« Pour diriger, le secret n’est pas d’être particulièrement intelligente, mais de s’entourer de personnes beaucoup plus ingénieuses que soi. Et d’essayer de ne pas les tuer. »

Seigneure Mokshi, annales de la Légion.

27.

ZAN

Tirer une bête sur le rivage et la faire sécher n’est pas une mince affaire. Je ne pense pas que Casamir s’en était vraiment rendu compte. Mais nous sommes quatre pour une seule bête et n’avons d’autre destination qu’en haut. Nous menons cette tâche à bien.

Je la termine toujours aussi peu convaincue que nous allons réussir. Je m’assieds sur le rivage en m’essuyant la figure sur ma manche tandis que Casamir place la torche devant l’ouverture du sac de l’animal.

Nous attendons. Casamir semble d’une confiance absolue. Accroupie près de la chose, elle marmonne je ne sais quoi. Quelques pas plus loin, Arankadash dort déjà, ce qui prouve sans doute qu’elle est la plus intelligente d’entre nous. Das Muni est encore sur la plage à empocher de petits objets brillants.

Je ne sais pas trop à quel moment je remarque que le sac commence à gonfler. Il me semble que ça a pris une éternité, mais on voit bel et bien remuer l’extrémité de l’organe.

Casamir bat des mains et vient me retrouver. « Ça va prendre un moment, dit-elle. Mangeons. »

Nous nous installons pour nous alimenter en regardant l’organe prendre peu à peu du volume. Au-dessus de nous, la canopée de fongus vert change encore de couleur. Je redoute une autre pluie de petits serpentoïdes, mais nous ne constatons cette fois qu’une baisse de luminosité.

« Toujours prête à continuer ? » demandé-je à Casamir.

Elle se laisse aller en arrière, s’appuie sur les coudes avec un grand sourire. « Ça fait un temps fou que je ne me suis pas autant amusée. Attends un peu que je leur raconte, chez moi. Personne n’a jamais poussé aussi loin. » Elle lève les yeux vers le halo lumineux.

« Il y a peut-être une raison à ça », dit Arankadash en s’asseyant à côté de nous. Elle fouille dans les affaires de Casamir, en sort une pomme qu’elle épluche. Je me demande pourquoi je n’avais pas encore pensé à enlever la peau.

« Ne sois pas superstitieuse, suggère Casamir.

– On ne peut pas tout expliquer par l’esprit, répond Arankadash. Il y a des choses plus grandes que lui, tellement grandes qu’on ne peut les appréhender.

– C’est le genre de croyances qui empêche le cerveau de devenir fort.

– Je ne sais que ce que j’ai vu, dis-je, et j’ai vu d’autres mondes exactement comme celui-ci, des centaines, en train de flotter dans les ténèbres.

– Bon, tu es dingue, réplique Casamir, mais je commence à m’habituer à toi.

– Ce n’est pas plus dingue que cette idée, dit Arankadash en montrant du menton le ballon à moitié gonflé.

– C’est juste de la science, explique Casamir. L’air chaud monte. Tu n’as jamais fabriqué de lanternes en papier ?

– En papier ? C’est quoi ? demande Arankadash.

– Je trouve très bizarre, dis-je, que nous vivions toutes dans le même monde, mais qu’il y ait tant de différences d’un endroit à l’autre.

– Rien de vraiment bizarre là-dedans, estime Casamir. Si tout était pareil, nous ne vivrions pas dans une société libre, mais dans une tyrannie. Qui veut vivre dans une hiérarchie, où il y a par définition quelqu’un tout en bas de l’échelle ? Je ne peux pas vivre tranquille en sachant qu’une personne souffre en permanence pour que je puisse posséder davantage.

– Tu serais peut-être tout en haut de l’échelle, avance Arankadash. Chez nous, les prêtresses obtiennent davantage de ressources. Elles font un travail important.

– Bien évidemment, je ne parle qu’en mon nom propre », répond Casamir en roulant des yeux.

Arankadash grogne et termine sa pomme. « Vous autres rétameuses, vous vous croyez toujours si supérieures à tout le monde. Heureusement que nous avons tué les mutantes avant qu’elles envahissent votre niveau, sans quoi vous seriez toutes mortes de bêtise. Vous n’êtes même pas fichues de ramasser une massue.

– Ce n’est pas une massue qui va nous permettre de monter là-haut voir ce qui est arrivé à ton enfant, si ? »

Arankadash ne répond pas.

« Pardon », dit Casamir.

Je me tourne vers Arankadash. « Tu nous accompagnes ? » m’étonné-je. L’a-t-elle dit à Casamir pendant que je dormais ? À quel moment a-t-elle pris cette décision ?

Elle regarde le trou dans le ciel. « Je veux savoir. Je veux savoir ce qui arrive à nos enfants. Ce qui est arrivé… à la mienne.

– Je ne suis pas sûre que tu pourras revenir.

– Je n’ai rien qui me retienne ici. Je veux savoir ce qu’il y a là-haut. » Elle se lève. « Dormez, je monte la garde. » Elle repart dans le halo sans un regard pour Casamir.

« Je n’essaye pas d’être méchante, dit celle-ci.

– Ce n’est pas toujours l’intention qui compte. »

Elle est encore en train de vouloir me raconter je ne sais quoi quand je m’assoupis. Parfois, mieux vaut la laisser parler pour ne rien dire.

C’est Arankadash qui me réveille. J’ignore combien de temps est passé au juste, mais les fongus verts au-dessus de nos têtes sont redevenus brillants et je vois, dans le dos d’Arankadash, remuer la forme pâle de l’organe rempli d’air chaud. Il se tortille comme un gros asticot, continue à onduler en se gonflant.

À côté de lui, Casamir remesure la corde. Elle la tient fermement, même si elle l’a attachée derrière elle à un morceau de métal déchiqueté qui saille sur la plage.

« Un problème ? » demandé-je à Arankadash.

C’est Casamir qui répond : « Je ne suis pas certaine qu’il supportera mon poids. »

Je m’approche. « Il n’est pas encore plein. Peut-être que… »

Casamir secoue la tête. « Je suis trop lourde. Il faut qu’on… je ne sais pas, qu’on fabrique un deuxième ballon et qu’on le couse à celui-ci, peut-être ?

– Qu’on le couse avec quoi ? »

Elle se mordille la lèvre.

Je jette un coup d’œil à Arankadash. Elle et moi sommes beaucoup plus volumineuses que Casamir. Moi, je suis plus grande et plus large, et elle, bien que plus mince, me dépasse nettement en taille. Si Casamir est trop lourde pour le ballon, nous le sommes aussi.

« Et Das Muni ? proposé-je.

– Hein ? » réagit Casamir. À son regard, je comprends qu’elle n’a pas envisagé un seul instant cette possibilité.

« Elle fait la moitié de ton poids, dis-je. Elle peut arriver là-haut.

– Et ensuite, pour nous ? demande Arankadash.

– Casamir ? »

Celle-ci secoue la tête. « Je ne… Une poulie, peut-être ? Mais c’est compliqué. On peut accrocher une deuxième corde au ballon. Une fois là-haut, Das Muni la fait passer par-dessus quelque chose, et nous, d’ici, on tire pour aider une autre d’entre nous à monter. Ça pourrait nous faire gagner du temps de grimpée. Franchement, c’est tellement haut que je ne suis pas sûre d’arriver même à monter la corde sans aide.

– On en fabrique davantage, donc, dis-je.

– Vous voulez la laisser toute seule là-haut ? » s’étonne Arankadash à voix basse. Je cherche Das Muni du regard. Elle est assise loin sur la plage, les genoux contre la poitrine.

« Elle peut le faire, assuré-je. Elle est plus forte qu’elle n’en a l’air.

– Ce n’est pas sa force qui m’inquiète.

– J’ai davantage de raisons de lui faire confiance qu’à toi, réponds-je. Et pourtant, on est là. »

Arankadash soupire de mécontentement.

« Bon, conclut Casamir, il nous faut davantage de corde. »

Nous mettons beaucoup de temps à en fabriquer, mais une fois qu’elle est prête et que Casamir a expliqué le dispositif à Das Muni, nous attachons celle-ci dans un harnais en corde que nous avons confectionné et que nous relions au ballon.

Tout en vérifiant les nœuds, je demande doucement : « Tu es sûre de pouvoir le faire ? »

Elle hoche la tête et me regarde de ses grands yeux ternes. Ses larges oreilles tressautent dans les replis de son capuchon. « Je ferais n’importe quoi pour toi, me chuchote-t-elle.

– Ne le fais pas pour moi, mais pour toi.

– D’accord. »

Comme je ne supporte pas qu’elle me regarde, je m’écarte. Puis adresse un signe de tête à Casamir.

« Cramponne-toi », prévient celle-ci. Je me mets derrière elle pour l’aider à guider la corde, et par son intermédiaire, le ballon. Elle la détache du morceau de métal. Das Muni commence doucement à monter.

Au moment où ses pieds quittent le sol, elle ferme les yeux de toutes ses forces. J’observe son ascension, si lente et si laborieuse que je ne peux croire qu’elle atteindra le trou.

Le regard rivé sur elle, Casamir se penche en arrière pour corriger la trajectoire du ballon afin qu’il ne se cogne pas aux bords du trou, mais le traverse sans heurt.

« Pas mal pour une rétameuse, hein ? dit-elle.

– Pas pour une rétameuse », répond Arankadash.

Le ballon continue à monter tranquillement. J’espère que Das Muni trouvera quelque chose là-haut pour la corde, parce que je commence à imaginer à quoi ressemblera la montée. Elle sera au moins deux fois plus longue que celle qui nous a permis de sortir des fosses de recyclage.

Casamir souffle entre ses dents et recule de nouveau. « Aide-moi à la redresser ! appelle-t-elle. Il y a du vent, là-haut ! »

Das Muni dérive vers la gauche du trou. J’attrape la corde et nous remettons le ballon sur le bon itinéraire. Il n’est plus qu’à quelques longueurs du sommet.

« C’est bon, lâche », ordonne Casamir.

J’obéis. Le vent est tombé : la corde ne tire plus dans l’autre direction.

« Vous croyez qu’elle va se faire dévorer par un truc, là-haut ? demande Arankadash.

– Trop tard pour s’en soucier », réponds-je.

Le ballon traverse le trou.

« Bon, aidez-moi à le tirer sur le côté », dit Casamir.

Nous agissons de nouveau sur la corde pour permettre à Das Muni de prendre pied sur le bord du trou, mais nous ne voyons plus grand-chose, là-haut, tant la lumière est éblouissante.

« Et maintenant ?

– On la tient comme ça. »

Nous attendons. Mon visage dégouline de sueur. Casamir s’essuie le front sur sa manche.

Les yeux douloureux à force d’observer le trou, je les baisse pour ne plus être aveuglée. Arankadash a raison. Il pourrait y avoir n’importe quoi, là-haut. Qu’est-ce qui produit cette lumière ? Si ça tue Das Muni et crève le ballon, on sera coincées. Et on fera quoi, dans ce cas ? On rebroussera chemin ? On trouvera un autre moyen de monter ?

« Un peu d’aide ! » réclame Casamir.

J’attrape une nouvelle fois la corde. Le ballon tire avec davantage de force, maintenant. « Ça veut dire qu’elle s’est détachée ? » demandé-je.

Elle ne répond pas.

J’imagine que ça pourrait avoir beaucoup de significations. Par exemple qu’elle s’est fait arracher du ballon par un animal qui l’a dévorée.

Je vois quelque chose tomber du ciel. J’avance par réflexe, prête à rattraper Das Muni au vol.

Sauf que ce n’est pas elle, mais la corde. Celle qui doit être accrochée là-haut pour qu’on puisse se hisser l’une l’autre.

Arankadash la saisit au moment où elle se tend, arrive tout juste à en attraper le bout.

« Je monte, annoncé-je.

– Non, réplique Casamir. Moi d’abord.

– La plus lourde devrait y aller en premier. Comme ça, il y a deux personnes en bas pour m’aider à monter.

– Oui. » Casamir soupire comme si j’étais idiote. Je commence à en avoir l’habitude. « Mais si la plus lourde passe en dernier, on sera trois là-haut pour la tirer. »

En y réfléchissant, cela semble la meilleure solution, mais laisser Casamir et Das Muni ensemble, ou Casamir, Arankadash et Das Muni ensemble sans moi me gêne.

L’ingénieure croise les bras. « C’est scientifique. »

Je regarde une nouvelle fois le trou dans le ciel. « Ah, si c’est scientifique, la discussion est close, pas vrai ? » De même, je ne peux pas discuter des déesses avec Arankadash.

Nous unissons nos efforts pour redescendre le ballon et y attacher Casamir.

Arankadash et moi tirons sur la corde envoyée de là-haut et, avec l’aide du ballon, nous hissons maintenant Casamir dans la lumière.

Elle nous crie quelque chose en traversant le trou, mais je ne comprends pas quoi. À part la fin : « Au tour d’Arankadash ! »

Nous redescendons le ballon et j’y attache Arankadash.

« On dirait que c’est la partie la plus facile, dit-elle.

– Ce n’est pas pour me déplaire. On mérite que ce soit facile. »

Je tire d’en bas, Casamir et Das Muni tirent d’en haut, et en quelques minutes, Arankadash disparaît elle aussi dans le halo.

Je suis seule pour la première fois depuis que je suis tombée dans les fosses de recyclage. Je devrais profiter du silence, mais je ne peux m’empêcher de regarder l’eau et le bateau, qui a basculé sur le côté.

Je vais le redresser et le pousser dans la mer. Il s’éloigne en pagayant joyeusement ; avec un peu de chance, il repart vers l’autre rive.

Un cri descend du trou, aussi me dépêché-je de revenir et de tirer le ballon : il ne faudrait pas qu’elles croient que je me suis fait dévorer.

Je l’amarre à la pièce de métal pendant que je m’attache. La corde est glissante et effilochée, maintenant. Je jette un dernier coup d’œil là-haut dans le néant, puis détache la corde et crie : « Tirez-moi ! »

Le ballon n’arrive qu’à me décoller les orteils du sol. Je dois reconnaître que Casamir avait raison, pour le poids.

Je monte par à-coups, au gré des tractions des trois femmes, en direction de la lumière.

Je regarde de nouveau en l’air, yeux plissés, parce que je veux voir et comprendre ce dans quoi j’arrive, même en sachant qu’il est beaucoup trop tard.