« Si vous ne pouvez pas tuer ce que vous aimez, devenez-en les meilleures amies. »
Je pénètre dans le hangar sur Katazyrna avec une démarche de mourante, et peut-être en suis-je une. Je pince ma combinaison, qui se dissout autour de moi. J’inspire de l’air frais, tiède.
J’ai peur de faire une fausse couche et de perdre le monde que j’ai en moi. Il fallait que je vienne ici, car non seulement je connais toujours mieux Katazyrna que la Mokshi, mais sans le bras, la Mokshi me tuera. Je peux piéger Rasida, ici. Peut-être pas facilement, mais avec de bien meilleures chances que sur Bhavaja. On est plus près de la Mokshi. Plus près de Zan.
Je franchis non sans mal la porte intérieure du hangar, pistolet à céphalopodes brandi. Rasida n’aura pas été en mesure de les informer que je me suis échappée et que je suis recherchée, mais je ne ressemble pas à une Bhavaja. On me remarquera pour ce que je suis.
Je me dirige vers la cachette qu’utilisent toujours les sorcières en cas d’attaque du vaisseau. C’est de cette manière qu’elles ont survécu aussi longtemps quand tant d’autres ont perdu la vie. Si j’arrive à l’atteindre, je sais que j’aurai un endroit où me réfugier en attendant que Rasida me retrouve. J’ai le monde, elle, le bras. Peut-être même les sorcières m’aideront-elles. Les allégeances changent, quand les possibilités se réduisent comme peau de chagrin.
J’abats trois femmes sur le chemin de l’ombilical le plus proche. Mon champ de vision se réduit. Concentre-toi. Un pied. L’autre. La douleur m’accompagne en permanence. Je marche avec une lenteur pénible, comme une ivrogne, comme une mutante, comme une chose estropiée et défigurée. Je suis tout cela, maintenant, non ? Une espèce de furieux mélange de Katazyrna, de Bhavaja et de Mokshi. J’ai été blessée, maltraitée et changée par chacune d’elles. Je ne suis plus la même.
Je déniche l’emplacement dans la paroi, tire les cadavres de mes trois victimes au pied de celle-ci pour me permettre d’atteindre la fine croûte qui recouvre la charnière métallique de la porte. J’actionne le levier d’ouverture, me hisse à l’intérieur, referme derrière moi. Il fait noir, ça sent l’urine et le soufre. Je rampe pendant dix mille pas. Je le sais, parce que dans cette chaleur et cette obscurité, compter est le seul moyen que j’aie pour garder mon calme.
La salle du cœur où se cachent les sorcières est différente du cortex. Je ne sais pas à quoi elle sert, mais quand j’arrive sur la grille organique au-dessus, j’aperçois les sorcières à l’intérieur. Installées sur la grande plateforme au milieu de la pièce, elles baragouinent entre elles dans une langue inconnue.
Elles lèvent les yeux vers moi quand je défonce la grille à coups de crosse.
La tête de gauche dit : « C’est stupide, comme position de dernier combat. »
Je me glisse dans l’ouverture, me laisse pendre un instant. Quand je lâche prise, je tombe lourdement sur le sol spongieux. Mains tendues, les sorcières se précipitent dans ma direction, mais je brandis de nouveau mon arme.
« Stupide, répète la tête de droite.
– Pas plus qu’une autre.
– Qu’est-ce que tu vas faire ? veut savoir celle de gauche.
– Attendre Rasida. » Un élancement dans mon ventre. Je grimace. Je ne veux pas accoucher de ce monde sur Katazyrna, mais si c’est ce qui est en train de se passer, soit. Au moins, j’aurais rempli ma part du marché dans ce long drame éprouvant. J’aimerais seulement que Zan sache à quel point j’ai été près de réussir. « J’ai besoin de son bras, expliqué-je. Du monde et du bras. Je vais rassembler les deux, même si c’est la dernière chose que je fais de ma vie.
– On est toutes détruites, dit la tête de droite.
– Je suis en train de le reconstruire. Vous n’avez jamais cru qu’on allait le faire, mais on le fait. Travailler avec d’autres mondes est le seul moyen de sauver la Légion. »
La tête de droite va pour répliquer encore, mais celle de gauche la devance : « Il y a eu trop de morts.
– Si tu veux que Seigneure Bhavaja vienne ici, dit la tête de droite, il faut qu’on fasse savoir où on est.
– Allez-y. »
Les parois s’illuminent : rouge nébuleux, volutes bleues. Je prépare mon dernier combat.