« Rien ne m’effraie davantage que quelqu’un sans mémoire.

Qui n’a pas de mémoire est libre de faire tout ce qu’elle veut. »

Seigneure Mokshi, annales de la Légion

1.

ZAN

Je me rappelle avoir jeté une enfant.

C’est le seul souvenir dont je sais avec certitude qu’il m’appartient. Le reste de ma mémoire se réduit à une obscurité sordide. Je n’ai donc rien d’autre que ce qu’on m’a dit être vrai :

Je m’appelle Zan.

J’ai commandé un jour une grande armée.

Ma mission consistait à détruire un monde qui n’existe pas.

On me dit que mon armée a été dispersée, ou dévorée, ou explosée en mille fragments brillants, et que j’ai disparu.

Je ne sais pas pourquoi je voudrais diriger une armée – surtout si elle va connaître la défaite –, mais on me dit que je me suis acharnée toute ma vie à obtenir le grade et le degré de compétences auxquels j’étais arrivée. Et quand je suis revenue, recrachée par le monde ou m’en étant arrachée de ma propre volonté, je suis revenue bizarre. Ce que signifie bizarre en l’occurrence, je n’en ai pas la moindre idée pour le moment, je sais seulement que mon amnésie a la même origine.

À chaque période de veille, le premier visage que je vois en ouvrant les yeux à l’infirmerie est lumineux, avec des lèvres pleines, ce qui me donne l’impression de regarder un soleil vivifiant. La femme dit s’appeler Jayd, c’est elle qui m’a appris tout ce que je sais être vrai. Et cette fois-ci, je lui demande pourquoi il y a un corps sans vie par terre derrière elle, mais elle se contente de répondre en souriant : « Il y a beaucoup de corps sur le monde » et je me rends alors compte que les mots pour « monde » et « vaisseau » sont presque identiques. Je ne sais pas lequel des deux elle a utilisé.

Je me rendors.

À mon réveil suivant, le cadavre a disparu et Jayd s’affaire autour de moi. Elle m’aide à me mettre pour la première fois sur mon séant. D’impressionnantes ecchymoses me couvrent le dessous des bras et l’intérieur des cuisses. Une épaisse cicatrice divise mon abdomen presque jusqu’à l’aine, et ma main gauche, chose étrange, est nettement plus petite que la droite. Quand j’essaye de fermer le poing, je n’y arrive qu’à moitié ; on dirait une pince suppliciée. Je pose les pieds par terre, m’aperçois que leur plante est presque entièrement engourdie. Sans me laisser le temps de les examiner, Jayd me drape les épaules d’une robe poreuse. De la même coupe et du même volume que la sienne, mais vert foncé et non bleue.

« C’est l’heure de ton premier débriefing », annonce-t-elle alors que j’essaye de trouver une logique à mes blessures. Elle me prend par la main pour me guider dans un couloir sombre et animé de pulsations. Je plisse les yeux. Je constate que nos mains entrelacées sont de la même couleur fauve, mais qu’elle a la peau beaucoup plus douce que moi.

« Tu as disparu pendant six tours », m’apprend-elle en m’asseyant à ses côtés dans une pièce qui donne sur le couloir. Je regarde mes paumes en essayant d’ouvrir et fermer les mains. Si je m’applique, j’arrive à serrer un peu plus le poing gauche. La salle, comme les couloirs, est tiède et luisante, avec des pulsations sur les parois, on dirait un battement de cœur. De ses doigts rassurants, Jayd écarte les cheveux bruns de mon front en un geste si respectueux, si rodé qu’il évoque une prière.

« On te croyait morte, dit-elle. Recyclée.

– Recyclée en quoi ? » demandé-je, mais elle ne répond pas car la paroi s’ouvre à ce moment-là, la porte se déployant comme une fleur, sur une femme âgée qui nous fait signe d’entrer.

Nous allons nous assoir sur un banc humide à une immense table. La femme âgée s’installe en face de nous. Des motifs évoluent sur la table, mais j’ignore s’il s’agit d’écriture, de simples décorations ou de tout autre chose. Plus je les regarde, plus mon crâne m’élance. Je me rends compte en portant les doigts à ma tempe qu’elle est enduite de lubrifiant visqueux ou de pommade. Je leur fais suivre une longue cicatrice qui va de mon sourcil gauche au sommet de l’oreille du même côté. Je n’ai toujours pas vu mon visage. Je n’ai croisé aucune surface réfléchissante. Il y a en effet là quelque chose de très bizarre, mais je ne crois pas que ce soit moi.

« Je m’appelle Gavatra. » Sa voix ressemble à un grondement sourd. Ses cheveux bruns sont ras sur son cuir chevelu sombre, révélant sur les tempes quatre longues cicatrices, comme des griffures. Elle porte un long vêtement résistant fait de tissu bleu brillant, comme excrété par les murs. Le tout tient par des liens noués de manière compliquée. Elle me dévisage et soupire. « Sais-tu qui tu es ?

– C’est pareil que toutes les autres fois, intervient Jayd.

– Les autres fois ? » m’étonné-je, car combien de fois peut-on, ayant perdu une armée et été avalée par un vaisseau, revenir avec ce genre de blessures et y survivre ?

Jayd plonge son regard dans le mien, cherche désespérément quelque chose sur ma figure. La sienne est large, intense, avec des yeux caves et un imposant nez recourbé. Son regard me donne l’impression de vouloir me faire savoir ou comprendre quelque chose, mais ma mémoire est un néant brûlant et poisseux. Je ne devine rien. Je plie de nouveau les doigts.

« Huit cent quatre-vingt-six de tes sœurs ont essayé de monter à bord de la Mokshi », explique Gavatra en tapotant sur la table. Les motifs changent et elle les examine comme s’il s’agissait de présages. « Toi seule t’en es sortie, Zan. Ce qui semble être la raison pour laquelle Seigneure Katazyrna persiste à t’y envoyer, même si tu n’as jamais réussi à y faire entrer ni une armée, ni personne d’autre que toi.

– La Mokshi, dis-je. Le monde qui n’existe pas ?

– Oui, répond Jayd. Tu te souviens ? » Elle l’espère, ou elle en doute ?

Je secoue la tête. La phrase n’a aucune signification pour moi. Elle a simplement fait surface. « Combien de fois ça m’est arrivé ? » demandé-je. Ma main gauche tremble, je la regarde comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre. Il me vient à l’idée que c’était peut-être le cas, ce qui me glace. Je veux savoir ce qui est arrivé à ma mémoire, pourquoi il y avait un cadavre par terre dans ma chambre à l’infirmerie, et pourquoi j’ai jeté une enfant. Mais je sais que les réponses ne vont pas me plaire.

« Tu es bénie de la déesse de la Guerre, ma sœur », dit Jayd, mais en regardant Gavatra. J’ai l’impression d’être retombée en enfance et d’être coincée dans une pièce avec des gens ayant un long passé commun, trop long et trop compliqué pour qu’une enfant arrive à le comprendre. Encore plus curieux, si Jayd est vraiment ma sœur, alors ce que je ressens au fond de moi quand elle glisse les doigts dans mes cheveux n’a absolument rien de normal.

Je lève les yeux vers Gavatra et crispe la mâchoire, emplie d’une sombre détermination. « J’aimerais savoir ce qui m’est arrivé, dis-je. Soit tu me le dis, soit je te l’arrache. » J’arrive à serrer les deux poings, à présent. Geste qui me semble plus naturel que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent.

Gavatra lâche un rire bref. Elle passe la main à plat sur la table et en tire un ensemble de lumières dansantes qui s’élèvent dans les airs. Fascinée, je les regarde s’entremêler au-dessus d’elle. D’un autre geste, elle les renvoie dans une partie différente du meuble.

« Comme nous toutes, dit-elle, tu remplis ton devoir envers ta mère, la seigneure de Katazyrna. Mais peut-être que Jayd a raison, cette fois. Peut-être est-il temps que nous te retirions de la circulation.

– J’ai le sentiment que vous me devez une mémoire, dis-je.

– Alors tu dois reprendre la Mokshi. Nous ne disposons pas ici de ta mémoire. Ce vaisseau l’a avalée. Il semble le faire chaque fois. Si tu veux ta mémoire, prends la Mokshi… et fais entrer un bataillon avec toi, cette fois.

– Très bien, j’y retourne, alors.

– Mère ne peut se permettre de risquer un autre bataillon, lance Jayd, pas avec les Bhavaja qui nous attendent en orbite autour de la Mokshi. Les Bhavaja se sont encore emparées d’un vaisseau depuis ton départ, Zan.

– C’est quoi, une Bhavaja ? » demandé-je.

Gavatra roule des yeux. « Ces cycles commencent à devenir lassants.

– Les pires ennemies de notre famille, explique Jayd. Une famille avec laquelle nous sommes à couteaux tirés depuis l’enfance de Mère. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles nous prennent aussi la Mokshi sous notre nez. Peut-être même tous les vaisseaux Katazyrna. » Cette fois, je suis sûre qu’elle dit le mot « vaisseau » et non « monde », parce que prendre un monde entier est impossible.

« La Mokshi a détruit beaucoup de gens, dit Gavatra. Ta mère ira juste en voler davantage à un autre monde en détresse. Si Zan est prête à lancer une nouvelle attaque sur la Mokshi, je ne vais pas l’en empêcher. »

Jayd s’affaisse sur son siège, vaincue. Suis-je quelque chose qu’on se dispute ? « C’est une démarche insensée, dit-elle. Zan risque tout autant d’y laisser la vie que de retrouver la mémoire. Tu en récupéreras une partie sans avoir besoin d’aller sur la Mokshi, Zan. Si tu restes…

– Non », l’interromps-je. Je pose de nouveau le doigt sur ma longue cicatrice au visage. « J’aimerais finir ce qui a été commencé. »

Gavatra agite la main au-dessus de la table et les motifs lumineux s’estompent, révélant la surface du meuble pour ce qu’elle est : un assemblage lisse de peaux humaines cousues entre elles.

Je bondis de mon banc. Le frémissement dans mon bras devient un spasme et je donne un violent coup de poing dans la paroi, qui s’incurve comme si je frappais un poumon. Ma main en ressort humide. Je me mets à trembler, la respiration laborieuse.

Jayd me prend dans ses bras. « Chhh, ça va passer. »

J’ai l’impression d’observer mon corps de très haut, d’être incapable de le maîtriser ou de le freiner. La panique est une monstruosité. Mon corps essaye de fuir ou de se battre, mais je ne peux le laisser faire ni l’un ni l’autre tant que je ne comprends pas ce qui est en train de se passer. L’attaque est si soudaine, si dévorante, qu’elle me terrorise.

Gavatra se lève avec un grognement. « Elle va encore exploser », dit-elle en grattant les cicatrices sur son crâne.

Mon cœur s’affole. Une impulsion noire et complexe s’empare de moi, tout ce que j’ai réprimé pendant qu’on me manipulait dans l’infirmerie ressort.

Je saute par-dessus la table et saisis Gavatra à la gorge. Nous tombons par terre agrippées l’une à l’autre après avoir percuté la paroi. Elle se contorsionne sous moi, le souffle court comme si elle agonisait, ce qu’elle fait peut-être. Je la chevauche et regarde mes mains en craignant que la gauche, plus faible, ne soit pas à même d’étrangler une femme.

« Je ne crois pas un mot de ce que tu m’as raconté », lui dis-je en montrant les dents.

Elle tord mon bras le plus faible. La douleur déferle en moi, aveuglant ma panique. Gavatra me donne un coup de tête au visage, geste si rapide et si inattendu que je tombe en arrière autant de surprise que de douleur, les mains crispées sur la figure, des taches noires dans mon champ de vision.

Jayd se précipite entre nous. Elle glisse sur le sol pour me prendre de nouveau dans ses bras, comme si j’étais un animal précieux redevenu sauvage.

Gavatra se relève en s’appuyant sur la table. Elle se frotte la gorge, m’adresse un sourire ironique. « Peut-être qu’il reste un peu de la Zan d’avant, dans celle-là, dit-elle.

– Ma mémoire ! réclamé-je.

– Espèce d’idiote. Tu ne te rends pas compte que cette perte est une bénédiction pour toi. » Elle sourit alors, ce qui accentue ses rides et donne à son visage un aspect raviné, dans ce faible éclairage. « La vérité est pire que tout ce que tu peux imaginer.

– Sors-moi de là », dis-je. La panique reflue, mais les parois traversées de pulsations semblent se rapprocher, comme si la pièce elle-même allait m’avaler tout entière.

Jayd plaque sa joue à la mienne. Je saisis une mèche de ses cheveux, tire doucement dessus. « Qui es-tu vraiment ? » chuchoté-je.

Je sens sa bouche se plisser. « Je suis ta sœur, ma Zan. »

Et je souris à mon tour parce que mon visage me fait mal, qu’un filet de sang s’échappe de mon nez et que mes autres blessures se rappellent à moi. J’ai deux possibilités : m’opposer à ces femmes et risquer le recyclage – dont j’ignore en quoi ça consiste –, ou bien jouer le jeu, leur donner ce qu’elles veulent et découvrir où ma mémoire s’est vraiment enfuie, et aussi pourquoi elles se donnent tant de mal à me prétendre de leur famille.

« J’ai peur », dis-je, ce qui n’est pas complètement faux. J’ai peur de ce que je vais devoir faire à cette personne qui affirme être ma sœur, mais que je veux prendre dans mes bras et baiser jusqu’à la fin du monde.