JE COMPTE. Je compte le nombre de repas que je ne prends plus. Je compte les jours qui s’écoulent sans cassure, sans interruption, en vagues cycliques. Je compte le nombre de gorgées d’eau qui entrent dans ma bouche, j’ai toujours fait ça. Je compte sur ma solitude pour réparer ma tête, qui n’arrête pas de compter les choses inutiles. Je ne compte plus sur rien. Je ne compte pour personne. Même pas pour moi. Tom m’a laissée tomber à force de ne pas me vouloir.
Depuis qu’il est disparu de ma vie, je ne m’aime plus. Il me permettait d’atteindre mon propre dieu. Une phrase fait écho dans ma tête et se met à vriller entre mes deux oreilles: «Je t’aime Tom.» Cette phrase. Comme une musique populaire qui s’accroche à moi, trame sonore de mon existence presque fictive.
Il est la partie incontrôlable de mon être, ma folie, mon état de grâce; l’inexplicable dans mon raisonnement. Je cherche toujours ce qui m’attire en lui, je cherche pourquoi il me donne autant sans se donner à moi. J’ai peur de devenir sénile, stérile, trop engluée dans ma peine pour voir ma déchéance. Je compte les livres que je perds. Je disparais tous les jours un peu plus. Que deviennent ces parties qui s’échappent de moi?
Il m’a appelée, on s’est parlé pendant quelques minutes. Il me dit qu’il ne va pas bien, qu’il est content d’entendre ma voix. Je ne peux rien pour lui, rien pour moi. Il me dit qu’il me rappellera.
Le temps passe et en moi, rien ne se passe. Toutes les peines d’amour sont pareilles, il n’y a que les gens qui sont différents. Je ne suis pas spéciale. Je poursuis les clichés, je sombre dans le banal, l’homogénéité.
Il m’a rappelée, je ne sais pas pourquoi. Nous ne parlons pas de nous, que de choses qui ne nous concernent pas. Il me manque toujours autant. En raccrochant, j’efface son numéro de téléphone de mon cellulaire, comme s’il s’agissait d’un téléphone à fil et à gobelets et qu’il me suffisait de couper la ficelle pour ne plus sentir son contact. Il y a des démangeaisons dans ma tête, des insectes qui grouillent dans mes organes. Ils me dévorent la chair avec leurs mâchoires microscopiques, ce genre de choses. Il y a cette impression de vide et de saturation à la fois. Mon sexe est vide de Tom, ma tête est saturée de son image. Quand je parviens à ne pas y penser pour quelques minutes, je me félicite en me permettant de ressasser les beaux moments. Il n’y en a pas beaucoup. C’est un film lent, dément, en boucle.
Tom m’a oubliée, il ne m’appelle plus. Quand j’ai su qu’il ne m’aimait pas, j’ai crié dans ma tête. Depuis, je n’ai pas cessé. C’est comme un soupir silencieux qui me darde la trachée, comme une giclée de venin qui noie ma gorge. J’aurais envie que tout le monde se sente comme moi, ne pas être seule dans ce mutisme qui m’étrangle. Personne ne peut comprendre. On est toujours seul dans notre désordre et notre agonie. On n’a pas assez de notre propre bonheur, il faut grappiller l’infime part des autres pour compléter le nôtre. Une collection qu’on conserve jalousement dans le tiroir de sa table de chevet et qu’on compile, recompte, scrute avec avarice.
Parfois, j’aurais envie de son réconfort. J’aimerais qu’il soit là dans ma tête pour entendre les choses que je me dis sur lui, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre: les horreurs comme les éloges qui sont suspendus à ma luette comme des trapézistes endurants. Mais il n’est pas là. Ma douleur est diffuse, ses exhalations restent accrochées à mes membres. Ils ne se débattent pas pour les chasser. Je pourrais prendre une centaine de douches, j’aurais encore sous mes narines cette odeur de cadavre cramponnée à mes poils, ce nous avorté. Suis-je encore dans sa tête? Il me dirait que oui, mais je ne le croirais pas. J’ai arrêté d’y être au moment où je l’ai aimé.
Un jour, je décide d’appeler l’ami de Tom. Il ne répond pas à ma première tentative. Ni à la deuxième. Ni à la troisième. Peut-être n’existe-t-il pas. Le soir, dans mon lit, je me tourne et me retourne pour essayer d’échapper au sommeil. Je rêve trop souvent à Tom. Au milieu d’une circonvolution de mon corps, mon téléphone sonne:
— Hey Kira, c’est Jon. Je te dérange?
— Non, je ne dormais pas.
— Ah… Écoute… Es-tu disponible demain? J’aimerais t’emmener quelque part.
— Oui, si tu veux.
— OK, je serai chez toi à 18 h.
— Parfait. Bonne nuit Jon.
— Toi aussi.
À 17h le lendemain, je sors dehors et j’attends. Ça me fait quelque chose à faire. Il arrive en moto, une Ducati noire. C’est une belle vision: un homme en chandail à capuchon sur un engin aussi puissant. Mon cœur fait un petit hoquet. Signe de vie. J’embarque sur son bolide en laissant un espace entre Jon et moi. Avec son bras, il me colle à lui. C’est plus sécuritaire. Nous roulons en direction du mont Royal. Je n’y suis jamais allée. Après avoir stationné sa moto, il me guide vers un petit sentier. Nous bifurquons vers la gauche, à l’extérieur du chemin. Nous arrivons à un gros rocher où la vue est dégagée. Le smog du mois d’août brouille le panorama. Jon m’invite à prendre place à ses côtés sur le bord d’une falaise abrupte. Il sort de son petit sac à dos une bouteille de vin rosé et l’ouvre avec son canif avant de me la tendre. Je bois une gorgée qui me fait plisser des yeux, ma bouche n’est plus habituée à ingérer quoi que ce soit. Nous scrutons l’horizon en silence. Ça me fait du bien d’être avec quelqu’un. Quelqu’un d’autre que Tom, ou son fantôme.
— Merci de m’avoir emmenée ici.
Il me sourit. Je me mets à pleurer. C’est naturel.
— Oh! Kira. Il faut que tu oublies cette histoire. Tom tripe sur sa femme. Il l’idéalise. Tu vas toujours te faire du mal. Il t’aime probablement, mais pas assez.
— Comment peux-tu en être certain?
— Ça fait longtemps que je connais Tom.
Il me serre dans ses bras.
— C’est fini maintenant. Ça peut juste aller mieux.
Dans le boisé, il me pousse tranquillement contre un arbre et m’offre ses lèvres épaisses en empoignant mes fesses. J’essaie de ne pas m’imaginer que c’est Tom. J’aurais envie de lui si ma douleur n’engourdissait pas tous mes sens. Son sexe contre mon ventre est déjà dur. Après avoir mordu ma lèvre avec son désir, il s’excuse et me guide vers le sentier comme pour me sauver de la menace qu’il incarne.
Lorsqu’il me fait débarquer de sa moto devant mon immeuble, je lui demande s’il veut dormir chez moi. Il refuse. Il dit que ce n’est pas bien. Je retourne docilement à ma peine, à mon bourreau, comme si cet épisode n’avait jamais eu lieu. Syndrome de Stockholm.
Quelques heures plus tard, en plein milieu de la nuit, il me rappelle:
— Je m’en viens chez toi, je ne suis pas capable de dormir.
En arrivant, il dépose son casque de moto sur ma table et me prend par la main. Je le conduis jusqu’à ma chambre, jusque dans mon lit.
— Kira, je ne vais pas te faire l’amour. Tu n’as pas besoin de ça. On va juste se coller.
Nous nous endormons sans parler. C’est un bon ami.
Quelques minutes plus tard, son sexe enfle entre mes fesses.
— Je suis désolé, tu es tellement belle.
Il se met à pleurer. Ses larmes lubrifient ma nuque. Gêné, il y dépose des baisers pour ravaler l’humidité de son chagrin.
Le lendemain, j’appelle Nini pour lui dire que je vais la visiter. Elle me manque. Je pars samedi soir.