« Les mondes peuvent renaître, mais nous autres sommes condamnées à la peau que nous nous sommes créée. Condamnées à vivre avec les choix que nous avons faits. »
Des ténèbres, puis du vert laiteux.
Aspirée de la surface du monde, je m’enfonce profondément dans l’intérieur d’émeraude verdoyant de Katazyrna, née de nouveau peut-être pour la millionième fois, ou seulement la dixième. En tout cas, ce n’est que la deuxième dont je me souvienne.
En tombant, je vois les véhicules effilés des Bhavaja devant les ténèbres. Je vois leurs visages sombres, le blanc luisant de leurs yeux dans le halo bleu-vert des défenses du monde. Elles ne peuvent pas approcher à travers ces défenses, mais tirent une autre salve de leurs armes à céphalopodes.
Au moment où la peau du monde se referme sur moi, l’une d’elles me signe : « Tu es déjà morte. »
Je percute le sol à l’intérieur du vaisseau, laisse échapper une bouffée d’air. Ma combinaison finit de se dissoudre dans le sol spongieux. Je panique, me mets à quatre pattes et suis prise d’une incontrôlable quinte de toux. Sans combinaison, je frissonne malgré l’humidité de l’air.
Autour de moi, le sol pulse d’une douce lueur bleue qui donne un aspect aquatique au monde vert laiteux.
Je vois devant moi des troupes de représailles monter vers la surface. Je ferme hermétiquement les yeux. J’ai mal aux poumons, au visage et à la gorge. J’ai inspiré de l’air, dehors, ça fait mal. J’ai des haut-le-cœur.
« Zan ! »
Je lève la tête en espérant voir Jayd. Mais c’est Sabita, la femme que j’ai rencontrée dans le hangar à véhicules. Elle porte une blouse rouge, vêtement sur lequel ma mémoire me fournit un petit renseignement : c’est celui que portent les techniciennes tissulaires d’urgence. Elle tend ses longs bras bruns vers moi, me serre dedans comme si j’étais une enfant.
J’essaye de parler, mais j’ai des cloques sur les lèvres et la langue. Sabita sort du sac qu’elle a sur la hanche un mollusque d’un violet chatoyant, avec lequel elle m’emplit la bouche d’onguent.
« Ne dis rien. » Elle me badigeonne les lèvres d’onguent, les doigts fermes et assurés sur ma peau abîmée.
La pommade commence à faire effet. Je sens de nouveau ma bouche et ma langue. Le tissu cellulaire mort dans ma bouche s’écaille rapidement, produisant un épais mucus qui m’étouffe un peu. Mon estomac se soulève de nouveau.
« Ne vomis pas. Laisse agir encore un peu. »
Mais je crache tout quand même, l’onguent comme les cellules mortes. Je m’essuie le visage, sens ma peau peler autour des lèvres. « Jayd, dis-je.
– Elle est avec la seigneure de Katazyrna.
– Il faut que je lui dise, pour les Bhavaja.
– Elle le sait, Zan. »
Les pulsations bleues cessent, remplacées par la lueur vert tendre. Le bleu indique-t-il une urgence quelconque ? J’observe les parois, perplexe. « Je ne comprends pas. Si elle sait qu’on est attaquées par les Bhavaja, pourquoi est-ce qu’elle ne fait rien ? »
Sabita touche ma main, juste un instant, comme si subsistait encore sur ma peau un peu du froid intense d’entre les mondes. « Ta mère ne permettra aucune représaille contre les Bhavaja. Celles qui nous attaquent ne le savent sans doute pas encore.
– Ne savent pas quoi ? J’ai vu une brigade se diriger vers l’extérieur, pourtant…
– Ta mère l’a envoyée à la Mokshi pour confirmer ton… ton échec. Pas pour s’en prendre aux attaquantes. »
J’entends un bruissement doux et irrégulier, celui de personnes qui approchent.
« Mais…
– Donc, tu vis. Tu meurs. Tu vis de nouveau », dit Gavatra. Elle lève un fourreau d’un violet scintillant, fait d’une matière qui ondule à la manière de quelque chose de vivant.
Je me lève et entre dans ce fourreau, qui s’adapte sans mal à mon corps. Je m’essuie les mains sur la matière ondulante. On la dirait faite de petits arachnides. Ils me chatouillent la peau. Je me rends compte qu’ils dévorent les derniers fragments de combinaison pulvérisée.
Gavatra accorde un regard à Sabita. « Rentre à l’infirmerie.
– Je l’ai ramenée chaque fois, et de bien pire que ça, et c’est de cette façon que tu me remercies ?
– On a d’autres techniciennes tissulaires.
– Où est Jayd ? demandé-je.
– Oh, elle arrive, indique Gavatra. Avec ta mère. »
J’aperçois cinq ou six femmes habillées comme Gavatra qui sortent de l’ombilical, plus loin dans le couloir.
« Qu’est-ce qui se passe ? m’étonné-je.
– Simple précaution », assure Gavatra.
Sabita s’en va d’un pas leste, les yeux baissés, et je sens qu’un affrontement menace. Je tiens bon. Sabita disparaît juste au moment où le groupe s’ouvre sur une femme corpulente au visage sévère qui s’approche de moi à grands pas. Elle est plus âgée et plus trapue que ses accompagnatrices, mais s’en distingue surtout par son grand bras métallique. Je vois que la partie inférieure luit faiblement en vert et me demande s’il est chaud au toucher. Qu’est-ce qu’une femme fait avec un bras comme ça ? Juste derrière elle, je vois Jayd, dont l’expression est difficile à déchiffrer à cette distance et dans cette lumière chiche, mais elle avance de manière à rester sur les talons de la femme au bras de fer.
Ce doit être Anat, car seule une femme qui se fait appeler Seigneure marcherait d’un pas aussi assuré alors qu’elle m’arrive à peine à l’épaule. J’imagine que son bras en métal gonfle considérablement son ego. Je n’ai jamais vu autant de métal à la fois, et l’objet est manifestement bien entretenu : il brille doucement dans la lumière bleuâtre.
Il faut toutefois qu’Anat soit quasiment sur moi pour que je me rende compte qu’elle est plus robuste que sa taille ne voudrait le faire croire.
Elle m’agrippe par l’oreille, ce que je n’aurais jamais imaginé aussi douloureux, et m’entraîne. Je suis tellement abasourdie qu’un cri m’échappe. Quand je lui attrape les mains, elle me lâche. Du couloir ouvert, elle m’a tirée jusque dans un vestibule. Les six costaudes de son service de sécurité se tiennent entre nous et le couloir, m’isolant de Jayd et de n’importe qui susceptible de passer. Elles nous tournent le dos, bras croisé, formant une muraille de chair qui me recouvre de son ombre.
« Tu t’es approchée jusqu’où ? demande Anat.
– Jusqu’au rebord du cratère. » Tout cet échange m’ennuie, mais je suis encore plus agacée qu’elle ne se soit pas présentée. Bien sûr, elle me connaît déjà. Elle m’a sans doute vue de nombreuses fois. « Les Bhavaja ont détruit mon armée. Elles ont fait davantage de dégâts que les défenses de la Mokshi.
– Quelles barbares. Mais tu as failli y arriver. Pourquoi est-ce que tu échoues tout le temps ? Pourquoi es-tu défectueuse ?
– On se bat contre la mauvaise ennemie. Si les Bhavaja aussi veulent ce monde, il faut commencer par les vaincre, elles.
– Seul une démente se bat sur deux fronts.
– C’est pourtant ce que tu fais, que tu le veuilles ou non. C’est pour ça que tu perds.
– Je ne perds jamais. C’est toi qui as perdu. »
Elles sont toutes folles, ici, me dis-je, mais sans doute vaut-il mieux que je garde cette opinion pour moi jusqu’à nouvel ordre. « Emmènes-y l’armée toi-même, alors », réponds-je plutôt, ce qui risque de ne pas être bien pris non plus.
Anat lève son bras métallique pour me frapper.
Je l’attrape et l’immobilise, surprise par ma force. Le métal est tiède et réconfortant. Les morceaux de peau verts que je vois luire derrière les mailles métalliques dégagent une chaleur surprenante. Je croise le regard d’Anat, et à ce moment-là, nous sommes des ennemies mortelles, deux femmes coincées en orbite l’une autour de l’autre. Elle connaît son but ultime, alors que moi, je ne connais pas encore le mien. Pour l’instant, je veux seulement lui faire comprendre que je ne suis pas un animal qui va se laisser frapper. Quand elle me rend mon regard, c’est avec les yeux furieux et déments d’une prophétesse ou d’une devineresse, d’une femme ayant la certitude absolue d’être l’élue divine.
Elle se dégage. « Fini de danser », dit-elle en passant derrière ses gardes du corps.
J’ouvre les bras pour Jayd, mais elle ne vient pas me voir. Elle court derrière Anat. Alors je me dépêche de me relever pour suivre Jayd, et cette fois, les agentes de sécurité ne se donnent pas la peine de me retenir.
« J’ai passé un marché », dit Anat à Jayd.
Mais juste au moment où je les rejoins, les gardes du corps décident de me faire reculer, après tout. Je crie.
Jayd jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Anat lui dit quelque chose, et au milieu de toute cette agitation, je n’entends pas quoi, mais je vois le visage de Jayd changer. Je crois d’abord à une expression de peur, mais quand elle se détourne d’Anat, je me rends compte que c’en est une de triomphe.
« Place ! »
La voix de Sabita. Elle est revenue. Elle m’attrape par-derrière.
« Sortez-la de là, intime une des femmes de la sécurité. Elle dérange la seigneure de la Légion.
– Tout de suite », dit Sabita, et même si j’ai très envie de retrouver Jayd, celle-ci a déjà disparu dans le sillage d’Anat, sur lequel se referme son escorte.
Sabita et moi nous retrouvons seules dans la pénombre du couloir. Elle tremble.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je.
– Écoute, ne fais pas confiance à Jayd. J’ai juré de t’aider à accomplir ce que tu as besoin d’accomplir et je la protégerai comme tu me l’as demandé, mais…
– De quoi tu parles ? l’interromps-je.
– Ce n’est pas cette fois-ci que tu me l’as demandé, mais une fois d’avant. La première. Avant de perdre la mémoire.
– Si tu sais qui je suis…
– Il n’y a que Jayd à le savoir. Ce que tu ne m’as d’ailleurs même jamais dit. Ce qu’il y a entre elle et toi a survécu à toutes ses trahisons. Je ne prétends pas le comprendre, mais il faut que tu m’écoutes, parce qu’elle te bourrera le crâne de mensonges. Reste fidèle à ton but. J’étais censée te dire ça chaque fois. Ton but à toi. Pas celui de Jayd.
– Mais ce but, je ne t’ai pas dit en quoi il consistait ? »
Elle secoue la tête. « Non, désolée. Ça m’a frustrée tout autant que ça te frustre en ce moment. À mon avis, tu pressentais que ça suffirait pour… déclencher je ne sais quel souvenir, peut-être ?
– Quand est-ce que je suis arrivée ici, Sabita ?
– Il y a quelques rotations.
– Et je ne suis pas une Katazyrna.
– Chut. Ce n’est pas prudent de parler ici. Retournons à ta chambre. »
Elle me prend par la main et m’éloigne davantage de Jayd et de sa mère démente.