« Revenir dans le monde est toujours atroce. »

Seigneure Mokshi, annales de la Légion

17

ZAN

Guérir manque me tuer.

Je vomis et tremble. Das Muni me nourrit de ses mains crochues avec ce qui ressemble à de l’eau – une substance visqueuse. À un moment, en me réveillant, je l’entends grogner en s’accroupissant au-dessus du panier. Il y a ensuite des flocs, des gargouillis. Je me rendors aux cris étouffés d’une créature mutante qu’on laisse se noyer dans son placenta.

L’horreur du monde réel se glisse dans mes songes. Je rêve que je donne naissance à un monstre recycleur n’ayant qu’un œil. Un monstre qui braille et qui grossit à une vitesse telle qu’il me mange un bras quelques minutes seulement après sa naissance. Qui me suit en reniflant quand je m’enfuis à quatre pattes, me dévore morceau par morceau, finit par avaler ma poitrine et engloutir ma tête.

Souvent, je me réveille en hurlant. Mes hurlements me rappellent ceux que j’ai entendus quand je dormais dans ma chambre, avant l’invasion. Mes sœurs font-elles les mêmes cauchemars ? Rêvent-elles de personnes recyclées ? Jayd aussi ?

Das Muni fait couler de l’eau entre mes lèvres desséchées, essuie mon front fiévreux. Je me pisse souvent dessus, et elle remplace l’épaisse couverture, sous mon corps, qui absorbe presque toute ma sueur et mon urine. Je regarde avec fascination Das Muni sortir de la masure pour l’essorer comme une éponge.

Je ne sais pas au bout de combien de temps elle finit par me faire bouger.

« Ta jambe cicatrise plutôt bien, dit-elle. Il faut que tu te lèves et que tu t’en serves, sans quoi tu vas perdre tes forces. »

Je lui réponds d’un grognement. J’ai perdu quelque chose dans toute cette misère et cette horreur, et je ne sais pas comment le récupérer. En regardant Das Muni, je me dis qu’il vaut mieux mourir que passer ici le reste de ma vie. Quel espoir y a-t-il de quitter cet endroit un jour, si ce qu’elle dit est vrai ? Et si Jayd était déjà morte, comme le reste de nos soi-disant sœurs ? Anat est morte. Les armées Katazyrna sont mortes. Je veux pouvoir espérer une autre réalité que celle-là, mais je ne vois pas laquelle. Mon corps se rebelle. Je lâche un gémissement.

Bien que considérablement plus petite que moi, Das Muni est d’une force surprenante. Elle me prend par les bras, me traîne pour la première fois de l’autre côté du feu, puis à l’extérieur de la masure. La lumière n’est pas celle, bleue et oscillante, que j’ai vue en arrivant dans ce bourbier, mais douce et verte. Elle provient des piles de déchets qui nous entourent de toutes parts, furtive, comme vivante. Et elle l’est, je m’en aperçois en voyant un filament vert monter sur mon bras. Ce sont des vers bioluminescents.

Je fais tomber celui qui est sur moi. Il s’enroule sur lui-même et dégringole par terre, se tortille dans la boue.

« Debout, intime Das Muni en me tirant de nouveau.

– Je ne peux pas.

– Si tu ne te lèves pas, je te laisse ici pour Teigne. »

Je ne la crois pas vraiment, mais je bouge quand même les jambes, en prenant lourdement appui sur elle.

De ma jambe abîmée irradie une douleur qui me fait souffler entre mes dents. Me lever, même en m’aidant le plus possible de Das Muni, suffit à me laisser tremblante et en sueur. Quand je suis enfin complètement debout, je m’aperçois qu’elle m’arrive à l’aisselle. Même dans mon état, après avoir beaucoup maigri durant ma guérison, je lui rends facilement vingt-cinq à trente kilos.

Elle me fait faire le tour de la masure, et je patauge dans la sorte de vase en souffrant horriblement. Je ne porte ni chaussures ni pantalon, rien qu’une longue tunique tissée avec la même matière végétale que le panier. Du chanvre, peut-être ? Où poussent toutes ces plantes ? Pas ici, en tout cas.

Après cela, je dors, épuisée, en nage. Quand Das Muni me réveille de nouveau, nous ressortons faire le tour de la masure, et même deux fois, malgré mes protestations. Plus je suis obligée de dépendre d’elle, plus je la déteste, mais plus mon séjour se prolonge, plus elle semble me dévisager. Je ne sais pas trop si la faim dans ses yeux est du désir ou une vraie faim. Peut-être un peu des deux. Je prends conscience que c’est son regard qui me pousse à bouger, maintenant. Il faut que je sois complètement remise avant qu’elle décide à laquelle de ces deux compulsions elle veut céder.

Quand nous ne sommes pas en train de tourner autour de la masure, nous écoutons le monstre recycleur, nous écoutons Teigne et les autres : Dentelos, Porte-Fléau, Ravisseuse et Smorg. Tous ces noms me donnent l’impression d’avoir été concoctés par Das Muni à la manière d’une enfant. Je me demande depuis combien de temps elle est là, en fait. Quel âge avait-elle à la mort de son monde ? Je l’interroge sur les noms et elle me dit qu’ils lui sont venus comme ça, qu’ils n’ont pas d’autre signification.

Quand je lui pose des questions sur son passé et son peuple, elle a la même réaction. « Cette époque n’est plus. »

Après de nombreuses périodes de sommeil et de veille, j’arrive à tourner seule cinq ou six fois autour de la masure, en me servant comme canne du long fémur de je ne sais quelle énorme bête.

Il m’arrive encore de ne pas avoir envie de me lever, mais Das Muni me bouscule alors jusqu’à ce que je le fasse. Un jour que je persiste dans mon refus, elle se penche sur moi, bras croisés, j’aperçois le panier derrière elle et me souviens l’avoir vue manger dedans. Ce n’est pas quelqu’un avec qui je veux passer le reste de ma vie.

Alors je me lève et me dirige lentement, douloureusement vers le trou puant à l’extérieur pour me soulager comme une personne civilisée. Quand je veux rentrer, Das Muni me dit que la nourriture est déjà en place : je la vois disposée sur un long chemin sinueux entre les piles de détritus. Je déteste Das Muni tout en l’admirant. Si j’étais à sa place et elle à la mienne, j’aurais laissé l’amas de chair pleurnichard que je suis mourir sur un tas de déchets. Je l’aurais donné à manger à mon amie Teigne et voilà tout. Pas vrai ?

« Quelle raison de vivre y a-t-il ici ? lui demandé-je.

– Il y a toujours une raison de vivre. Les déesses ont un plan pour chacune de nous. Elles nous donnent des signes.

– Des signes ? Lequel as-tu eu, dans cet endroit horrible ?

– Elles n’ont pas jugé bon de te tuer. Ni de me tuer, moi. C’est un signe très fort, ici. »

Je suis désormais capable de mesurer le passage du temps en me basant sur les lumières oscillantes et les périodes de bioluminescence. Pour autant que je puisse le dire, tout cela suit des cycles liés à la rotation du vaisseau. Environ quinze heures de lumière bleue intermittente. Quinze heures d’obscurité complète, durant lesquelles la faune émet sa singulière lueur. Cela fait longtemps que je ne remarque plus la puanteur, ce qui me perturbe. Je ne veux pas que cette vie devienne normale.

Comme je n’aime pas la lumière oscillante, variable, j’attends que la bioluminescence commence. Je sors en enjambant Das Muni profondément endormie. Je me suis peut-être éloignée d’une dizaine de pas quand je m’aperçois qu’elle me suit. Elle continue à me donner la chair de poule quand je me rappelle les têtards à dents pointues dans le panier. À quoi servent de telles créatures ? Pourquoi les peuples de chaque monde craignent-ils Das Muni au point de la jeter dans ce trou ?

Je me glisse entre les déchets luisants, marche encore et encore, toujours en m’appuyant lourdement sur l’os qui me sert de canne. Je scrute les ténèbres au-dessus de moi. Je ne vois aucun plafond. Mais je sais qu’il y a là-haut plusieurs niveaux du monde. Il faut juste que je trouve un moyen de les atteindre.

Je me retourne en appelant Das Muni, qui se cache derrière un tas. Croit-elle vraiment que je ne la vois pas ?

« Tu as déjà fait le plan de cet endroit ? Déjà vu ses limites ? »

Elle me rejoint à petits pas rapides, le dos courbé, en penchant la tête à gauche et à droite comme une marionnette à fils. Une fois près de moi, elle me dit tout bas : « Il n’a pas de limites. Pas de parois. C’est un grand cercle. »

Un cercle, tout comme le reste du monde, mais sans portes, sans passages, sans couloirs ? Une immense sphère.

« Il doit bien y avoir un moyen de monter, dis-je. Comment font les choses recyclées par le monde ? Ce qui descend doit bien remonter sous une forme ou sous une autre. »

Elle désigne le sol. « Le monde l’absorbe. Absorbe la merde que Teigne et les autres produisent. C’est ce qu’on a appris des mères. Tu n’as pas appris ça, toi ? »

J’élude. « Il doit y avoir une sortie. Le sommet ne peut pas être aussi loin. Le vaisseau est vaste, d’accord, mais pas sans limites. Si on peut entrer, on peut sortir.

– Reste ici, dit-elle en posant sa main crochue sur mon avant-bras.

– Ma sœur », dis-je, et prononcer ces deux mots à voix haute brise quelque chose en moi, dissipe un affreux brouillard qui m’a privée de ma volonté et de ma force pendant tout ce long rétablissement. « Ma sœur est en danger. Il faut que je la sauve, et je ne peux pas le faire d’ici. Il est peut-être trop tard. Elle est peut-être morte. Mais dans ce cas, je veux me venger de celles qui l’ont tuée. Je veux me venger des Bhavaja. » Je plonge longuement le regard dans l’obscurité au-dessus de nous. Comment m’attaquer à ce problème ? J’ai besoin que Das Muni m’aide, aussi perturbante soit-elle pour moi.

« Écoute, dis-je. Si tu m’aides à prendre ce monde aux Bhavaja, tu auras droit à une place d’honneur tout là-haut. Tu auras ton propre endroit. De la nourriture chaque fois que tu en voudras. Tu pourras vivre dans le haut-monde. Je peux le faire, si nous gagnons.

– Tu auras besoin d’une armée, pour prendre le monde.

– C’est vrai. Tu en seras la première soldate. D’accord ?

– Nous ne survivrons pas. »

Elle a sans doute raison. Je me penche sur elle en ravalant ma révulsion. Je pose la main sur son épaule sale et tombante. « Il y a une différence entre vivre et survivre. Je veux vivre, Das Muni. Pas toi ? »

Elle frémit à mon contact. « Je vivrai », dit-elle.

J’ôte ma main. « Alors il faut qu’on entreprenne un long voyage ensemble.

– Je suis tienne », dit-elle, et quelque chose dans son ton me fait hésiter, comme si je me trouvais au bord d’un grand précipice. Pourquoi m’est-elle si dévouée ? A-t-elle vraiment faim de compagnie humaine au point d’être prête à venir avec moi ? Je décide d’accepter sa réponse, peu importe pendant combien de temps elle sera valable et pour quelle raison elle l’est.

« Nous voilà liées, donc, jusqu’à ce que nous atteignions la surface.

– Il n’y a pas de surface », répond-elle, et je me demande, glacée, si Jayd et mes sœurs n’étaient pas un délire dû à la fièvre, si ceci n’est pas ma véritable réalité. Je chasse cette pensée.

« Nous y arriverons, promets-je.

– Je t’accompagnerai, mais tu seras déçue.

– Je ne peux pas l’être davantage que maintenant », dis-je en priant la déesse de la Guerre, et je ne sais quelles divinités vénérées par Das Muni, que ce soit la vérité.