« Tout ce que je suis, tout ce que j’aime, c’est la guerre. Je ne sais pas qui je serai si j’arrête. S’il doit survivre, ce monde a besoin d’une dirigeante, pas d’une cheffe de guerre. Le monde que je veux faire n’a pas besoin de moi. »
Quand je rêve, dans la longue gorge de l’artère, c’est souvent par fragments flous, moitié rêve, moitié souvenir. Ce que je vois en me retrouvant face à un pistolet à céphalopodes n’est toutefois pas un rêve mais un souvenir, si cru et si abrupt que j’en reste sidérée.
Je suis dans une pièce remplie de personnes en qui je n’ai aucune confiance, mais comme je ne me fais pas confiance non plus, ça n’a rien de très surprenant.
Jayd m’a ramenée sur Katazyrna comme prisonnière. Elle et moi savons qu’il s’agit d’une ruse, mais c’est Anat que nous devons convaincre, et Anat ne s’en laisse pas conter. J’ai tenté et raté mon premier assaut sur la Mokshi, en jouant le rôle d’une banale conscrite. Anat réserve une punition à l’échec.
« Laisse Zan réessayer, plaide Jayd. Elle y était presque. Sans les Bhavaja, on n’aurait pas échoué. Si on était en paix avec elles…
– On ne fera jamais la paix avec les Bhavaja », coupe Anat.
Je suis debout, seule, contre le mur du fond de la grande salle de réception, je les regarde discuter à côté de la table. Elles sont debout aussi. Jayd tient des rapports à la main, des inscriptions lumineuses sur des tablettes mousseuses. Je ne suis arrivée sur ce monde que depuis quelques périodes de sommeil, mais j’ai déjà compris que les rapports ne feront pas fléchir Anat. Comme moi, elle est poussée par une volonté aveugle, un fanatisme. C’est ce qui lui a permis d’aller aussi loin. De survivre quand tant d’autres mondes des confins de la Légion ont succombé.
« Pourquoi est-ce que la Mokshi ne l’a pas tuée comme elle a tué tes sœurs ? demande-t-elle en me montrant du doigt. Qui m’as-tu amenée ? »
Elle porte le bras en métal, que je veux lui arracher, mais il y a des agentes de sécurité aux portes, parmi lesquelles Gavatra qui meurt d’envie de me régler mon compte.
Jayd présente de nouveau ses arguments pour la paix avec les Bhavaja, mais je les ai déjà entendus deux fois depuis que je suis là et ils ne convainquent pas Anat. J’en suis surprise. Échanger Jayd contre la paix, ce qui lui permettrait à elle d’obtenir le monde de Rasida et à moi d’aller dans la Mokshi voler le bras à Anat quand elle y entrerait derrière moi en se prenant pour une conquérante, c’était un bon plan quand nous étions sur la Mokshi. Mais ici, face à la myopie d’Anat, je ne lui vois pas d’avenir clair.
Je m’avance. « Anat, on peut prendre la Mokshi. Tu peux avoir le seul monde à s’être échappé du cœur de la Légion. Tu peux t’en servir pour faire ce que tu veux : détruire les mondes Bhavaja, t’emparer du cœur de la Légion. Tout ça. Mais négocie d’abord la paix. Laisse les Bhavaja penser que tu as peur, puis retourne-toi contre elles et détruis-les à la barre de la Mokshi.
Anat se tourne lentement vers moi. « Tu me dis ce que j’ai à faire, raclure ?
– Je te dis comment obtenir ce que tu veux », réponds-je. Jayd m’a raconté que j’ai été une grande femme, une grande générale, mais ce n’est qu’à ce moment-là, en me rappelant cet instant terrible, que je vois que ce n’était pas moi, la générale : c’était Jayd. Moi, j’étais une tacticienne. Une tacticienne très sûre d’elle et très nerveuse, pleine de feu. J’ai maintenant l’impression d’en être une mauvaise copie, ou peut-être quelqu’un de complètement différent, une simple amnésique à qui d’autres essaient de greffer les souvenirs d’une morte.
« Gavatra, ordonne Anat sans me quitter des yeux, recycle ce déchet prétentieux.
– Non, intervient Jayd.
– Hein ? » dis-je.
Gavatra et quatre autres agentes de sécurité se dirigent vers moi.
Jayd va pour faire écran, mais Anat l’en empêche en l’attrapant de ses doigts de fer. « Qu’est-ce que ça peut te fiche, lui demande-t-elle, toi qui as fait sauter une partie de la Mokshi et recyclé son peuple ? En sacrifier une de plus pour nourrir Katazyrna te pose un problème ? »
Anat ne me touche pas, mais ses mots me frappent en pleine poitrine. Je fixe Jayd d’un regard incrédule. « C’était toi ? »
Jayd a un mouvement de recul. « Zan, ne…
– Tu m’as dit que c’était Anat ! crié-je. Tu m’as dit qu’elle avait volé le bras et recyclé mon peuple ! Tu as saboté la Mokshi, Jayd ? Tu l’as fait sauter ? C’était toi ? Toi ? » Elle a tué tout ce que j’aimais, a ensuite eu l’audace de venir me retrouver en mentant sur ce point, en me suppliant de lui pardonner de n’avoir pas cru à mon plan pour la Mokshi. Nous avions recommencé de zéro.
Je me bats, parce que je suis une battante. Je frappe deux des agentes en plein visage. J’attrape par les cheveux Gavatra que j’envoie tête la première dans le mur avec de grandes griffures sanglantes sur le cuir chevelu. Elle titube. M’agrippe par le col. Du mouvement dans mon dos. Je vois une flambée de lumière, puis les ténèbres.
Anat m’a donc recyclée, et j’ai trouvé le moyen, avec l’aide des habitantes d’en dessous, de remonter petit à petit jusqu’à ce niveau en me laissant des messages en chemin. Mais pourquoi ? Comment savais-je alors que je perdrais la mémoire au cours de ma prochaine attaque de la Mokshi ? À l’évidence, je ne l’avais perdue dans aucune des attaques que j’avais effectuées avant d’apprendre l’ampleur de la trahison de Jayd. Comment avais-je pu lui faire confiance aussi longtemps et croire à ses mensonges ? Elle savait forcément que je ne lui aurais jamais fait confiance si j’avais su que c’était elle qui avait éventré la Mokshi, elle qui avait recyclé mon peuple, elle et non Anat. Nous n’aurions jamais pu coopérer si je l’avais su.
Mais mes souvenirs ne sont toujours pas complets. Ma mémoire ne me fournit pas tout ce dont j’ai besoin. Elle ne me dit pas pourquoi elle est incomplète, ni ce que j’espérais faire sur la Mokshi avec le bras et le monde. Que s’est-il passé quand je suis revenue des entrailles de Katazyrna ? Dans ce souvenir, la version de moi-même semble persuadée de savoir en quoi consiste le plan, même si Jayd l’a trompée sur la manière dont toutes les autres versions de moi-même sont arrivées là.
Je me rappelle avoir passé les doigts dans les cheveux de Jayd quand elle m’a appris qu’on la vendait aux Bhavaja. Je me rappelle sa promesse que tout allait bien se passer, qu’elle savait ce qu’elle faisait et que tout cela s’inscrivait dans un plan plus vaste. Mais avait-elle prévu la trahison de Rasida et la mort de notre mère ? Et nous nous sommes retrouvées, elle seule là-bas, prisonnière des Bhavaja et à la merci de Rasida, moi coincée ici sous d’innombrables mégatonnes de merde en décomposition à l’intérieur d’un monde à l’agonie.
Le pistolet à céphalopodes s’approche de mon visage.
Je reviens d’un coup dans le présent, toujours sidérée.
« Debout ! » aboie la femme au pistolet.
Je lève les mains.
Ma canne est en bandoulière sur mon dos et j’ai une lame en obsidienne sur la hanche, mais je n’essaye d’attraper ni l’une ni l’autre. Arankadash est sur mes talons, mais Casamir et Das Muni n’ont pas encore fini de descendre.
« Je viens voir Rasida Bhavaja, annoncé-je.
– C’est moi qui décide qui tu vas voir », réplique la femme. Ayant eu le temps d’explorer le couloir du regard, je sais qu’elle est seule. Je suis surprise de ne voir qu’une patrouilleuse. Elle n’a pas encore appelé les autres.
Je vais pour me mettre debout.
« Arrête ! ordonne-t-elle.
– Tu m’as dit de me lever ! »
Elle fronce les sourcils. Elle est jeune, menstruée depuis peu, et elle me fait pitié. J’ai été aussi jeune qu’elle, un jour, aussi obéissante aux ordres.
« Je vais me lever lentement, proposé-je. D’accord ? »
Elle fait de la tête un signe assez brusque dans lequel je décide de voir un hochement. Je me mets doucement debout. Je la dépasse d’une tête.
« J’ai besoin de voir…
– Je me fous de qui tu viens voir comme de ma première chemise. D’où tu sors ?
– Du niveau d’en dessous. L’ombilical ne fonctionne pas. »
Une réponse ridicule, puisque nous descendons du plafond, mais aucune importance. Elle a commis une erreur de débutante dont elle ne s’est pas encore aperçue : elle m’a laissée approcher trop près.
J’attrape son pistolet de la main gauche, le détourne tout en la frappant violemment au visage du poing droit.
Elle recule en titubant. Je lui arrache son arme et la lui écrase si fort sur la figure que les tentacules ouvrent la chair. Elle crie, tombe.
« Rasida Bhavaja ! dis-je.
– Devant le hangar.
– Celui à véhicules ? »
Elle hoche la tête.
J’essaye de me repérer, mais à vrai dire je ne sais plus trop m’orienter dans cet endroit, où j’ai passé moins de temps qu’en bas. Du moins, d’aussi loin que remonte ma mémoire.
« Emmènes-moi là-bas. »
Casamir atterrit derrière moi. « C’est quoi, ces conneries ?
– On va avoir besoin d’autres armes de ce genre, dis-je. Rasida ne sera pas seule. »
Le regard de ma prisonnière se pose sur Casamir. « Vous n’êtes pas au courant ? dit-elle
– Au courant de quoi ? demandé-je.
– La consorte s’est retranchée dans la salle du cœur avec les sorcières. Une véritable guerre civile a éclaté sur le vaisseau, guerre dont la consorte est devenue l’enjeu. »
Ah, pensé-je, Jayd est toujours pleine de ressources et de plans. Je me souviens de ce qu’elle m’a dit quand Rasida l’a emmenée : que c’était ce que nous voulions, ce que nous avions projeté. Je me demande si tout cela en fait partie, le massacre de mon peuple, cette guerre civile, et même moi, ici, à sa recherche. Quel genre de monstre ai-je été, pour lui garder ma confiance en sachant ce qu’elle préparait ? Est-ce pour cela que je n’ai plus de mémoire ? Me l’a-t-elle prise afin que je joue le jeu ?
« Pourquoi tu me le dis ? m’étonné-je.
– Parce qu’on est peut-être dans le même camp. »
Das Muni se laisse à son tour tomber du plafond.
« Mais vous êtes combien ? demande la Bhavaja.
– Des pistolets, réclamé-je. Emmène-nous d’abord à une cache d’armes. Et ensuite au hangar. »
Elle hoche la tête. Du sang lui dégouline du visage. « D’accord. »
D’un coup d’œil par-dessus mon épaule, je m’assure qu’Arankadash est arrivée aussi. « On récupère des armes, lui annoncé-je, puis on cherche la femme qui a volé ce monde. »
La Bhavaja essaie de nous attirer dans un guet-apens, mais Casamir lance sur ses camarades une fiole de je ne sais quelle substance aveuglante.
Arankadash et moi les frappons à la tête. Elles s’effondrent et nous nous emparons de leurs pistolets à céphalopodes, sans toutefois pouvoir empêcher l’une d’elles de s’enfuir. Arankadash lui tire dessus, mais elle ne maîtrise pas encore très bien ce genre d’armes.
L’air peiné, Casamir me tire par la manche alors que nous nous remettons en marche. Nous sommes sales et puantes. Les gouttelettes de sang de l’artère se sont coagulées sur nos cheveux et notre peau avant de s’écailler peu à peu. Nous avons toutes perdu du poids, surtout Casamir, qui a l’air affamée et épuisée. « On ne peut pas y aller comme ça, dit-elle.
– Pourquoi pas ?
– Parce que je n’ai pas fait tout ce chemin pour finir abattue ici.
– Jayd est juste un peu plus loin !
– Et qu’est-ce qu’il y a d’autre, un peu plus loin ? intervient Arankadash. On n’en sait rien.
– Alors on fait quoi ? On se sépare ?
– On prend le temps de bien y réfléchir », conseille Casamir.
Je braque mon arme sur la paroi la plus éloignée, presse la détente. Le céphalopode s’enfonce dans la chair du mur, qui commence à noircir et à se fendre, entourant les tentacules d’un grand cercle en décomposition de trois pas de diamètre.
Je le montre à mes camarades. « C’est ce qui est en train d’arriver à ce monde, expliqué-je. Pendant tout le voyage, qu’est-ce qu’on a vu ? Un monde en train de mourir. Vous et moi n’avons plus rien à rentrer retrouver. Il n’y a qu’un seul chemin : monter. Continuer.
– Nous ne disons pas le contraire, réagit Arankadash.
– Nous sommes tes amies, dit Casamir, mais tu n’aurais pas dû laisser cette femme s’enfuir.
– Vous voulez que je ne laisse que des cadavres dans mon sillage ? »
Casamir hausse la voix. « Quelle importance, si nous allons toutes mourir ? »
Arankadash soupire. « Ne crie pas. Réfléchissons un peu. Tu vas dans la direction opposée de celle de cette femme qui court manifestement chercher des renforts. À sa place, j’irais tout droit signaler ta présence à ma supérieure, pas toi ? »
Je regarde notre captive, qui me rend mon regard avec des grands yeux. Je la frappe au visage avec la crosse de mon arme et elle s’écroule.
« À quel moment es-tu devenue la plus idiote d’entre nous ? » me demande Casamir.
Je manque la frapper aussi, mais arrive à contrôler ma colère. On ne va pas merder après avoir fait tout ce chemin.
Nous entendons le groupe armé avant de le voir. Je lève mon pistolet et poursuis mon chemin sans ralentir. Oui, je suis la plus idiote d’entre nous et je m’en fiche.
Huit femmes se tiennent devant une grande porte circulaire, qu’elles prennent pour cible de leurs armes à céphalopodes. Elles ont déjà provoqué la décomposition de tout le revêtement organique, mettant à nu le métal en dessous. Endommagé, lacéré, le mur qui l’entoure révèle lui aussi une âme métallique.
Au milieu du groupe, une femme s’adresse à un œil qui cligne au-dessus de la porte. Je reconnais immédiatement Rasida Bhavaja.
« Quand j’aurai ouvert, crie-t-elle, ce que je vais te faire sera du jamais vu. C’est à moi, Jayd. Tu n’as qu’à te… »
Elle m’aperçoit la première. Je suis déjà en train de tirer.
Elle se baisse derrière ses soldates et prend la fuite en saisissant une arme de poing à sa ceinture, mais sans se retourner.
Je me plaque contre la paroi avant de presser de nouveau la détente. Le pistolet à céphalopodes met du temps à se recharger.
Casamir et Arankadash me rattrapent et tirent à leur tour.
Nous bénéficions de l’effet de surprise. Quatre des femmes sont déjà hors de combat. Une cinquième est blessée. Les deux dernières suivent Rasida dans sa fuite.
Je me précipite devant la porte, plonge mon regard dans l’œil qui cligne. « Jayd ? appelé-je. Jayd, c’est moi ! » Aucune réponse.
Je montre la porte. « Tu peux l’ouvrir, Casamir ? »
Elle se mord la lèvre. Hoche la tête en tendant son pistolet à Das Muni. « Couvre-nous, tu veux bien ? »
Das Muni fixe l’arme dans ses mains. Je lui tapote la joue. « On est presque arrivées. »
Je m’attends à lire de la joie sur son visage, mais elle me regarde d’un air inexpressif. Je n’ai pas le temps de chercher à comprendre. Je dis à Arankadash d’aider Casamir à tenir la position et prends un autre pistolet à nos adversaires qui gisent sur le sol, puis me lance sur les traces de Rasida et des deux autres Bhavaja.
Je les entends devant moi, accélère. Le couloir me rappelle quelque chose, et quand je découvre après un tournant l’énorme porte ouverte du hangar, je la reconnais aussitôt.
Les deux Bhavaja se sont positionnées devant et me prennent pour cible. Je me jette si violemment au sol que le choc me coupe le souffle. Je roule sur moi-même en actionnant mes deux pistolets à céphalopodes. Mon premier tir n’atteint que le haut de la porte, le second touche une des femmes, qui tombe avec un juron.
Le souffle court, je lâche deux autres coups qui poussent la deuxième femme à se réfugier à l’intérieur.
Je m’élance.
Dans le couloir, les lumières changent de couleur pour clignoter en bleu et jaune. Je vois les portes du hangar se refermer. Je tire de nouveau. Le céphalopode s’écrase sur la porte, en brûle le revêtement organique, met à nu le métal en dessous.
Je plonge entre les portes juste avant qu’elles se rejoignent, roule à l’intérieur. Je lève mon deuxième pistolet, atteins dans le dos la Bhavaja qui s’enfuyait. Elle s’effondre tête la première.
Rasida est en train de se pulvériser une combinaison.
Je lui tire dessus.
Elle esquive. Prend une grosse arme au râtelier du mur du fond et se glisse derrière un véhicule.
Les lumières du hangar sont allumées, et bien trop brillantes pour moi qui ai passé tant de temps dans le noir. Yeux plissés, j’avance accroupie d’un véhicule à l’autre pour rester le plus possible à couvert.
« Tu n’es pas obligée de faire tout ça, Zan ! lance Rasida. Jayd ne t’a raconté que des mensonges !
– Comment sais-tu que je ne me souviens pas de tout ? » Je vérifie mes armes. L’une d’elles n’arrive apparemment plus à se recharger toute seule. Je la cogne par terre. Elle cliquette. Je l’abandonne, examine le râtelier auquel Rasida s’est servie.
« Si tu te souvenais de tout, tu n’essaierais pas de me tuer ! Tu aurais autant envie que moi de tuer Jayd.
– Je te croyais amoureuse d’elle », craché-je. Je regarde sous un des véhicules pour essayer de déterminer où elle est. Le hangar est si grand qu’il déforme nos voix.
« L’amour, ça n’existe pas, dans la Légion. Il y a la naissance et il y a la mort. Rien d’autre. »
Je jette un coup d’œil par-dessus un des véhicules, tire pour la faire se découvrir.
Évidemment, elle réplique. Je repère sa position, continue d’avancer. Je saute par-dessus un véhicule, fonce penchée en avant dans la rangée suivante.
« Zan ? »
Je m’immobilise. Me plaque dos à un véhicule. Je l’entends marcher et respirer. Elle est tout près. Je prends de longues et lentes respirations, les plus discrètes possible.
« Est-ce que tu sais déjà qui tu es ? poursuit-elle. J’ai fini par comprendre, même si Jayd me mettait des bâtons dans les roues. Refusait que je le sache. Elle ne me l’aurait jamais dit, ce qui est fascinant en soi. Tu n’es pas qu’une simple soldate de la Mokshi, hein ? Non… tu es la seigneure elle-même. »
Je me rue derrière le véhicule. La vois regarder par-dessus un autre deux rangées plus loin. Je tire. Le coup rate sa cible et s’enfonce dans la paroi du fond. Un anneau de pourriture apparaît.
« Je n’y ai pas cru une seconde, dis-je.
– Elle pensait t’avoir totalement convaincue. Tu croyais vraiment être sa sœur ? »
Je regarde de nouveau par-dessus les véhicules, mais elle s’est mise à couvert. J’en fais autant. Patience.
Rasida garde le silence quelque temps. J’écoute le battement de mon cœur, tends l’oreille aux mouvements de Rasida, mais ne perçois que les pulsations de mon sang et le ronronnement du véhicule derrière moi.
J’attends qu’elle se manifeste. Elle ne manque pas de le faire. « Toi et moi nous ressemblons beaucoup, Seigneure Mokshi.
– Ne m’appelle pas comme ça. » Mon ventre se crispe. La seigneure du monde ? N’étais-je pas qu’une laissée-pour-compte comme Das Muni ? Une conscrite ? Mais une conscrite ordinaire n’aurait pas réussi à désactiver les défenses pour laisser passer Jayd après la destruction de son armée.
« Seigneure Bhavaja et Seigneure Mokshi, insiste Rasida. J’aurais pu t’offrir bien davantage qu’Anat. Et je ne t’aurais pas trahie comme elle. »
Je ferme les yeux en maudissant mes bribes de souvenirs. Comment puis-je contester ce qu’elle est en train de dire, après tout ce qui est remonté des profondeurs de ma mémoire ? Je veux m’y opposer. Je veux me battre contre l’évidence, tout comme je me suis battue contre tout ce qui m’a été opposé au cours de ce long voyage insensé.
Je garde le silence, et elle aussi.
Je respire. Attends.
J’entends crisser ses brodequins.
Je bondis et roule par-dessus le véhicule, atterrit en plein sur elle.
Elle me frappe avec son arme. Je chancelle, tire avec la mienne. Le céphalopode s’écrase derrière elle sur le sol, qui pourrit sous ses pieds. Elle s’écarte en roulant sur elle-même, m’entraîne dans le mouvement.
Je lui écrase le poing sur un véhicule, lui donne un coup de tête. Cela suffit à l’étourdir. Elle lâche son arme. Je me tends pour l’attraper, mais Rasida me fait une clé de jambe et me plaque de nouveau. Le pistolet à céphalopodes m’échappe.
Je la frappe au visage. Elle me crache du sang dessus sans se laisser démonter.
Elle passe derrière moi pour me frapper dans les reins. La douleur fulgure dans tout mon corps. Je recule comme je peux. Elle m’envoie son poing dans le nez. Du sang jaillit. Je tombe sur les fesses et elle se jette sur moi, implacable, enchaînant les coups.
J’abats la main gauche sur le tableau de bord du véhicule le plus proche. Il démarre en éjectant une bouffée de fumée jaune qui enveloppe Rasida.
Elle est prise d’une quinte de toux. Je la frappe au ventre. La mets à terre. Je l’attrape par les cheveux pour l’écarter de la fumée. Inspire de l’air propre. M’empare de son arme et la lui braque dessus.
« Elles se sont servies de toi, dit-elle. Après avoir pris ton utérus et ta mémoire, elles vont prendre ton vaisseau, que tu leur donneras de bonne grâce, je me trompe ? »
Comment sait-elle tout ça ? À moins qu’elle ne fasse que deviner ? Un instant, je pense vraiment que Jayd m’a encore trahie, cette fois-ci en racontant tout à Rasida. Elle la regardait avec tant de désir. Bien davantage qu’elle n’en a jamais eu pour moi.
« Jayd et moi sommes dans le même camp », dis-je.
Elle crache du sang de ses lèvres abîmées. « Elles ont pris ton monde, espèce d’idiote. Jayd a recyclé la totalité de ton peuple pour que le cœur de la grosse épave qu’est ce monde-ci continue à battre. Jayd t’a trahie à ce moment-là, et elle te trahit en ce moment.
– Tu mens. » Mais ce n’est pas un mensonge. Ma mémoire me le dit. Das Muni a été recyclée, et beaucoup d’autres comme elle. Qui d’autre que les Katazyrna recyclerait le peuple de la Mokshi ? Qui d’autre que Jayd ? J’ai envie de pleurer. J’ai admiré sa manière de se battre, je lui ai ouvert mon monde, je lui ai expliqué que la Légion mourait. Elle ne m’a pas crue. Elle m’a probablement droguée pour me voler mon bras, faire sauter mon monde et recycler mon peuple, et quand elle est revenue – qui sait combien de temps après ? – en disant qu’elle me croyait à présent, qu’elle avait changé d’avis, elle m’a laissée croire que c’était sa mère qui avait introduit des troupes sur la Mokshi et l’avait tuée. Comment ai-je pu être assez idiote pour l’autoriser à revenir après ça ? Pourquoi étais-je aussi désespérée ? Aussi émotive ? Quelle imbécile. Je déteste cette femme. Je déteste qui j’étais. Je déteste la femme qui, après avoir été victime de cette trahison, a ensuite fait bon accueil à Jayd. Je voulais si désespérément sauver la Mokshi que je me suis alliée à ma pire ennemie.
« Je suis venue chercher le bras, Rasida. Soit tu me le donnes, soit je te le coupe.
– Tu vas devoir me le prendre, dit-elle en crachant encore du sang. Je n’ai jamais trouvé comment m’en servir. Amusant, non ? Tout ça pour le bras, pour le monde. Tu te crois en train de sauver la Légion, mais la Légion est déjà morte. Tout ce que tu sauves, c’est la Mokshi et toi-même. Tu es aussi égoïste que Jayd. »
Je lève mon arme. Elle lève son bras.
Je lui tire dans la poitrine.
Elle est toujours en vie quand je lui ampute le bras avec ma lame en obsidienne. « Tu finiras par le regretter », me crie-t-elle. Le sang jaillit. L’hémorragie la met en état de choc.
Je pensais qu’elle avait dû se fixer le bras à un moignon, mais non : elle l’a de toute évidence glissé par-dessus son bras d’origine, si bien que le métal faisait office de peau. Sauf que son bras d’origine était trop gros : en le dégageant, je vois que peau et chair en ont été ôtées, pas jusqu’à l’os, mais quasiment, pour qu’il rentre dans l’autre. La chair est recouverte de lubrifiant vert, qui devait aussi atténuer la douleur et la gêne.
Je ramasse le bras en métal de la main droite, repars vers le refuge de Jayd. Puis je m’immobilise pour regarder mes mains tendues et le bras de métal.
J’ai le bras gauche plus petit que le droit. C’est une des choses que j’ai remarquées tout de suite en me réveillant, après le corps par terre. Je change le membre métallique de main, le soupèse.
Me revient alors le souvenir de m’être réveillée baignant dans le sang et la douleur. Avec le bras gauche rouge de sang. Dans ce souvenir, je suis nue et mon premier geste consiste à chercher du regard celle qui partage ma couche. Celle qui devrait se trouver près de moi. Mais Jayd est partie. Et c’est alors que le monde tremble.
Jayd m’a tout volé.
La Mokshi est mon monde, a dit Rasida. Mais pas dans le sens où c’est celui de Das Muni. J’ai construit ce monde. Je l’ai libéré du cœur de la Légion, l’ai conçu pour qu’il quitte la Légion. Mais il y a eu un problème. Quelque chose en lui n’a pas fonctionné, puis les Katazyrna m’ont attaquée. Jayd m’a attaquée. J’ai cru pouvoir la convaincre du bien-fondé de mes intentions. Mais sa loyauté allait avant tout à Anat. Elle avait bien davantage peur d’Anat que de moi.
Je tremble au moment de glisser mon bras gauche dans celui en métal. L’intérieur est visqueux de lubrifiant vert.
Mais le bras me va comme un gant sur mesure.
Il se réchauffe autour de moi. Mes doigts s’insèrent en douceur dans les fourreaux à l’extrémité. Je serre le poing, sens une puissance effroyable en son centre.
Pourquoi Jayd voulait-elle le bras ? Comme trophée pour sa mère, sans nul doute, mais tandis que je regarde mon poing, je comprends qu’il est la clé de quelque chose. C’est pour ça qu’elle avait besoin du bras, et pas simplement du monde. Jayd n’avait aucune idée de ce qu’il contient, de ce qu’il peut faire. À vrai dire, pour l’instant, je n’en ai aucune non plus. Mais ce n’est pas un simple trophée.
Je lève la main et de l’air chaud ondule autour de moi. J’imagine la porte abîmée devant moi redevenir entière. Je l’imagine se refermer hermétiquement toute seule. Se ressouder.
Une brume verte suinte du centre de ma paume, puis la peau du monde ondule et va recouvrir la porte abîmée. Elle forme une spirale parfaite, puis s’ouvre comme une fleur en un joint neuf, sans même une croûte. Il ne reste plus aucune trace de ce que la porte a subi, à part les fragments cloqués qui gisent à mes pieds, et que je vois alors le sol absorber.
Je n’étais pas une générale, une cheffe d’armée, comme me l’a dit Jayd à mon premier réveil. Non, j’avais apparemment un autre talent. Celui non de donner la mort, mais de créer la vie.
J’ai le bras, maintenant.
Est-ce que Jayd a le monde ?
Ensemble, nous irons sur la Mokshi. Et j’aurai mes réponses.