APRÈS LE SPECTACLE de Tom, Mel et Nini, nous sommes invités par le producteur dans un bar underground. Mes amies déclinent l’invitation. Elles sont exténuées par la session de photographies du matin.
En sortant du taxi, nous avisons la façade de l’immeuble. Aucune affiche n’indique la présence d’un bar à cet endroit. Deux géants sont postés en face d’une porte obsolète. On nous pose diverses questions et certains d’entre nous sont fouillés. Plusieurs dizaines de minutes plus tard, on nous achemine vers une table entourée de fêtards. Sur une scène de taille modeste, un homme avance, portant un plastron agrémenté de faux seins. Ses rastas blonds sont entremêlés de morceaux de fourrures, lesquels se retrouvent aussi en grande quantité sur un pagne qui cache mal son sexe. Il plonge sa main sous son pagne et en ressort un condom usagé rempli d’une substance visqueuse qu’il déverse à même la scène. Je crois entendre le liquide atterrir sur le sol. On lui apporte une bouteille de whisky qu’il rentre dans son anus avant de faire un doigt d’honneur aux spectateurs qui ne semblent pas affectés par ce dont ils sont témoins.
On nous apporte un plateau où figurent des pichets contenant plusieurs alcools et jus. Je ne me sers qu’une minime quantité d’alcool, que je dilue avec du Redbull. Sur la scène, deux sœurs jumelles nues fument des cigarettes en se lichant à tour de rôle. Je suis révulsée par cette profusion d’obscénités et je regarde autour de moi, cherchant un allié dans mon dégoût. Personne ne semble choqué par cette scène incestueuse. Les hommes ont la bouche grande ouverte et je ne serais pas surprise d’en voir tomber un filet de bave équivoque.
Après mon deuxième verre, je suis étourdie. Mes yeux pivotent dans toutes les directions sans que j’aie le contrôle sur leurs mouvements aléatoires.
— Est-ce que tu te sens bizarre?
Tom pense que quelqu’un a ajouté de la drogue dans nos boissons. Il a peut-être raison. J’ai l’impression d’avoir ingéré une trop grande quantité d’ecstasy, mélangée à du GHB. Mes mouvements sont mous et laissent dans l’espace des traînées de couleur. Je m’agrippe à Tom. Ses baisers me réconfortent pendant qu’on nous amène dans une section VIP. Quelque chose a pris le contrôle de mon corps et je ne suis pas certaine d’apprécier le fait d’avoir été droguée à mon insu.
Ma tête tourne, j’embrasse Tom. Il part, je le cherche. Je vais aux toilettes, je retrouve Tom et l’embrasse à nouveau. Nos visages fondent l’un dans l’autre sous l’effet d’une fusion thermique. Mes mâchoires claquent, ma bouche est sèche et mes yeux se révulsent. J’ai peur. Je me sens ballottée. Tom en face de moi, ses mains serrent mes bras avec conviction. Un peu trop de conviction.
— Viens, on va rentrer. J’ai envie d’être seul avec toi.
Nous pénétrons en titubant dans son appartement, essoufflés par l’ascension à pied des huit étages. Il a affiché sur le miroir qui fait face au lit une photo agrandie de sa fille et de sa femme. Une taie d’oreiller remplie de linge provenant de la buanderie gît sur son lit en pagaille et il s’empresse de l’expulser hors de notre terrain de jeu. Nous nous embrassons. Ma seule envie est d’aller prendre une douche. Je veux me débarrasser à l’avance de la souillure dont je m’apprête à m’enduire toute entière.
Il me suit jusqu’à la salle de bain où je constate les dégâts d’une habitation masculine de plus de deux mois. Le fond de la douche, d’environ un mètre carré, est cerné d’une moisissure noire, ne laissant que quelques centimètres propres où poser les pieds. Sur le plancher en céramique gisent quelques serviettes de bain tachées d’une substance noire nauséabonde. Je n’ose pas regarder la cuvette de toilette de peur d’y découvrir un élevage de microbes mutants. J’ignore l’allure de l’endroit. J’ai besoin de me doucher.
Lorsque nous sommes de retour dans sa chambre, Tom me soulève et me propulse sur son lit. Il s’assoit sur mon corps écartelé en me tenant les poignets pour m’empêcher de bouger. Une pluie battante bombarde la fenêtre de sa chambre vétuste. Quelques grêlons atterrissent en claquant sur la tôle argentée du toit voisin, parsemé de feuilles humides, mortes. La distance entre les deux immeubles est minime. À peine un demi-mètre les sépare.
— Avant, tu ne voulais jamais que je sois sur toi, tu disais que tu étouffais.
— Avant, je ne t’aimais pas. C’était différent.
Reste sur moi, reste sur moi, étouffe-moi, fonds en moi.
— Tu veux que je te dise que je t’aime Kira? Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Voilà!
Je me mets à pleurer.
— Écoute, si tu veux, on ouvre la fenêtre et toi et moi on saute en bas, on meurt ensemble.
— Quoi? Tu dis n’importe quoi. Tu es prêt à mourir avec moi mais tu ne veux pas vivre quelque chose avec moi?
— Ce que je vis avec toi est la plus belle chose de ma vie. Si tu savais… si tu savais… Je suis tellement heureux de t’avoir, et tellement malheureux à la fois. Je ne peux rien te promettre, je ne sais pas pourquoi.
— J’ai l’impression de disparaître à tes yeux lorsque je ne suis pas ton présent actuel et je ne crois pas que tu puisses comprendre ce que ça fait, de s’annuler ainsi.
Il embrasse chacune des larmes qui déferlent sur mes joues comme des coulisses de lave incandescente. Il déshabille mon corps aboulique et me fait l’amour. Je me laisse faire, trop épuisée et tordue pour l’en empêcher. Une partie de moi a envie de lui et une autre est repoussée par son acte. Sa bouche racornie près de mon oreille me dit que tout ira bien.
Je me réveille le lendemain avec l’impression qu’on m’a coulé du mercure dans la tête. Tom semble comateux. La chambre est baignée d’une lumière aveuglante. La poussière scintille comme des paillettes dans les faisceaux lumineux qui traversent la fenêtre. Je me rends à la cuisine pour me servir un verre d’eau. En chemin, je croise des mégots de joint, des bas solitaires. Je laisse tomber mon idée de me servir un verre d’eau et m’abreuve au robinet.
À mon retour dans la chambre, mon œil capte quelque chose d’irrégulier sur la surface du sol: un objet déposé, oublié à côté d’un livre de partitions. Je suis submergée alternativement par la surprise, la honte, le dégoût, l’incompréhension, l’effondrement. Un condom usagé traîne sur le sol et j’ai la certitude que cet objet n’a pas fait partie de nos ébats. Je nous revois, la nuit précédente, alors que je l’enfourchais:
— Tu peux venir en moi, viens en moi.
— Non, non…
Il avait relâché son jus en moi en un râle granuleux. Et moi, moi, je l’avais aimé pour cela, aimé parce que je me disais que s’il se déversait ainsi dans mon trou sans protection, c’était qu’il m’aimait assez pour tout risquer. Erreur d’équation.
En voyant cette chose encore humide, ce corps étranger, je comprends alors que Tom s’est tapé, a fourré, a baisé, a pénétré une autre fille que moi. Peut-être m’en doutais-je, mais cette preuve me semble réelle, tangible. Elle souligne en fluorescent son manque d’amour pour moi. Je voudrais passer son corps en entier sur une râpe à fromage géante, ou le faire frire dans un poêlon incandescent; le mettre dans un sac en toile avec des dizaines de chats avant de le lancer dans la rivière. Cette option me crèverait le cœur, j’aurais trop de peine pour les chats.
Je m’éclipse pendant qu’il dort encore.
Sur le chemin vers l’appartement de Nini, je me décompose. Mes vêtements de la veille me tachent l’épiderme de leur souillure moite. Dans mes petites culottes, je crois sentir descendre les résidus de la semence de Tom n’ayant pas encore été évacués. L’humidité de mon entrejambes me rappelle à chaque pas ma propre bêtise. La chaleur accablante m’écrase la tête comme une enclume. Les regards libidineux des hommes que je croise font comme des poignards dans mon sexe, qu’ils triturent sans relâchement. J’ai l’impression de laisser sur mon chemin une trace de mon passage, non fait de cailloux ou de miettes de pain mais d’un sang épais et parsemé de caillots. Tout le monde dort chez Nini et Mel. Je m’assois sur le futon et y reste une dizaine de minutes, le regard vide comme l’infini.
Je sors une lame de rasoir. J’opte pour le ventre, je n’aurai pas d’excuses bidon à fournir. J’appuie sur la lame, j’examine ma peau qui se fend et le sang se déverser sur le papier mouchoir que je tiens plus bas. J’imbibe trois Kleenex.
Qu’est-ce qu’on fait, quand on ne sent plus rien? Quand même une lame qui glisse sur la peau mate d’un ventre ne produit plus l’émoi recherché? Je tente de retrouver dans mon abdomen les traces de joie, de courroux, de peine même, mais elles se sont évadées dans la transpiration de mes nuits agitées. Peut-être en creusant davantage. Il y a aussi cette conviction, celle qui me pousse à le faire pour qu’il voie les résultats de ses actes. Sans cela, il ne pourrait pas. Mais puisque Tom ne me verra pas nue, je serai la seule à m’apercevoir de ces résultats funestes. Il y a ces limites que je ne franchirai jamais, mais qui me défient souvent. J’ai envie de foncer plus loin dans ma quête qui mène vers une prise de conscience de sa part. Je pourrais avaler les ibuprofènes qui traînent sur mon bureau bleu, juste assez pour simuler, pas trop, pour ne pas mourir. J’irais m’entraîner avec Gab, je tomberais dans ses bras avec de l’écume blanchâtre qui ferait comme une dentelle sur le contour de mes lèvres que Tom a embrassées, torturées. Usées. À l’hôpital, il viendrait me voir. Je pourrais soulever ma jaquette délavée pour lui montrer mes blessures. Pour le blesser en retour. Pour qu’il ressente à ma place. J’en ai assez de ressentir pour deux.
Mes coupures sont belles, rouges, vives. Comme les marques que nos parents tracent sur les murs à mesure que l’on grandit. Elles parlent du temps qui passe, du passé. Je veux laisser des traces de ma douleur, qu’elle puisse être répertoriée. Archives. Ne pas oublier que j’ai eu mal. Ne pas l’oublier, lui. L’oubli est banal, le souvenir est romantique. Mes coupures sont romantiques. De la broderie sur la blancheur de ma peau. Elles deviendront des cicatrices, des tattoos, de l’art abstrait, concret.
Je m’endors sur le futon vermeil et fais un rêve étrange.
La main de Tom sur mon ventre, ce dernier s’enfonce sur lui-même pour esquiver ce début d’attouchement interdit. Ses doigts trébuchent sur mes plaies et je baisse les yeux pour capter le mouvement au lieu de le ressentir. Ça fait trop mal, ça me fait régurgiter mon cœur. Mes plaies pissent leur viscosité sur ses doigts et moi je coule, dans ce là-bas entre mes jambes, dans ma fente qui se convulse en claquant. J’agrippe son poignet et ses doigts se raidissent sous l’impulsion. Quelques gouttes de sang descendent le long de son majeur et viennent se loger dans ses rainures plissées. J’approche ma bouche de ses doigts, les y engouffre et goûte mon propre fluide ferreux. Ma langue sur sa paume, mes papilles qui frémissent, sa main tapissée de ma salive brûlante qui se refroidit. Il me regarde sucer ces doigts qui ne semblent pas lui appartenir. Il dépose sa main huileuse sur mon visage, je suffoque sous l’étreinte. Entre ses doigts, je vois ses yeux dans lesquels il n’y a rien, juste une indifférence acerbe, une certitude de néant. Il retire sa main et elle part se tortiller sur mes draps pour essuyer ma salive. Il fait disparaître les traces de mon envie avortée. Je regarde son ventre, où pourrais-je déposer mon humiliation sauf à cet endroit? Je m’étends sur le lit. Lorsque j’entends le froissement de ses pas sur la moquette vieillie, mes yeux relèvent sur eux leurs draps, mes paupières frémissantes. Dans cette autre fente coule trois larmes glacées.