IL EST 17H. Je suis avec Nini sur son lit. Mon téléphone sonne.
C’est Tom:
— Allo Kira, comment tu vas?
— Ça va, toi?
— Est-ce que tu voudrais qu’on aille souper ensemble?
— J’ai déjà soupé. Mais si tu veux, on peut juste aller se promener.
— OK. On se donne rendez-vous au CNE si tu veux? Dans trente minutes à la fontaine, ça te va?
— Oui, à tout de suite.
Sa voix n’est empreinte d’aucune culpabilité. Je perçois même de la ferveur, de l’excitation dans sa manière de me parler. Je l’imagine confiant, l’esprit léger, heureux d’avoir eut sa friandise avec moi la nuit dernière.
En me rendant au rendez-vous, je ne sais pas ce que j’attends. Un miracle peut-être. Une dénonciation de sa part. La réparation du mal perpétré par une déclaration d’amour grandiose. Quelque chose comme ça. J’apprends mal, croche, à l’envers. Je marche en traînant mes pieds sur le bitume. Me sentir ancrée pour ne pas chavirer. Avancer sans trop penser. Penser sans trop rêver.
À la fontaine, un groupe d’adolescents s’éclaboussent en gloussant. Cela ne semble pas avoir de fin. Leur bonheur n’est pas en cul-de-sac. Leurs vêtements sont colorés, bien assortis, comme les annonces de mode qu’on voit partout au centre-ville. Les filles ont la peau mate, leurs lèvres sont comme des morceaux de melon d’eau gorgés de liquide, leurs joues rougies par l’effort témoignent de leur santé. Je prends place sur un des bancs à proximité, pour aspirer cette joie presque factice. J’attends.
J’attends.
Au bout d’une heure les adolescents quittent la fontaine et emportent leurs pétillements avec eux. Seules les traînées humides sur les dalles de béton prouvent qu’ils ont existé.
J’attends.
Quelque temps plus tard je crois apercevoir Tom qui tient la main d’une jeune fille qui me ressemble. Mais je me trompe, ce n’est pas lui, ce n’est pas moi.
Je retourne chez Nini et Mel. J’invente une histoire qui inclut un dénouement plausible autour d’un latte. Quelque chose de modeste. Une promesse d’amitié sans amertume.
Vers minuit, j’ai toujours mon téléphone en main, espérant un appel, une excuse légitime. Ma main ne veut pas le quitter. Spasmes autour du petit appareil. Je l’emprisonne dans une prison d’os et de chair. Je ne comprends pas pourquoi il ne m’appelle pas pour s’excuser, pour m’avouer son amour. Croche lui aussi. Je prendrai n’importe quelle forme d’amour qu’il me donnera, pour autant qu’il me le donne. J’ai l’impression que Tom a cessé d’exister tellement il ne m’appelle pas. Je me couche encore habillée sur le futon non déplié. Après quelque temps, je sens quelque chose sur ma jambe. Nini est devant moi.
— Je vais aller dormir Bebi. Pourquoi tu ne t’installes pas mieux que ça?
— Je suis bien. Inquiète-toi pas.
Les deux jours suivants déboulent sous mes yeux dans un enchaînement de futiles occupations. J’aurais envie de partir tout de suite à Montréal mais quelque chose d’indistinct me retient sur place. J’ignore si c’est par masochisme ou par peur de retrouver ma réalité. Je ne peux me résoudre à partir. Je chaperonne Nini et Mel dans leurs tâches quotidiennes. Nous allons à la buanderie et en revenant, nous arrêtons dans les commerces susceptibles de nous refroidir avec leur système de climatisation. Nous suons des tibias. Les gouttelettes qui s’y amoncellent glissent le long de la structure osseuse. Nini ne cesse de se plaindre de la chaleur en faisant aérer le bas de sa robe. Si elle n’était pas si pudique, elle serait en sous-vêtements. Les exhalations provenant des sacs de vidanges qui jonchent le coin de la rue nous poussent à cacher notre nez sous nos mains. Les feuilles des arbres s’affaissent sous le poids de l’humidité et ma nuque émet des giclées de sueur, qui dégringolent le long de mon dos bouillonnant.
Lors d’une séance de magasinage avec Nini, je lui parle de ce qui s’est passé. Les détails concernant le condom trouvé sortent à tâtons de ma bouche asséchée. Le soulagement dont je pensais jouir en me confiant à mon amie tarde à venir. Quelque chose reste cramponné dans ma gorge, comme les relents d’ail d’une bruschetta.
Dans le taxi qui me conduit jusqu’à la gare d’autobus, je sens monter en moi un mélange de détresse et d’indifférence. Je n’ai plus la force d’avoir mal, toutes mes réserves de peine se sont taries. À la place, il ne me reste qu’un vague engourdissement. Le crépuscule étend sur les voitures voisines un chatoiement carmin qui me fait plisser les yeux. Arrivée à la gare, je paye ma course au chauffeur et je traîne mes sacs gonflés de vêtements sales jusqu’à la file d’attente du départ de 20h pour Montréal. Je m’achète un bretzel trop salé et je retourne le mâchouiller au milieu de la file, là où j’ai déposé mes effets personnels.
Je m’endors aussitôt que je gagne mon siège dans l’autobus.
Dans mon demi-sommeil, je rêve que j’attends encore Tom à la fontaine. Juste au moment où j’abandonne mon poste d’attente, je sens une main se glisser dans la mienne. De petits ongles grattent ma paume, je reconnais Tom. Il me serre dans ses bras et me demande de le pardonner en pleurant. Ses larmes huileuses tombent en cascade sur mes épaules, comme des cheveux liquides. Il me serre de plus en plus fort en me suppliant de lui pardonner. Je le talonne jusqu’à chez lui. Tout semble flou, brouillé, mais clair à la fois. Dans sa chambre, il ouvre la fenêtre et s’assoit sur le cadre en bois pourri.
— Toi et moi, on saute en bas, on meurt ensemble. Tu veux bien? Si tu m’aimes, il faut que tu sautes aussi.
J’hésite, mais il me semble que c’est la chose à faire. Ça me paraît naturel. Je prends place à ses côtés. Nos flancs sont compressés, ensemble. Je n’ai pas peur, lui non plus. Je masse son dos courbé, fort, de plus en plus fort. Ses fesses glissent du rebord de la fenêtre. Ma main accompagne son dos vers le bas. Je le vois descendre. Son corps mou qui ne se débat pas. Je sais qu’il le voulait.
En bas, ses fesses moulées dans son jeans déchiré, ses bras en croix, bien placés, sa tête plantée dans une boîte de carton décomposée. Son pied gauche un peu tourné vers l’intérieur. Je me laisse rouler sur le lit et referme la fenêtre. Le bruit me fait sursauter.
Nous sommes à Berri-UQAM. Je me précipite à l’extérieur de l’autobus et expulse sur le trottoir les restes du bretzel trop salé.