« Qu’y a-t-il là-bas au centre du monde ? La création. L’origine de toute chose. Mais parfois, il faut tout démolir pour recommencer. »
Quand je m’endors, je rêve, sauf que je sais que ce n’est pas un rêve, mais un nouveau souvenir, un souvenir pénible qui me revient enfin, tout comme Jayd m’en avait avertie :
Des vagues d’assaut se brisent sur la Mokshi. Je le sais parce que, pour une raison que j’ignore, je les vois de l’intérieur de la Mokshi. Quatre générales trouvent la mort avec leur armée, la cinquième, par contre… La cinquième montre davantage d’habileté tactique. Elle perd moins de soldates. Elle met les défenses à l’épreuve. Elle place et replie ses troupes, synchronise leurs assauts avec le flux des défenses de la Mokshi.
Mais son armée succombe aussi. Une soldate à la fois, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elle. Et contrairement aux autres, elle n’essaye pas de s’enfuir. Elle se rue sur la Mokshi en une sorte de baroud d’honneur.
Je ne sais pas ce qui me prend à ce moment-là, mais je désactive les défenses et l’accueille à bord. J’ignore si c’est la chose la plus stupide ou la plus intelligente que j’ai faite dans ma vie.
Je n’ai jamais vu plus belle femme. Elle a un visage lumineux, des lèvres pleines. Peut-être est-elle la plus belle parce qu’elle est aussi la combattante la plus douée, la plus habile, la plus brillante. Oui, tout cela.
Même une fois entrée, elle reste campée dans une attitude de défi, et je lui demande pourquoi son peuple se bat. Pourquoi les Katazyrna jettent leurs jeunes, leurs vieilles et leurs infirmes à l’assaut de la Mokshi en ces incessantes vagues de chair.
Je sais déjà que le pouvoir n’est pas dans le poing, le fouet ou l’arme. Le pouvoir est dans la chair. Qui commande les corps. Ces personnes courent à leur mort.
« Qu’est-ce qui les y contraint ? demandé-je.
– La peur. La peur de notre mère, Seigneure Katazyrna.
– C’est ça, votre moteur ? »
Elle hésite, mais répond avec sincérité. « Oui. Je suis sûre que ton peuple tue pour toi par peur.
– Non, par amour.
– Par amour ?
– Et rien que par amour. Pour celles derrière elles. Pour celles qui viendront après elles. Par amour. »
Quand je me réveille, la lumière extérieure a changé et mon rêve me donne moins l’impression d’un souvenir. Comment aurais-je pu rencontrer Jayd sur la Mokshi ? Pourquoi l’aurais-je épargnée ? Et comment cela a-t-il pu conduire à tout ça ?
Assise en face de moi sur un autre matelas, Arankadash parle tout bas à sa progéniture, qu’elle semble empêcher de bouger.
« Ça va ? » demandé-je.
Elle ne réagit pas. La masse de chair vivante qu’elle a portée sur tout le chemin se tortille avec force entre ses bras. Arankadash pleure sans retenue.
Je l’appelle par son nom, mais elle secoue la tête.
Elle défait lentement les nœuds du harnais dans lequel elle transportait l’objet-organe palpitant, pose celui-ci sur le sol. Il a quadruplé de taille depuis sa naissance. J’ignore ce qu’il a mangé, car je n’ai pas vu Arankadash produire de lait. Je me demande s’il tire sa subsistance du monde lui-même, se nourrissant la nuit du sol, des parois et des milliards de petites bêtes qui infestent l’endroit. Il a pris la forme d’une grande roue à large moyeu et dotée de dents noueuses sur toute la circonférence. Une fois par terre, il frémit et s’éloigne en roulant. Il laisse derrière lui une trace gluante, comme une limace.
Arankadash est maintenant secouée de gros sanglots qui me font mal au cœur.
Je vais la prendre dans mon bras. Elle me serre dans les siens en pleurant si fort sur mon torse que je m’étonne qu’elle ne se brise pas en morceaux.
« La lumière est venue pour lui, sanglote-t-elle. La lumière l’a pris. »
Je garde le silence, parce que rien de ce que je pourrais dire ne lui apportera de réconfort. Chacune de nous est seule, et rien d’autre ne nous unit que notre incapacité à nous libérer de ce monde gluant.
Quand elle a versé toutes les larmes de son corps, je la laisse dormir et je sors ma corde de mon sac.
Casamir est en train de raconter à Das Muni une histoire très complexe, celle de deux femmes nées jointes par la tête qui se sont révélées résoudre les problèmes de logique quatre fois plus vite que la moyenne. Je me demande si elle a dit à Das Muni que cette information, au cas où elle serait exacte, vient sans doute de deux prisonnières recyclées que les ingénieures gardaient en cage.
« J’ai besoin de ta corde », dis-je à Casamir.
Elle lève les yeux vers l’arbre. Les feuilles commencent à se déployer. « Ça doit valoir la peine d’essayer, convient-elle.
– L’autre possibilité consiste à continuer vers la ville là-haut, mais j’ai l’impression qu’on croisera davantage de monstres en chemin et qu’on se retrouvera dans des positions plus difficiles à défendre.
– On grimpe, alors », conclut Casamir.
Je relie sa corde à la mienne. Je fais le premier nœud quand j’arrive à peu près à deux fois ma hauteur, puis le deuxième quelques pas plus haut. Je redescends dénouer le premier, remonte le faire quelques pas au-dessus du deuxième, et ainsi de suite.
Mains sur les hanches, Casamir m’observe d’en bas. « C’est la première fois que je te vois te soucier de sécurité en grimpant », lance-t-elle.
Je ne lui dis pas que mon rêve me conduit à penser que nous ne sommes plus très loin de notre but et qu’en mourir aussi près serait dramatique. Je continue à défaire et refaire mes nœuds, à monter, monter, monter avec les lumières qui passent dans les branches sous mes mains.
Je sais, intellectuellement, que le ciel est loin. Mais je ne m’en rends vraiment compte qu’après un bon moment d’escalade, en osant regarder en bas. Je peux déjà dissimuler entièrement Casamir derrière ma main tendue. Je lève les yeux en passant le poids de ma lame d’obsidienne d’une épaule à l’autre, et je m’émerveille de la folie de ce que j’ai projeté.
Ce n’est pas plus dingue que rester en bas, j’imagine.
Mon escalade se poursuit encore longtemps. Les feuilles commencent à se détacher dans mes mains. Elles sont plus grandes, maintenant, complètement déployées. Je me demande combien de temps il nous reste.
Les branches sont désormais environ deux fois moins grosses qu’en bas, mais leur épaisseur ne diminue plus, ce dont je me réjouis. À cette hauteur, je vois de petits animaux nerveux aux yeux énormes qui me font penser à Das Muni. Leurs pattes palmées adhèrent aux branches. Certains mâchent les feuilles et se jettent sur une autre branche à mon approche. Je suis fascinée par les écologies de tous ces endroits qui, chacun, hébergent des personnes et des animaux ne ressemblant à aucun autre dans le monde. Que se passera-t-il quand Katazyrna se décomposera entièrement ? Tout sera perdu, feuilles mortes en fin de saison.
Lorsque j’arrive au sommet de l’arbre, je n’ose pas baisser les yeux. Je me noue la corde autour de la taille et l’attache à la branche la plus proche, en cas de chute, puis je touche des doigts le plafond. Il est tiède et brillant, laisse sentir le battement de cœur du monde.
J’ai très envie de regarder en bas, mais je ferme les yeux et inspire à fond. M’écartant de l’arbre autant que me le permet la corde, je dégaine la lame que j’ai sur le dos pour l’enfoncer de toutes mes forces dans le plafond.
Elle ne rencontre aucune résistance. Je la fais un peu jouer dans la plaie avant de la ressortir.
Un filet ensanglanté s’écoule. Ma lame est couverte d’ichor noir. Je ne sais pas trop s’il s’agit de sang ou seulement de quelque chose qui y ressemble. Je me remets à trancher dans le plafond, en ôte d’énormes morceaux de chair. Je continue jusqu’à ce que des filets de sueur me dégoulinent sur le visage et que des écoulements ensanglantés me maculent le torse.
Je coupe et taille tandis que les feuilles frissonnent autour de moi. Leurs bords sont devenus orange.
J’ose regarder en bas, le regrette immédiatement. L’arbre a de nouveau tout son feuillage, cela fait comme un grand coussin jaune orné de bijoux, et tout en bas, si loin que je peux presque les masquer derrière mon pouce, il y a les femmes avec qui j’ai fait tout le voyage depuis le ventre du monde : Das Muni, Arankadash et Casamir lèvent les yeux vers moi qui les regarde.
Le temps presse. Je le sens. Peut-être qu’elles le sentent aussi. Ce qui s’est attaqué à ce village ne tardera pas à venir s’en prendre à nous.
Je me remets au travail, même si je suis à bout de souffle et que mes bras me semblent en plomb. Mes muscles me brûlent comme des braises. La chaleur du plafond augmente aussi, ce qui ne m’aide pas. J’approche du centre de l’artère.
J’arrache un nouveau bloc de chair que je laisse tomber à travers les branches. Il me rappelle la portion de ma propre chair que j’ai sacrifiée au peuple de Casamir. Qu’est-il en train d’en faire ? Que va-t-il en faire si je meurs ici et ne reviens pas ?
Je recommence à tailler dans le plafond.
La membrane éclate.
Un mélange de sang et d’un autre liquide jaillit sur moi, chaud et gluant. Je perds l’équilibre, tombe, manque lâcher ma lame. Je me balance au bout de la corde près du flot tiède et cuivré qui se déverse de la plaie et va s’écraser sur le sol.
Arankadash crie je ne sais quoi. Casamir semble déséquilibrée par le flot.
Je m’essuie les yeux tandis que le débit diminue. J’agrippe la branche, remonte dessus et regarde dans le trou que je viens de percer. Il continue à déverser à chaque pulsation du liquide mêlé de sang, mais uniquement par le bas de la plaie. Je glisse la tête à l’intérieur, me soulève pour mieux voir. Il y règne une obscurité totale ainsi qu’une puanteur de cuivre et de placenta.
J’essaye de voir plus haut, mais là aussi, ce n’est qu’obscurité. D’un diamètre égal à ma taille, l’artère est toutefois entourée de crêtes rigides. Je sens, depuis le bord où je me trouve, les mouvements par lesquels elle tente de propulser plus haut dans les confins du monde le flot de vie qui se répand désormais sur le monde d’en dessous.
« Montez ! » crié-je. Je regarde dehors, me rends compte que les feuilles ont commencé à tomber. C’est seulement à ce moment-là, en voyant les trois femmes se démener, que je prends conscience que Das Muni n’arrivera pas à grimper toute seule.
Je dénoue en hâte la corde qui relie mon torse aux branches proches, la lance aussi bas que je peux. « Casamir ! Aide Das Muni à monter ! »
Je vois du mouvement en bas. Elles sont toutes couvertes de fluide rouge-noir. Casamir, qui monte la première, jette la corde au pied de l’arbre.
« Casamir ! » crié-je, mais elle poursuit son ascension sans me regarder.
Je lève mon arme. Les feuilles tombent dru, maintenant, et éclatent en heurtant le crâne de Casamir.
Arankadash est toujours sur le sol, avec Das Muni. Le temps que je redescende, je n’aurai plus celui de remonter. Je le sais, mais je veux descendre quand même. Je n’en fais rien, continue à regarder Arankadash et Das Muni.
La première tuera-t-elle la deuxième parce que c’est une mutante ? Haussera-t-elle les épaules en me disant que c’est pour le mieux, après avoir perdu ses propres sœurs et ce… cette chose à laquelle elle a donné naissance ? Rien n’est-il précieux ?
Casamir est arrivée à mi-hauteur. Je vois alors approcher ce qui a fait fuir les villageoises : des femmes à la peau blafarde et avec des fongus qui s’échappent de leur tête, armée immonde qui sort lentement de la forêt alentour. Je vois qu’elles n’ont pas de doigts. Je comprends maintenant d’où viennent les paniers remplis d’os. Mais pourquoi leur couper les doigts, si… Je relève les yeux. Elles viennent pour l’arbre.
« Arankadash ! appelé-je en les montrant. Elles arrivent. »
Elle se penche sur Das Muni. Je détourne la tête, je ne peux pas regarder.
Je lève la tête vers l’obscurité en me demandant comment nous allons grimper une fois à l’intérieur de cette chose tremblotante et suintante. Casamir dit que son peuple a connaissance de dix-huit niveaux. Nous n’en avons même pas monté la moitié, et il pourrait y en avoir encore deux, trois ou même quatre fois autant. Sauf qu’on n’a pas d’autre endroit où aller. Peut-être qu’on n’en a jamais eu. Il faut monter. Toujours monter.
Je regarde de nouveau le sol en m’attendant à voir le petit corps de Das Muni flotter dans le liquide artériel.
Mais non, j’aperçois la tête de Casamir quelques petits pas plus bas, et Arankadash qui monte lentement, une main après l’autre, Das Muni attachée sur le dos.
J’aide Casamir à grimper dans le trou. Elle s’assied en face de moi. Nous ne nous disons rien. Elle est essoufflée, et je m’attends à ce qu’elle me raconte une histoire, mais elle s’abstient, elle sait ce qu’elle a fait.
Nous attendons Arankadash. Plus bas, les femmes malades se précipitent vers l’arbre, qu’elles frappent de leurs moignons. Je comprends alors pourquoi on leur a coupé les doigts et non la tête : elles essayent d’escalader l’arbre. Elles aussi veulent atteindre le centre de commande du monde, ou du moins manger ce qu’il y a là-haut dont il tire son énergie.
Arankadash nous rejoint enfin. J’attrape sa main gauche, Casamir sa droite, et nous les hissons, Das Muni et elle, dans l’artère ouverte.
Nous restons un long moment assises, épuisées, couvertes de saleté. Je les dévisage l’une après l’autre, et même si Arankadash ne me regarde pas, je vois Das Muni la fixer de ses yeux gros comme des globes, puis se mettre à pleurer.
Par amour, pensé-je. Rien que par amour. La peur a régi une trop grande partie de ce monde.
« Il faut qu’on se mette en route, dis-je. La pente n’est pas trop forte, on devrait arriver à marcher un certain temps. Tu as ta torche, Casamir ? »
Elle fouille dans son sac, l’en sort. La lève bien haut. Dans cette lumière, la membrane qui nous entoure nous donne l’impression de plonger le regard dans la gorge d’un monstre.
Je contourne la plaie, prends la torche. « Je passe en premier. Casamir, tu fermes la marche. »
Elle se renfrogne, mais ne proteste pas.
Nous montons.
Nous montons si longtemps, si loin dans le noir que je perds complètement la notion du temps. Nous gardons toutes les quatre le silence, même Casamir. Nous ne nous arrêtons que le temps de boire et de nous reposer.
Quand je dors, je rêve que je monte, et quand je me réveille, je monte.
Je presse la sphère dans ma poche. Quand les périodes où nous montons et celles où nous dormons se mélangent dans ma tête, je la sors pour me passer l’enregistrement.
Cela arrive à un moment où Das Muni est assise près de moi à mâcher un champignon. Ses yeux sont grands et vitreux. Nous avons toutes l’air engourdi et distant, maintenant. Quand elle me regarde, on dirait que c’est d’ailleurs. « Avant, je croyais que nous étions toutes la somme de nos souvenirs, dit-elle, mais je me suis aperçue ici que ce qui nous définit n’est pas les souvenirs, plutôt ce qu’on décide d’en faire. J’ai essayé de me construire une vie en bas, dans le noir, à partir des souffrances que j’ai subies. Mais on ne peut pas faire ça, si ? Il faut… refaire sa vie. La transformer. On est davantage que la somme de ce qui nous est arrivé, non ? »
Elle implore une réponse. « J’ai peur de ne jamais retrouver la mémoire », dis-je.
Elle se balance sur ses talons. « Tu ferais peut-être mieux d’avoir peur de ce que tu découvriras si tu la retrouves », dit-elle.
Nous montons.
La pente s’accentue. Marcher ne suffit plus : nous devons nous accrocher des doigts et des orteils aux crêtes de l’artère pour grimper. Nous nous encordons, même si je n’en vois pas trop l’utilité. C’est une idée de Casamir et je ne veux pas discuter. Si l’une de nous tombe, nous tomberons toutes. Mais nous nous servons de nos armes pour nous stabiliser, nous les enfonçons dans la chair pour obtenir des appuis et des prises supplémentaires.
Ce n’est que quand l’artère commence à rétrécir et à virer à gauche que je me demande avec inquiétude si nous n’avons pas atteint son point le plus haut et si continuer ne va pas nous faire redescendre.
Je grimpe sur la surface plate et courbe de l’artère, aide les autres à me rejoindre.
Nous dormons, épuisées par ce qui a dû être une montée de plusieurs périodes de sommeil perdues.
Quand nous nous réveillons, je tapote l’artère près de nos pieds. « Ici », dis-je.
Elles me regardent toutes les trois. « Ça commence à redescendre, expliqué-je. Ce qui veut dire redescendre jusqu’en bas du monde. Impossible d’aller plus haut là-dedans. »
La lumière donne à nos visages une couleur criarde. Je pense qu’elles se creuseraient tout de suite une sortie à coups de dents, si je le leur demandais.
Mais Casamir dégrafe son sac de potions, s’approche et plaque l’oreille au sol. « Je peux le faire s’ouvrir », assure-t-elle. Elle tire une fiole du sac, la vide en cercle sur la chair du sol.
Un sifflement se fait entendre, puis une odeur de chair brûlée nous parvient aux narines.
Nous nous rassemblons autour du trou, en attente.
Le cercle de chair tombe à moitié, laissant jaillir la lumière bleu-vert d’en dessous. Je donne un coup de pied dedans. Où que nous soyons, il faut descendre, maintenant, et non monter, pour la première fois de cette longue et épuisante marche.
La chair se déchire davantage. Je l’écarte d’un nouveau coup et me glisse dans le trou en me vidant les poumons pour ne pas rester coincée. Je vois le sol en dessous, pas trop loin. Je me laisse tomber, roule sur le sol poreux.
La lumière bleu-vert semble très brillante après la pénombre de l’artère, mais familière. Je lève la tête… et me retrouve face aux tentacules armés d’un pistolet à céphalopodes.