« La mémoire est organique et délirante, elle nous rend sujettes aux faux souvenirs. Les histoires font la mémoire ; il suffit de répéter celle qui sert le mieux ton propos. »
Je dors dans une pièce de trois pas sur huit. Je m’enroule dans une couverture légère et un peu spongieuse, comme du pain poreux. Les périodes de sommeil sont indiquées par un changement de luminosité qui, dans tout le vaisseau, passe de vert laiteux à bleu pâle. Je suis surprise que mon corps y réagisse aussi rapidement, puisque je m’endors chaque fois en très peu de temps. Peut-être se rappelle-t-il beaucoup de choses dont mon esprit ne se souvient pas.
« La mémoire va venir », me rassure Jayd à chaque période de sommeil en me bordant après les longues et épuisantes séances d’entraînement dans la salle tubulaire au bout du couloir qui dessert ma chambre. Et qui me fait penser à la gorge d’un monstre. Quand je l’interroge sur le trait qui ondule au plafond, Jayd me dit qu’une des grosses artères du vaisseau passe par là.
« Une artère ? Qui transporte… du sang ?
– En quelque sorte. L’élément vital du vaisseau. Il n’est pas comme le nôtre, mais il remplit la même fonction. Il monte du centre du monde toutes les protéines recyclées, avec lesquelles il alimente chaque niveau. »
Vivre dans le ventre d’un organisme vivant me dérange. « Il n’y a pas de danger ? Pourquoi est-ce que le vaisseau ne nous mange pas ? »
Elle détourne les yeux. « Il finit toujours par toutes nous dévorer. »
Pendant les périodes de veille, je m’entraîne au corps à corps avec plusieurs autres. J’essaye de leur parler, mais Jayd me dit qu’elles n’ont pas de langue. Je pourrais croire à une façon de parler si, quand elles ouvrent la bouche pour glapir ou ricaner, je ne constatais en effet leur absence de langue. Elles communiquent à l’aide d’un langage des signes qui me semble familier. Au bout de quelques séances, je me souviens de ce que veulent dire certains : malin, bel effort et mange-crâne. Je signe mange-crâne à l’une d’elles, et elle fait une tête comme si je lui annonçais que j’allais l’éventrer.
« C’est quoi, mange-crâne ? » demandé-je à Jayd pendant qu’elle et moi regagnons ma chambre.
Elle se raidit. « Où est-ce que t’as entendu ça ?
– C’est juste un truc qui m’est venu à l’esprit. » Je ne veux pas qu’elle sache dans quelles proportions je comprends la langue des signes. Pas pour le moment.
« Aucune idée », dit-elle, et la certitude qu’elle ment me soulage. Je ne sais toujours pas ce qui est mensonge ou exagération dans ce qu’elle m’a raconté. Je meurs d’envie de lui faire confiance, mais mon corps m’exhorte à la prudence. Une fois de plus, il a une connaissance intuitive de ce que mon esprit a oublié.
« Pourquoi ne peux-tu pas tout simplement me dire ce qui s’est passé, comme tu m’as raconté les autres choses ?
– Parce que tu en deviendrais folle », répond Jayd en ouvrant la porte de ma chambre. Mes contusions commencent à disparaître.
« Comment le sais-tu ? »
Elle hésite sur le seuil et explique doucement, comme à elle-même, sans se retourner : « Parce que si on te le dit trop tôt, tu deviens folle, au risque de te faire recycler, ou jeter à la Mokshi sans le reconditionnement que tu es en train de suivre. Tu ne veux pas recommencer comme ça. Tu n’aurais aucune chance et tu serais encore coincée ici pendant des tours et des tours. Ou peut-être que la Mokshi te tuerait, cette fois. Et… et ce n’est pas ce que je veux.
– Je veux récupérer ma mémoire, Jayd. Je veux ce qu’on m’a volé.
– Tu la récupéreras quand Mère aura la Mokshi. »
Je n’ai aucune notion de temps, dans cet endroit, et bien que Jayd dise que c’est un vaisseau, ou peut-être un monde, pour ce que j’en sais, nous pourrions être au beau milieu d’une étoile. Je passe des nuits interminables à essayer de trouver un moyen d’ouvrir la porte, qui se referme hermétiquement derrière Jayd quand elle sort. Je passe les mains sur les jointures des grands panneaux qui se désolidarisent à son arrivée. Mais si ce geste fait remonter des souvenirs de fois où je l’ai effectué encore et encore, il ne m’apprend rien d’autre.
Alors que mes ecchymoses s’estompent, je décide que ce n’est pas de cette manière que je finirai ma vie, piégée dans je ne sais quelle horreur cyclique conçue par ces folles à mon intention.
Voilà ce que j’ai en tête quand j’écrase le poing sur le visage d’une de mes partenaires pendant l’entraînement. Je ne retiens pas mon coup, cette fois-ci, comme je l’ai fait jusqu’à présent, si bien qu’elle recule en titubant et en moulinant des bras.
Je me jette sur elle. Ses camarades me bondissent dessus. J’esquive en me baissant ou en m’écartant. Mes poings se lèvent. J’assène quatre bons coups. Du sang me gicle au visage. Je ne suis pas en train de m’entraîner, je me bats, et la voix apeurée de Jayd n’est qu’un bourdonnement ennuyeux aux limites de ma conscience.
Lorsque Jayd me prend par l’épaule, je fais volte-face, prête à frapper. Elle ne recule pas. Mais toute ardeur me quitte. Je relâche ma respiration.
Les trois femmes avec qui je m’entraînais sont par terre autour de moi. Il y a du sang. Pas beaucoup, mais assez pour me surprendre.
« Rentre dans ta chambre », intime Jayd.
Je baisse les yeux sur mes trois victimes. L’une a le nez cassé. Une autre crache du sang. La troisième s’écarte en rampant, la main plaquée sur le torse.
« Je suis désolée. Je ne sais pas ce qui…
– Va-t’en, m’interrompt Jayd. Je m’occupe d’elles.
– Désolée », répété-je avant de tourner les talons et de sortir précipitamment. Je passe dans le couloir, où je prends de profondes respirations. Et regarde mes poings. Je suis quoi, en réalité ? En quoi est-ce qu’elles m’ont transformée ?
Je parcours rapidement le couloir. Quand je sors de mon brouillard, je décide que je n’ai pas la moindre envie de retourner dans ma cellule. Je bifurque au hasard dans un couloir secondaire. J’essaye quelques portes, sans qu’aucune ne se déploie pour moi. Piégée dans un labyrinthe. Aucune issue.
Je me mets à courir.
Mes pieds nus claquent sur le sol humide. J’arrive au bout d’un couloir, tourne dans un autre. Je cours, cours, et l’air qui me traverse les poumons me fait me sentir plus vivante que jamais depuis mon réveil. J’oblique légèrement à gauche dans un nouveau couloir, qui s’élargit en une gueule béante. Une porte ouverte. Je m’immobilise d’un coup pour l’observer. Par l’ouverture m’apparaît un vaste espace au plafond si haut qu’il se fond dans l’obscurité. Je ne sais quelle flore ou faune d’une bioluminescence verte recouvre les parois et le sol, sans pourtant l’éclairer suffisamment pour que je puisse évaluer la profondeur de la salle.
Quand je franchis cette porte, des lumières vertes et bleues s’allument au plafond. Je plisse les yeux, et c’est maintenant moi qui bée, car je suis entrée dans un immense hangar où dorment paisiblement des rangées et des rangées de véhicules à nez camus. Ce sont d’étranges animaux, des espèces de limaces à tubes spiralés dont l’enveloppe extérieure est aspergée de jaune, de rouge et de vert. Je ne sais pas à quelle apparence je m’attendais pour des véhicules, mais l’absence d’ailes, de roues et de pieds me perturbe.
J’avance en les effleurant du bout des doigts, contact qui les fait frissonner et cligner de l’œil. Ils sont tièdes et comme recouverts de peau durcie. Quelles étranges créatures. Je me demande ce qu’elles mangent.
Je m’accroupis près de l’une d’elles, qui ouvre un énorme œil à l’iris orange. Nous nous regardons longuement. Un fluide jaune visqueux s’échappe d’un des tubes enchevêtrés à l’arrière. Je remarque, le long du mur du fond, un établi où quelques-uns de ses congénères plus ou moins délabrés sont suspendus, parfois à des crochets osseux dans la paroi, comme des quartiers de viande.
Le véhicule me regarde de son œil orange. Il me fait pitié, à perdre de son fluide vital tout seul dans le hangar. Je m’approche de l’établi, et tout comme à l’entraînement, mes mains bougent d’elles-mêmes grâce à un souvenir latent. Je sais comment réparer ce pauvre véhicule, ce qui me procure bien davantage de plaisir que savoir comment frapper quelqu’un.
Je sectionne, raccommode et enduis de pommade une grande longueur de tuyau. Sa texture et sa consistance se situent quelque part entre celles de l’intestin et celles d’un cordon ombilical, et que je connaisse ces textures me donne à réfléchir. Il y a un tas de tubes dans une corbeille tiède sur l’établi. Je connais l’emplacement de chacun des outils, ainsi que leur nom : scalpel, bordeuse, spéculum, progénitrice.
Un scalpel en os entre les dents, je m’accroupis près du véhicule pour réparer le tube qui fuit. Le véhicule bourdonne doucement sous mes doigts. Quand j’en ai terminé, je suis barbouillée de lubrifiant poisseux et de fluide jaune. Le véhicule tourne l’œil vers moi et ronronne. Je tapote son gros museau épaté en ayant l’impression de caresser une limace tiède. Lui et moi sommes sans doute bien trop contents, à ce moment-là.
« J’ai entendu dire que tu étais vivante. »
Je relève la tête. Une inconnue se tient sur le seuil. Mince et sèche, très différente de Jayd toute de douceur et de luminosité. Elle est brune, les cheveux courts d’un côté, tressés de l’autre en une longue natte enroulée sur sa tête comme une couronne. Elle s’avance vers moi. J’agrippe le scalpel, dans l’expectative.
« Qui es-tu ? demandé-je.
– Sabita. J’imagine qu’il est encore trop tôt pour que tu t’en souviennes. » Elle caresse à son tour le nez du véhicule, qui ronronne de nouveau. « Je voulais m’assurer que tu ne courais aucun danger, cette fois.
– Pour l’instant, je n’ai rencontré que Jayd et les femmes sans langue. »
Une moue. « Des bas-mondistes.
– C’est-à-dire ?
– Des habitantes du bas-monde, les niveaux d’en bas. Qui sont très sauvages. Quand Seigneure Katazyrna s’empare d’un monde, elle consigne celles qu’elle ne recycle pas aux niveaux inférieurs. La plupart finissent enrôlées dans l’armée.
– Pourquoi est-ce que je suis là ? »
Sabita pose un doigt sur ses lèvres, hésite. « Elle ne te l’a pas encore dit ?
– Elle dit que je suis censée prendre la Mokshi. Et que la Mokshi a volé ma mémoire. »
Sabita sourit, mais sans joie. « J’imagine alors que c’est la vérité à laquelle elle veut que tu croies.
– Je n’ai pas l’impression qu’on me la dit beaucoup.
– Je ne t’ai jamais menti. Même si toi, tu m’as énormément menti avant de te confier à moi. Je suppose que c’était pareil avec Jayd. »
Je secoue la tête. « Je n’ai aucune raison de te croire davantage que Jayd.
– Tu ne la crois pas ? »
Un frisson me court sur la peau. « Je tiens beaucoup à elle. Je continue à chercher des solutions.
– Es-tu prête à retourner sur la Mokshi ? Tu n’es toujours venue ici qu’une fois prête à y retourner.
– Je suis prête. Combien de fois ai-je fait ça ?
– Tu m’as interdit de te le dire.
– Quand ça ?
– Avant de perdre la mémoire. Avant… toutes ces missions sans espoir.
– Tu peux répondre à quoi, alors ? »
Elle hausse les épaules. « Pas aux questions sur ton passé. Il paraît que Jayd a essayé de te le raconter, la première fois que tu es revenue, et que ça a mal fini. La rage t’a prise et tu es devenue violente. Seigneure Katazyrna a failli te recycler de nouveau. Demande-moi autre chose. Par exemple sur le vaisseau ou les véhicules. Même si tu t’en sors déjà très bien, avec les véhicules. Ils t’ont toujours adorée.
– Pourquoi quelqu’un jetterait-il une enfant ? »
Elle remarque alors le scalpel dans ma main et recule d’un demi-pas, mais je vois bien qu’elle essaye de masquer sa peur. « Pourquoi cette question ?
– À cause d’un truc qu’on m’a dit », réponds-je, mensonge plutôt transparent, car qui aurait pu me le dire ?
Mais ça ne semble pas la déranger. « La jeter où ? demande-t-elle. La recycler, tu veux dire ? »
Je fouille ce fragment de premier souvenir avec lequel je me suis réveillée, celui que je sais être à moi. Je secoue la tête. « Dans du noir. Une fosse noire.
– On recycle les enfants quand elles naissent anormales. De même qu’on recycle tout ce qui arrive anormal au monde. » Elle me regarde des pieds à la tête. « Ou devient anormal.
– Qu’est-ce que tu fais là ? » La voix de Jayd.
Surprise, je glisse le scalpel sous le véhicule : je ne veux pas penser à ce qu’elle fera si elle me voit avec une arme. Je me rends ensuite compte que ce n’est pas moi qu’elle regarde, mais Sabita.
« Vous ne devriez être là ni l’une ni l’autre », dit-elle.
Je tapote une dernière fois le véhicule. « À bientôt, l’ami », murmuré-je, ce qui provoque un froncement de sourcils chez Jayd. Qu’elle croie donc que j’ai davantage de souvenirs que je n’en ai vraiment.
Sabita lui adresse un sourire de pierre. Son regard est noir. « Je te la laisse, dit-elle en lui passant devant.
– Ne reviens pas avant qu’elle ressorte.
– Bien entendu. » Déjà, Sabita franchit la porte et disparaît.
« De quoi avez-vous parlé ? veut savoir Jayd.
– De rien. » Je me lève. « J’en avais assez d’être enfermée dans cette chambre. Je suis allée me promener. J’ai vu du boulot qui avait besoin d’être fait.
– J’en parlerai aux mécaniciennes. Elles devraient mieux maintenir ces véhicules en prévision de la prochaine attaque. Et garder les portes fermées.
– C’est quand, la prochaine attaque ?
– Quand tu seras prête.
– Je suis prête.
– Non. »
Je m’appuie au véhicule, les bras croisés. « J’en ai assez qu’on me traite comme une gamine handicapée. Je suis venue ici pour ma mémoire. Rends-la-moi, si tu ne veux pas que je te fasse comme aux femmes avec qui je m’entraînais.
– Tu ne me feras rien de la sorte, répond-elle avec une conviction qui ne manque pas de m’étonner. Je te dirai quand tu seras prête. »
Je m’avance vers elle. Je suis plus grande qu’elle d’un demi-empan et nettement plus lourde. Mais elle ne recule pas. Elle se contente de lever la tête pour croiser mon regard.
« Je pourrais te tuer, dis-je.
– Entre bien d’autres choses. Sauf que tu ne me feras rien.
– Même pas ça ? » dis-je en tendant la main vers elle. Je voulais la prendre dans mes bras pour l’embrasser, mais elle est surprise et se dérobe.
« Ça suffit », dit-elle, avec toutefois la voix qui tremble, et le regard fuyant désormais. J’en conclus que j’ai raison. Ce n’est pas ma sœur. Elles ne sont pas de ma famille et Jayd est autant attirée par moi que moi par elle.
« Pourquoi ce petit jeu ? demandé-je. Tu dois savoir que je ne crois pas un mot de ce que tu m’as raconté.
– Ce “petit jeu” n’est pas pour toi.
– Pour qui, alors ? »
Elle passe les mains sur son vêtement. « Retourne dans ta chambre, s’il te plaît, Zan.
– Et si je ne veux pas ?
– Alors j’appelle Gavatra, elle te drogue et on te porte jusque là-bas. Tu préférerais ?
– Non.
– Alors viens avec moi. Il faut que tu me fasses confiance, Zan. Je sais que c’est difficile, mais si on est arrivées aussi loin, c’est uniquement parce que tu m’as fait confiance.
– Arrivées aussi loin dans quelle direction ?
– Celle de la Mokshi. Tu me fais confiance ?
– Non. »
Après m’être encore un peu entraînée toute seule – Jayd refuse de me dire ce que sont devenues les femmes que j’ai tabassées –, je me couche sous la couverture spongieuse dans ma chambre ou cellule, mais je n’arrive pas à dormir. Alors je contemple le jeu des lumières sous la membrane du plafond. Il me donne l’impression un peu inquiétante d’observer les rouages internes d’un animal.
Il faut croire que je finis par m’endormir, puisque je rêve.
Je rêve d’une femme au grand visage veule qui marche sur une planète énorme. C’est une titanide. Elle attrape les véhicules volants qui lui tournent autour et les écrase entre ses dents en diamant. Du lubrifiant vert et des gaz d’échappement jaunes sortent de sa bouche béante. De petits insectes bleus volettent ici et là, et tombent raides morts, comme des feuilles, au contact de la brume jaune.
La surface du monde est recouverte de tentacules qui s’agitent, auxquels la titanide se tient pour arpenter cette planète en grondant et recrachant les cadavres de ses ennemis, en empoisonnant tout ce qu’atteint son haleine. Elle attrape un des véhicules volants qu’elle s’enfonce d’un grand coup dans l’abdomen. Elle s’ouvre le bas-ventre sur une bonne longueur et, alors que je m’attends à l’entendre crier de douleur, elle se borne à mugir en montrant les dents tandis que des coulées de sang se détachent de son corps pour tomber mollement vers la surface, paresseuses et déformées par la faible gravité.
Quand je rouvre les yeux, les pulsations lumineuses dans le plafond ont diminué. Jayd se dresse au-dessus de mon lit, une lame à la main. Cela me réveille d’un coup et je lui attrape le poignet.
« Il faut que je te coupe les cheveux », explique-t-elle.
Mon cœur bat si fort qu’elle doit l’entendre, et peut-être l’entend-elle, elle est si près de moi avec cette arme bordée de noir.
« Je n’ai pas besoin d’une nouvelle coupe pour retourner sur la Mokshi, dis-je.
– C’est recommandé par les sorcières.
– Les… sorcières ?
– On en reparlera en temps voulu. »
Lèvres serrées, elle taille dans ma chevelure avec moins de soin que je m’y attendais. Je suis surprise de voir un peu de gris dans les mèches brunes qu’elle m’enlève. Une fois satisfaite, elle m’attrape par le menton pour examiner mon visage, comme si elle essayait de voir sous mon crâne. Je n’arrive pas à m’habituer à la manière dont elle me regarde, j’ai l’impression d’être à la fois son amante, sa sœur et son ennemie.
« Je suis prête, dis-je. On va à la Mokshi, maintenant ? »
Elle écarte les cheveux de mon visage. « Tu vas me manquer.
– Maintenant, Jayd. »
Sa main tremble. « Je voulais rester un peu plus longtemps avec toi. »
Elle m’accompagne au hangar.
Le ménage y a été fait, depuis ma dernière venue. L’établi a été mis en ordre. Je vais droit au gros véhicule que j’ai réparé. Il ouvre son grand œil orange et ronronne sous mes doigts.
« Comment est-ce qu’ils se déplacent ?
– Ils volent dans les espaces sans air entre nous et la Mokshi, répond Jayd.
– Et à quelle distance du monde récalcitrant est notre… vaisseau ?
– On n’est pas un vaisseau, ou pas vraiment. Tu comprendras en sortant, et à l’intérieur de la Mokshi, eh bien… » Elle laisse sa phrase en suspens. « Il faut que tu fasses entrer un bataillon avec toi. Quoi qu’il t’arrive là-dedans, même si tu perds la mémoire, peut-être qu’elles pourront l’empêcher et t’aider à la retrouver.
– Tu ne sais pas vraiment si je retrouverai la mémoire en allant là-bas, alors.
– Si la Mokshi te l’a prise, la Mokshi peut te la rendre.
– Et si je n’en ressors pas ? Ce n’est pas justement le problème ? Que je n’en sois pas ressortie la dernière fois ? Que j’aie disparu pendant… pendant combien de temps ?
– Tu te souviendras », promet-elle avec fermeté.
J’espérais me rappeler davantage, à ce stade, découvrir une vérité, mais ma mémoire reste aussi indéchiffrable que Jayd. Je sais uniquement que je peux abîmer et réparer des choses, et qu’un jour, j’ai recyclé une enfant. Pour le moment, la personne que je suis rechigne à se souvenir de celle qu’elle a été ; rechercher ces souvenirs pourrait bien être comme gratter une croûte sous laquelle affleurent pus et pourriture.
Jayd me fait faire le tour du hangar en m’expliquant comment fonctionne le véhicule d’assaut. Nous nous arrêtons devant une longue série de dépressions dans la paroi, poches de chair flétrie dont elle extrait divers objets. Parmi lesquels une combinaison qu’elle m’enjoint de me pulvériser sur le corps avant de sortir. L’ampoule qui la contient est molle dans ma main. Jayd sort aussi une arme énorme que j’espère être moins difficile à porter à l’extérieur, parce que mon bon bras me fait mal rien qu’en la tenant.
« Déploie le brouilleur de salves du véhicule quand les défenses s’activent, dit-elle en montrant une spire noueuse sur ce que je suppose être le panneau de commande du véhicule. Le monde est mort et plus rien ne vit à l’intérieur, mais ses défenses fonctionnent encore.
– Si tu n’es jamais allée à l’intérieur de la Mokshi, comment sais-tu que tout le monde est mort dedans ? »
Jayd prend mon bon bras et déplace mes doigts sur l’arme. « Ne la tiens pas comme ça, tu risques de te tirer dans le pied. »
Un souvenir envahissant surgit : je me rappelle un grand vaisseau sphérique, gros comme une planète, baignant dans une succession de vagues de lumière bleu-vert. L’image disparaît aussitôt, mais me laisse les poils hérissés sur la nuque. Mon cœur bat un peu plus vite et je redoute une nouvelle crise de panique, comme avec Gavatra. Mon corps n’échappe malgré tout pas à mon contrôle. Je respire profondément par le nez. J’apprends à maîtriser mon corps tout comme j’apprends Jayd, le vaisseau et les véhicules. Si je n’arrive pas à me souvenir, je repartirai de zéro. Nous recommencerons.
« La première attaque du monde prendra la forme d’un flux d’énergie », indique Jayd. Elle a beau avoir fini de m’expliquer comment fonctionne le véhicule, elle marche de long en large, sourcils froncés. J’ai envie de lisser le pli que cela lui creuse entre les yeux en lui disant que tout va bien se passer. Mais qu’est-ce que j’en sais ?
« La deuxième aura lieu une fois que tu pénétreras dans l’atmosphère, continue-t-elle. Le brouilleur repoussera les deux, mais il faut que tu le recharges à chaque fois. Ne t’en sers ni trop ni trop vite. C’est important. » Elle montre un autre endroit sur le panneau de commande vert tendre, encore une spire noueuse qui ressemble un peu à une racine.
Je ne comprends pas grand-chose, mais comme pour le combat ou la réparation du véhicule, je commence à croire que des fragments de ma mémoire vont en effet me revenir, et, si tout va bien, au moment le plus propice. Je me demande pourquoi Jayd, Gavatra et leur mystérieuse mère sont assez folles pour m’envoyer sans cesse à ce sort, et pourquoi j’ai été assez folle pour accepter encore et encore. Le même argument a-t-il fait mouche chaque fois, cette promesse que je retrouverai une mémoire ? Peut-être n’y a-t-il aucune mémoire. Peut-être que son existence est elle-même un mensonge, que je suis exactement comme ces véhicules, élevée comme un pauvre bloc de viande et conditionnée dans un seul but.
« Je ne risque pas de tomber ? » demandé-je en montrant le tube lisse du véhicule ouvert. Ni le véhicule ni l’ampoule censée contenir ma combinaison n’ont l’air particulièrement fiables. Étrangement, je sais à peu près à quoi ressemble le vide sans air de l’espace. Je peux comprendre des choses comme la nourriture, les meubles et la chaleur, mais pas qui je suis, ni où nous sommes, ni pourquoi je rêve de femmes cannibales qui s’ouvrent le ventre.
« Tu te mets à califourchon dessus, explique Jayd en tapotant le siège. Ta combi y adhérera. Pour te détacher, tu appuies là. » Elle me montre la commande de libération. On dirait une énorme pustule blanche.
Le sourire de Jayd fait remonter un souvenir : ses grands yeux comme son visage rond et plein me rappellent Maibe. Sauf que je n’ai aucune idée de qui est Maibe. J’ai envie de demander combien de « sœurs » il y a, où sont toutes les autres personnes qui vivent à bord du vaisseau, comme Sabita, et qui sont ces bas-mondistes, mais il n’est absolument pas dit que je survivrai à cette attaque. Pourquoi me fatiguer à me renseigner sur un endroit que j’ai de bonnes chances de ne jamais revoir, surtout que, de toute manière, je n’en ai aucune d’obtenir une réponse claire de Jayd ?
Je soulève l’arme. « Ça, je m’en sers comment ? »
Jayd donne un petit coup sur la crosse, juste au-dessus d’un mécanisme de déclenchement recourbé fait de la même matière spongieuse que les parois. « Tu le braques et tu tires, tout simplement. »
J’abaisse l’arme, qu’elle écarte. « Pas sur moi. » Elle sort de sa poche un petit truc vermiculaire qu’elle me dit de me mettre dans l’oreille.
« Non.
– Quand tu te seras pulvérisé la combi dessus, on n’aura pas d’autre moyen de communiquer », explique-t-elle.
Je grimace. J’attrape la main qu’elle lève dans l’intention de me le mettre elle-même. « Je vais le faire », dis-je en joignant le geste à la parole. Je frissonne quand la chose se glisse dans mon canal auditif.
Je veux renoncer, à ce moment-là. Mais une partie de moi-même sait que si je refuse de donner cet assaut, ce qui se produira sera encore plus terrible et notre mère – ou est-ce juste la sienne ? – nous recyclera toutes. Mourir au service de la déesse de la Guerre semble nettement plus glorieux que finir sa vie dans la gueule d’un monstre recycleur.
Ce nom, cette entité, le monstre recycleur, éclôt dans mes pensées de la même manière que spéculum et bordeuse l’avaient fait. Ma mémoire me fournit une image : une énorme et pesante créature qui grogne en me regardant de son œil unique depuis les profondeurs d’un amas de corps en décomposition.
Je cesse alors de penser, d’avoir des questions à poser, parce que j’ai une peur bleue de ce que mon esprit malade peut encore renfermer comme horreurs.
« C’est l’heure du largage », dit Jayd, et une grande porte se déploie à l’autre bout de la pièce, livrant passage à ma glorieuse armée.