« Sois une méchante. »
Anat nous reconduit à Katazyrna en se comportant comme l’ivrogne qu’elle est. Elle se lance dans de grands tonneaux avec son véhicule, slalome entre les jumelles, nous adresse des signes obscènes. Elle est d’excellente humeur. Je n’ai en tout cas aucun souvenir de l’avoir jamais vue aussi heureuse, mais c’est peut-être parce que j’en ai très peu. En ce qui me concerne, j’ai l’impression d’avoir avalé une pierre noire extrêmement dure qui pèse sur ma poitrine. Peut-être la Mokshi est-elle capable de me rendre la mémoire qu’elle m’a prise, mais je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Si ma mémoire rend raisonnables ces personnes et cette vie insensées, très peu pour moi. Je ne veux pas que ces personnes, ces décisions soient normales.
Anat fonce au-dessus puis à travers un grand anneau de détritus. Qui tourne autour des restes grêlés d’un monde aux limites du territoire Katazyrna, un monde mort et décortiqué depuis longtemps. J’aperçois des reflets métalliques au milieu des enchevêtrements de peau décomposée, sans doute des plaques trop grandes pour être découpées et récupérées. Le centre de ce monde en ruine laisse voir l’éclat de l’œil du soleil situé au cœur de la Légion.
Je plisse les paupières, lève la main pour ne pas être éblouie tout en me demandant si Anat va foncer à travers ces débris-là aussi, en espérant presque qu’elle en percute un assez fort pour s’assommer.
Mais alors que nous contournons ces restes dans le sillage de son combustible brûlé, son véhicule part soudain en tête-à-queue.
Une grande masse barbelée jaillit du flanc de celui-ci et la désarçonne.
Un des véhicules de la sécurité se fait ensuite toucher. Une fois. Deux. Trois.
Il dégringole dans ma direction. Je n’ai pas le temps de réagir. Il me rentre dedans. L’impact est si violent que je suis éjectée loin de mon véhicule. Je ne hurle pas, mais je lâche un hoquet qui résonne tout proche dans ma combinaison. Nous ne portons aucun appareil de communication. Nous dérivons seules et dans le silence.
Isolée du groupe, je vois les attaquantes jaillir de derrière le monde en ruine. Ce ne sont pas dix ou vingt, mais plus de soixante véhicules équipés de canons à céphalopodes. Les gros projectiles à tentacules frappent les véhicules des Katazyrna, nous éliminent comme on écrase des insectes.
Les jumelles entrent en collision et se brisent les membres. Alors que je tournoie hors de portée, je vois Aiju s’agripper à Anka et la combinaison de celle-ci se décomposer à partir de l’endroit de sa jambe touché par un céphalopode à trois pointes.
Un autre projectile atteint Aiju dans le dos avec une brutalité telle qu’il les écarte toutes deux encore davantage des autres et les envoie heurter leurs véhicules oubliés. Elles s’enfoncent dans l’obscurité, à la dérive.
Suld résiste avec quelques membres de la force de sécurité. Elle a bondi sur un des véhicules abandonnés par celle-ci, le tourne à présent vers les assaillantes en approche. Elle leur lâche dessus des rafales d’énergie si lumineuse que j’en ai mal aux yeux.
Je me cogne à un autre corps qui roule cul par-dessus tête derrière moi : une des agentes de sécurité, le visage figé par la mort, la combinaison presque entièrement décomposée : il ne lui en reste plus que quelques lambeaux collés au corps. La collision me permet de réduire mon inertie. Je veux prendre appui sur ce cadavre pour retourner dans la mêlée, mais il est déjà à deux cents pas au moins de moi, et s’il n’avance pas plus rapidement, c’est uniquement parce que la gravité du monde l’empêche d’aller plus loin.
La force d’attaque s’agglutine autour de Suld et des sept autres qui continuent à résister, tire céphalopode sur céphalopode avec ses canons. Elle les perce de part en part comme du papier fragile, expédie leurs corps dans toutes les directions.
Je m’accroche à un autre corps derrière moi, un qui est encore relié à un véhicule. Je passe le bras dans les organes tubulaires de celui-ci pour en rester solidaire, mais en gardant la même immobilité que la morte. Asphyxiée, la moitié de sa combinaison manquante, Anka flotte à côté de moi. Je vois sa bouche béer dans la mort, ses yeux, ses lèvres et sa langue commencer à geler.
Je n’ai pas besoin d’approcher pour savoir qui sont nos assaillantes. Je connais ces armes. Et ces véhicules. Les Bhavaja nous ont trahies et Anat n’a rien vu venir. Trois d’entre elles retrouvent son corps. L’une saisit son grand poing en métal. L’autre immobilise le cadavre. La troisième lui lâche une décharge de son arme à énergie dans le coude pour en détacher le bras artificiel.
Elles tirent dans la tête d’Anat pour faire bonne mesure et poussent son corps en orbite avec les autres. Puis lèvent et agitent les bras, brandissant leur trophée.
Lorsqu’elles reviennent à proximité des épaves et des cadavres, je regarde droit devant moi aussi fixement que je peux, consciente qu’elles tireront sur tout ce qui leur paraîtra un tant soit peu vivant. Les armes sont précieuses et s’usent à chaque céphalopode. C’est là-dessus que je compte, en tout cas.
Elles me tirent dessus quand même. Un projectile me heurte la jambe. Je laisse mes membres et mon torse tressauter sous l’impact, mais garde bien mon bras accroché aux tubulures du véhicule.
Je m’attends à ce qu’elles nous rassemblent toutes dans un filet ou nous relient en caravane pour nous emmener au recyclage. Je me dis que personne ne laisserait une telle quantité de bonne matière organique en orbite quelque part, sauf si elle est impossible à récupérer, comme les armées autour de la Mokshi.
J’attends, en ne prenant que de légères inspirations, tandis que la soixantaine de Bhavaja rassemblent les débris épars de notre groupe. Au bout d’un long moment, je m’autorise à cligner des yeux, et les vois discuter avec animation en langue des signes. Ont-elles reçu de nouveaux ordres ?
Finalement leurs meneuses repartent en direction du monde en ruine. Les autres les suivent en nous abandonnant en orbite, les mortes et moi.
Je me demande s’il ne s’agirait pas d’une ruse, si elles n’auraient pas laissé l’une d’entre elles nous surveiller. Mais je ne vois que les mortes qu’on m’a dit être ma famille, et pendant un instant terrible, je crois qu’elles sont bel et bien de mon sang, que tout ce que je connais est mort. Je chasse cette pensée et me hisse sur le véhicule d’Aiju. Tente de le démarrer.
Mais il est mort. Comme tout le reste.
Je lâche un juron en me penchant pour fourrager dans ses entrailles sous le regard mort d’Aiju. Je ne peux m’empêcher de croire que si je pouvais me souvenir de tout, si j’étais entière comme je devrais l’être, non seulement j’aurais vu venir cette trahison, mais j’en aurais convaincu Anat.
Je trouve un demi-tentacule enfoncé dans les organes du véhicule. Je l’extrais avec précaution. Des gouttelettes de combustible coulent d’un tuyau arraché. Je le referme du bout du doigt, mais je ne vois pas assez loin dans les entrailles pour déceler d’autres problèmes éventuels. Je regrette de ne pas avoir un des spéculums que j’ai vus dans le hangar. Cela me faciliterait considérablement la tâche.
Il faut que je trouve quelque chose pour réparer la fuite. Je ne peux pas rester la main dessus comme ça. Je cherche du regard autour de moi, en vain. Le corps d’Aiju est toujours accroché de l’autre côté du véhicule. Les autres sont éparpillés à deux cents pas de moi et tournent doucement en orbite. Tôt ou tard, les habitantes d’un autre monde les découvriront et se lanceront dans un grand recyclage. Je n’ai pas l’intention d’attendre jusque-là. J’arriverai à court d’air avant. Non ? Je ne sais même pas combien de temps on peut respirer, dans ces combinaisons.
Je regarde longuement le visage accusateur et le torse à nu d’Aiju. Bien entendu, on peut trouver dans un corps humain l’équivalent des tubes organiques du véhicule.
J’arrache une partie de la carapace de celui-ci, que je cogne d’une main jusqu’à ce qu’un fragment pointu se détache. Je maintiens le corps d’Aiju, plonge cette pointe dans son torse glacé. Des deux mains, j’élargis la plaie : le corps n’est pas encore complètement gelé, juste froid. J’extrais les intestins dont je prélève un petit morceau, que je presse entre mes doigts pour le vider.
Je ferme ensuite l’alimentation du véhicule, détache le tube organique et glisse l’intestin dessus avant qu’il gèle. Cela s’ajuste à la perfection, comme si le véhicule était en réalité calqué sur les organes humains. Je reconnecte le tube et essaye de démarrer.
Le véhicule vient à la vie, son pupitre de commande s’illumine de vert. Je le fais avancer, contourne les restes de ma famille en me demandant une nouvelle fois pourquoi nos attaquantes ne les ont pas rapportés sur un monde Bhavaja.
Que peut-il y avoir de plus important que récupérer de la chair et des éléments de véhicule ? Que sont-elles parties faire ?
Je vais me placer à côté du cadavre d’Anat. Sa combinaison s’est entièrement décomposée. Un énorme céphalopode saille sur son flanc. Le bras métallique avec lequel elle nous a toutes menacées n’est plus. Il ne reste qu’un moignon au niveau du coude.
Je regarde longuement, attentivement ce bras en me souvenant de ce qu’Anat prétendait faire avec. Pourquoi s’en encombrer, s’il n’a aucune valeur ? Et que fera Rasida à Jayd, maintenant ? L’a-t-elle expulsée dans l’espace pour qu’elle y meure asphyxiée ?
Non, la clé de tout, c’est le bras.
Pourquoi l’ont-elles pris ? Pourquoi, moi, je l’aurais pris, à leur place ? Sans doute parce que la démonstration d’Anat m’aurait conduite à penser que je pouvais contrôler Katazyrna avec.
L’explication m’apparaît. Je détourne brutalement mon véhicule de la morte et fonce vers Katazyrna, vers l’invasion que je sais avoir commencé.
Les Bhavaja ont disposé leurs forces autour en deux grands arcs de cercle. Je me cache juste derrière le monde le plus proche en espérant qu’elles me prendront pour une récupératrice ou une éclaireuse d’un autre monde. Mais elles ne font pas attention à moi. Elles ne s’intéressent qu’à Katazyrna, sur les défenses duquel elles ne cessent d’expédier céphalopodes, salves et brouilleurs. Katazyrna baigne dans des nappes défensives bleues, rouges et vertes. L’énergie en déboule en épais rubans. Cela dégage une telle lumière qu’à cette distance, je pourrais presque croire à celle du soleil.
Je vois alors les Bhavaja arriver à percer la peau du monde. Elle s’ouvre à un endroit sous leurs décharges, se racornit comme de l’écorce brûlée. Je relâche ma respiration. Elles vont entrer.
La moitié des Bhavaja pivotent pour plonger droit sur cette brèche, cherchant à détruire tout ce que je connais de l’univers, tout ce que je sais être vrai.
Je lance mon véhicule vers Katazyrna. Je pense à tout un tas de choses pendant ces quelques furieuses secondes où je fonce vers le monde. Les Bhavaja vont très probablement me tirer dessus. Mon propre monde ne me reconnaîtra pas forcément. C’est un geste désespéré, et risqué, mais être en vie l’est tout autant.
Je me rue pleins gaz vers la brèche. À un moment, regardant en arrière, je vois les volutes jaunes de combustible brûlé que je laisse dans mon sillage.
Je tombe en panne sèche à quatre cents pas de la surface. Je m’aplatis le plus possible sur le véhicule, même si j’imagine que cela ne change rien – il n’y a pas de résistance atmosphérique –, et continue sur mon élan à descendre vers l’ouverture dans la peau du monde.
Je file entre deux lignes de Bhavaja, si vite qu’un coup d’œil par-dessus mon épaule me les montre toujours occupées à signer entre elles pour déterminer si je suis amie ou ennemie.
Je n’ai aucun moyen de réduire mon inertie, n’ayant plus de combustible à éjecter par l’avant, si bien que je percute violemment le sol spongieux du premier niveau de Katazyrna.
Éjectée de mon véhicule, je rampe pour m’éloigner de l’immense ouverture, plus ou moins protégée par la mince atmosphère du monde : peut-être arriverais-je à respirer un moment, si j’enlevais ma combinaison, ce à quoi je ne vais pas me risquer avant d’être descendue de plusieurs niveaux. Je me demande si le vaisseau dispose de protections contre un trou à sa surface.
Je pars à toutes jambes dans les couloirs vides, dépasse des corps recroquevillés sur des seuils de porte, tous habillés du rouge et noir du personnel de sécurité. J’aboutis au fond du couloir à un large mur charnu dans lequel une arme a percé un orifice, si bien qu’il semble me regarder d’un œil menaçant et fatigué.
Je me glisse de l’autre côté en me rendant compte que je n’ai non seulement pas d’arme, mais pas de plan. Trouver une arme, rejoindre mes sœurs et les aider à contenir les Bhavaja, voilà à peu près jusqu’où j’arrive à pousser mon raisonnement.
Derrière un coude, je tombe sur deux Bhavaja en pleine discussion. J’envoie mon poing dans la figure de la première sans la moindre difficulté. La seconde va pour dégainer, mais n’a pas le temps de le faire entièrement, et encore moins de tirer. Il me revient un vague souvenir de la meilleure méthode de l’emporter sur une adversaire mieux armée que soi mais n’ayant pas encore dégainé, du moment qu’elle est à moins de dix pas, ce que mon corps fait avant que j’aie le temps de prendre consciemment la décision.
Je désarme adroitement les deux Bhavaja et tire un céphalopode sur chacune. Leurs combinaisons se dissolvent sur leur corps, les laissant le souffle court dans cette atmosphère ténue. Je relève la lourde arme et repars dans le couloir, en me guidant à la vue plutôt qu’au bruit. Cela me manque de ne pas avoir Jayd au creux de l’oreille, de ne pas entendre la voix apaisante de la seule personne au monde qui semble en avoir quelque chose à fiche.
Qu’est-ce que Rasida a fait d’elle ? Elle l’a tuée ? Jetée dans l’espace ? À moins que Jayd soit aussi importante pour elle qu’elle le dit ?
Je passe dans un autre couloir forcé. Une femme se penche sur deux corps. Je m’apprête à tirer, mais elle se retourne et je reconnais, sous la combinaison pulvérisée, ma sœur Maibe.
Maibe me signe : « Les autres ?
– Mortes. Anat aussi, réponds-je de la même manière.
– Jayd ?
– Je ne sais pas.
– Viens avec moi. On s’est repliées dans le cortex. Ce n’est pas la force principale. »
Elle ouvre un panneau gluant dans le couloir : il se détache comme une croûte de la paroi poisseuse. Je rampe à sa suite dans l’obscurité en traînant comme je peux l’arme d’une main, l’autre me servant à soutenir mon propre poids.
L’obscurité dure longtemps, longtemps. Je m’interroge une nouvelle fois sur l’air présent à l’intérieur de ma combinaison. Celle-ci le recycle-t-il ? En ai-je une quantité limitée ? Je n’en sais fichtre rien.
Des lumières vert et violet apparaissent devant nous. Maibe sort du passage et tend la main pour m’aider. Pendant un moment interminable, je me demande si elle m’attire dans un piège.
J’attrape malgré tout sa main et nous nous glissons dans un autre long couloir. On dirait une série de cordons ombilicaux qui relient les divers niveaux du vaisseau. Nous marchons un certain temps avant d’arriver à ce que Maibe m’indique par signes être le deuxième niveau et le cortex. Cortex, ça sonne important, je pense qu’il s’agit d’une espèce de centre de commande.
Maibe désactive sa combinaison, qui se dissout. Elle me signe d’enlever la mienne. « Nous avons une pression correcte sur tous les niveaux, sauf le premier », ajoute-t-elle.
Je glisse donc comme elle deux doigts sur mon poignet gauche et remonte jusqu’à une série de petites bosses. Je compose le code et la combinaison se détache rapidement, comme une mue. J’enlève les petits morceaux en suivant Maibe jusqu’à une grande porte sécurisée rayée de vert. Elle frappe quatre fois.
Derrière, j’entends des voix, ainsi qu’un grand bruit sourd.
La porte s’ouvre sur Prisha, la main serrée sur une arme volumineuse comme celle dont je me suis servie pour attaquer la Mokshi.
« Mère ? demande-t-elle.
– Mortes, toutes », réponds-je.
Elle plisse les yeux, comme convaincue que j’ai quelque chose à voir avec la mort d’Anat. Si seulement.
Elle finit par hocher la tête et nous faire signe d’entrer.
Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais quant au cortex, mais pas à cela. C’est une pièce étanche et ronde, avec de hauts plafonds et des interfaces encastrées dans les parois. Des tubes organiques sortent de chaque station, comme s’ils avaient été reliés à un équipement démonté depuis longtemps. La pièce est bondée, il y a là toutes mes sœurs restantes et beaucoup d’autres que je ne connais pas – encore de la famille, peut-être ? J’ai l’impression de les connaître. Toutes sont armées. Je m’aperçois qu’aucune enfant n’est présente. La personne la plus jeune est à peine menstruée. La plus âgée est beaucoup plus vieille qu’Anat.
Si c’est le centre de commande du monde, il ne paye pas de mine et est terriblement délabré. Je n’arrive pas à déterminer l’usage de quoi que ce soit dans la pièce.
Tout le monde a les yeux tournés vers l’origine du bruit sourd : le grand portail rond au fond. Je distingue tout juste sa jonction avec la paroi. Personne n’a besoin de me dire que les Bhavaja sont de l’autre côté.
« Comment elles ont su où trouver cette pièce ? demandé-je à Maibe.
– Comment savent-elles ce qu’elles savent ? répond-elle. Par leurs espionnes, sans doute. Ou leurs sorcières. Certaines se rappellent mieux que d’autres de quelle manière fonctionnent les mondes.
– Pourquoi se retrancher ici ? Si on continue à descendre, on trouvera aux autres niveaux des endroits où résister et se regrouper. On peut…
– Zan, m’interrompt-elle en fronçant les sourcils, si elles prennent le cortex, elles prennent le contrôle du monde. Une fois qu’elles ont cette salle, il n’y a aucune raison de continuer.
– Mais… à quoi il sert, cet endroit ?
– Rasida peut se brancher dans l’esprit du monde, ici, répond Prisha en se tournant vers nous. Elle peut lui faire faire ce qu’elle veut. Peut-être mieux que nous. C’est un vaisseau détraqué, mais les Bhavaja… tu as vu ce qu’elles font aux autres mondes. »
Ah bon ? Je ne me s’en souviens pas, mais ce n’est sans doute pas le bon moment pour en discuter.
L’atmosphère est tendue. Et d’une puanteur horrible : trop de corps non lavés et suants d’angoisse au même endroit. Je passe la salle en revue en essayant d’évaluer nos options stratégiques. Lorsque la porte cédera – et je suis certaine qu’elle cédera –, nous pourrons battre en retraite par le passage secret que Maibe et moi avons emprunté, mais il semble n’y avoir aucune autre sortie. Et ce passage secret est trop étroit, bien trop étroit pour permettre une fuite en grand nombre. C’est notre dernier carré. Mes sœurs ont l’intention de l’emporter ou de mourir ici… elles n’ont d’ailleurs pas d’autres possibilités, si ce que Maibe dit du cortex est exact.
Je vérifie combien mon arme contient encore de céphalopodes. Je n’aime pas envisager de perdre. Surtout face à des personnes qui ont acheté Jayd comme on achète un animal destiné à la reproduction. Qu’arrivera-t-il à Jayd si je suis morte ? Qui ira à sa recherche quand je ne serai plus là ? Personne. Elle se retrouvera toute seule.
Les chocs sourds continuent. Je reste en place devant notre issue de secours, davantage pour empêcher quiconque d’entrer que dans l’espoir d’être la première à sortir. Maibe a raison : s’enfuir maintenant ne servira à rien si on abandonne ce monde aux Bhavaja. Qu’Anat a été idiote de leur faire confiance. Que Jayd a été stupide de jouer le jeu. Me voilà maintenant inutile et coincée.
Le portail résiste moins longtemps que je l’aurais cru. Au premier tir qui le traverse, trois femmes essayent de me passer devant pour sortir. L’une d’elles, perdant complètement la tête, se met à hurler et à s’arracher les cheveux. Je la frappe en plein visage avec la crosse de mon arme. Elle tombe brutalement sur le cul. Pour moi, ce trou dans le portail est un soulagement. Je ne sais pas attendre. Mais je sais agir.
Deux femmes au fond tirent sur l’ouverture, ce qui est idiot, car cela ne fera que l’élargir.
« Attendez ! crié-je. Ne tirez que lorsque vous voyez votre cible ! »
Quelque chose s’écrase sur le portail avec une force telle que toute la pièce en tremble. Le pourtour se courbe vers l’intérieur.
Les Katazyrna au fond de la pièce tiennent leurs armes prêtes.
Je sais ce qui va se passer, mais je ne vois pas comment l’empêcher. Le portail va basculer dans notre direction quand elles le pousseront pour l’ouvrir. Il écrasera les vingt premières personnes de notre côté. Mais on est tellement serrées qu’elles ne peuvent pas s’en écarter.
« Quand le portail tombera, venez à l’ouverture ! » crié-je, sauf qu’avec toute cette peur et cette confusion, je ne suis pas sûre que quiconque fasse attention à moi. Prisha leur crie des choses aussi, tout comme Maibe.
Un second énorme choc fait se détacher le portail.
Il réduit notre premier cercle de femmes en une horrible bouillie. Je me baisse, redoutant une salve. Qui arrive, tirée par de multiples armes. Au moins cinquante céphalopodes explosent dans la pièce et abattent notre deuxième cercle. Les Bhavaja se ruent ensuite à l’intérieur par l’unique entrée, nous taillant en pièces tels des animaux, le visage large, souriant et déterminé, comme si c’était la fin inévitable du jeu, comme si elles savaient depuis le début que cela se passerait ainsi.
Je riposte, crie pour imposer de l’ordre, pour mettre en place une tactique. Prisha est touchée la première : un céphalopode l’atteint au visage et elle tombe. Maibe comble le vide tout en tirant sur la masse de Bhavaja en train d’avancer, comme si cela pouvait changer quoi que ce soit.
C’est un massacre.
J’arrive au contact des lignes ennemies, celles de ma famille ne cessant de tomber. Je décharge encore trois fois mon arme avant qu’elle cesse de fonctionner. J’en abats la crosse sur le visage de la Bhavaja suivante. Je descends deux de ses sœurs avec son arme à elle et me retrouve au corps à corps avec une troisième.
Elles se jettent sur moi. Un coup m’atteint dans les reins. Une crosse s’écrase sur ma figure. Une explosion de ténèbres, une lumière brillante. Je tombe à genoux. Un tir perdu d’une arme Katazyrna me démolit la jambe et je m’effondre comme une fleur en papier plié sur un tas de cadavres.
Je rampe dessus en direction du passage secret. Ma main se referme sur un visage, je reconnais celui de Maibe. Elle crache du sang, la main crispée sur une plaie à l’abdomen. L’œil du céphalopode niché là se lève bêtement vers moi, ce qui manque me faire vomir.
Une douleur foudroyante soudain dans mon épaule, comme si on la frappait avec un marteau de feu. Je m’écroule sur Maibe.
Je perds un peu la notion du temps.
Le monde tourne autour de moi. J’ai conscience que Maibe respire de plus en plus faiblement. J’ai conscience des cris de mes sœurs. De tirs. De plaisanteries qu’échangent des voix joyeuses, entrecoupées par les bruits des armes. De corps qui glissent sur le sol. Du clic clic des armes qu’on empile. Les Bhavaja font le ménage.
On me retourne, je vois au-dessus de moi le visage de Rasida. Elle mâche quelque chose et me sourit comme si j’étais un animal de grande valeur.
« Jayd », marmonné-je.
Rasida me lance un coup de pied avant de crier par-dessus son épaule : « Recyclez-les. Ne laissez pas un seul corps se perdre. »
Une femme commence à me traîner par les bras. C’est douloureux. Je vois une longue trace de sang derrière moi et ne me rends pas tout de suite compte que c’est en grande partie le mien. Ma jambe est en charpie et mon épaule ne me ferait pas davantage souffrir si elle était chauffée à blanc. Des taches noires flottent dans mon champ de vision, comme des brûlures.
On m’abandonne à côté d’un tas de cadavres dans une pièce basse où s’ouvre une grande embouchure noire. Deux Bhavaja s’activent sans un mot, attrapant les cadavres chacune d’un côté pour les lancer ensemble dans les ténèbres.
Le recycleur. Le monstre. Le souvenir vrombit dans mon esprit confus. Je ne suis pas un cadavre, essayé-je de dire, mais je m’étrangle sur quelque chose : ma salive et mon sang.
Elles jettent le corps de Prisha dans l’obscurité.
J’essaye de hurler. Aucun son ne franchit mes lèvres.
L’une des femmes me saisit par les bras, l’autre par mes jambes abîmées.
Douleur. Peur et douleur. Elles me projettent en direction de la gueule noire que je sais conduire au monstre.
Les ténèbres, au moins, peuvent m’apporter un peu de paix. Je connais les ténèbres. Je les connais très bien.
Les Bhavaja me lâchent.
Je fais alors un bruit qui pourrait être celui d’un animal mourant : un grognement, rien de plus. Puis je tombe, tombe dans l’obscurité gluante, je tombe et tombe en direction du centre du monde.