m’informerait sur ses sentiments. Code morse. Il y a ses doigts que je mets dans ma bouche et que je suce lorsqu’il entre en moi. Il y a ces réveils amidonnés, ces draps embaumant le sexe, nos fluides séchés. Il y a la cristallisation de ces souvenirs, de ces bribes d’humanité, de cette union bientôt détachée. Il caresse mes cheveux bouclés par l’humidité de notre amour et ne cesse de répéter qu’il se sent bien avec moi. Je me demande si cela est suffisant pour qu’il m’aime. Équations.

Nous allons voir un spectacle de musique au Quai des Brumes avec quelques amis. C’est une soirée comme les autres avec un groupe comme les autres, et j’essaie d’éviter cette banalité qui tache la distinction de notre amour que je ne sais plus nommer à force de ne pas savoir en quoi il consiste. Je ne suis pas présente. Les conversations sont négligeables face à mon désarroi. L’ami de Tom, celui du jour de l’An, arrive après que le spectacle a commencé. Il emprunte une chaise à la table adjacente et vient se poser à ma droite. Il prend ma tête entre ses mains de bûcheron et embrasse mon front de ses grosses lèvres humides.

— Comment tu vas ma belle Kira?

Je hausse les épaules en regardant ailleurs pour ne pas pleurer. C’est le meilleur choix. Il dépose sa main sur mon dos voûté et commence à le frictionner. Il me sourit. Il comprend. La compassion qu’il semble ressentir me touche. Il est là, et ça m’apaise. J’aimerais le traîner avec moi tous les jours, pour les moments d’angoisse qui m’assaillent parfois. Avant de partir, il me donne son numéro de téléphone. Au cas où j’aurais besoin de lui.

Sur le chemin menant vers chez moi, Tom et moi faisons un arrêt dans un parc pour enfants, où nous montons au sommet d’une pyramide de cordes. Je grelotte. Mon corps réagit mal à notre éloignement prochain. Je suis dépendante d’une drogue appelée Tom. Les pieds entremêlés dans les cordes rouges de la pyramide, il me dit qu’il aimerait avoir d’autres enfants un jour. J’ignore à qui cette phrase est destinée. Je n’ai jamais voulu être mère. J’ai peur de devenir ça, et puis rien d’autre.

— Tom, qu’est-ce tu veux? Avec moi, je veux dire.

Pendant plusieurs minutes, il baragouine des phrases inintelligibles que j’écoute avec un scepticisme montant.

— Ce n’est pas si difficile que ça Tom, dis-moi juste ce que tu veux de moi.

— Tu n’es pas mieux Kira. Sais-tu ce que tu veux, toi?

— Oui, je le sais. Je veux être avec toi. Je m’en fous si ce n’est pas conventionnel ou si ce n’est pas parfait. Je veux être avec toi.

Il se redresse, sa tête entre ses mains affiche un air traumatisé.

— Je ne peux pas croire que tu sois si surpris, ça fait longtemps que tu sais que je t’aime.

— Je ne peux pas t’aimer comme tu voudrais que je le fasse. Je ne suis pas bon pour ça. J’ai besoin de faire du ménage dans ma vie. J’ai besoin de temps. Je ne peux pas te garantir mon amour. Il faut que tu apprennes à vivre sans moi quelque temps. Peux-tu faire ça?

— Je ne sais pas. Est-ce que ça veut dire qu’on ne se verra plus?

— Au moins d’ici mon retour. Après, on verra. Mais je ne peux pas te le promettre. Je ne suis pas sûr que je puisse être avec quelqu’un. Je ne suis pas fait pour ça. Je ne sais pas comment aimer.

Je lui demande combien de temps il lui faut, sachant bien que cette question n’a aucune logique apparente.

J’ignore ce qu’il essaie de me dire. Il est flou. Dans ma tête brouillée, ses incertitudes laissent place à des possibilités, à de l’espoir. J’ai l’impression qu’il me manque certaines facultés de compréhension. Comment une personne ne peut-elle pas être conçue pour aimer? Comment se peut-il qu’il existe des hommes satisfaits d’amours périssables?

Tom part à l’aube, il prend son avion dans quelques heures. Combien de temps ça prend, faire le ménage dans sa vie?