« Nous disons toutes vouloir la vérité. Nous mentons. »
Je repars en courant vers la salle du cœur, arrive juste à temps pour voir Arankadash et Casamir y pénétrer.
Das Muni attend sur le seuil. Elle jette un coup d’œil à l’intérieur, puis se tourne vers moi. Elle abaisse son capuchon, m’observe de ses grands yeux. Je vois dans son regard quelque chose qui semble ralentir le temps. J’écoute le battement de mon cœur et la pulsation du monde sous mes pieds. Je la revois me regarder exactement de cette manière-là dans une autre vie, à un autre moment, sauf qu’elle est agenouillée à mes pieds, car je suis sa seigneure.
Sa seigneure. Elle doit le savoir depuis le début.
Un sifflement. Un projectile atteint avec un bruit sourd la poitrine de Das Muni, dont le petit corps, propulsé en arrière, va heurter le mur du fond.
Je crie. Ce que je crie, je n’en sais rien, mais je me précipite vers elle sans cesser de crier cette chose informe qui m’est sortie du torse.
Das Muni repose dans une mare de sang qui grandit rapidement, alimentée par l’énorme trou qu’a ouvert dans sa poitrine le morceau noir d’os chargé ou d’un autre matériau organique que je vois palpiter au fond. Il a failli la faire éclater.
« Das Muni. » Je la prends dans mes bras. Son sang chaud me mouille le ventre. Elle est tellement légère.
Ses lèvres remuent. Ses dents et sa langue sont rouges. Je vois qu’elle se l’est violemment mordue.
Je me retourne, incrédule, vers la salle du cœur. Jayd est là, penchée sur une longue console parcourue de lumières. Des filaments rouges, jaunes et bleus s’entremêlent dans l’air au-dessus de sa tête. Elle est enceinte, sa grossesse est même très avancée, et elle tient une arme volumineuse. Que je reconnais : j’en ai emporté du même genre pour attaquer la Mokshi. Jayd a les traits tirés, hâves, et le visage creux, malgré son ventre distendu. Ses yeux sont caves et cernés de noir. Un enchevêtrement de bras, de jambes et de têtes se pelotonne dans un coin, et quand ils se déploient, je m’aperçois que tous font partie du même corps. Je frissonne en me demandant quelle nouvelle horreur le monde nous réserve.
Arankadash tire sur Jayd, la rate.
« Ne la tuez pas ! dis-je. C’est Jayd. »
Casamir écarquille les yeux. Elle aussi a une arme, maintenant, dont elle ne décolle pas le doigt de la détente. « Tu es folle ? demande-t-elle.
– Jayd, pourquoi est-ce que tu…, commencé-je.
– Mais merde ! me coupe-t-elle. Elle allait… Écoute-moi. Elle savait qui tu étais. Elle servait sur ce niveau. Je ne peux pas laisser… Nous ne pouvons pas… » Ses yeux se remplissent de larmes. Elle les refoule. « Je ne peux pas recommencer. Oui, je l’ai recyclée. Et alors ? Elle t’a reconnue. On ne peut pas recommencer. C’est la fin de la partie, Zan. Elle ne peut pas… Elle ne peut pas tout gâcher. J’ai… J’ai tiré sans réfléchir. On ne peut pas recommencer. C’est terminé. Il faut que ce soit terminé. Je ne peux pas refaire tout ça, Zan. Je ne peux pas.
– Das Muni, qu’est-ce qu’elle… »
Das Muni lève ses longs doigts vers mon visage et dévoile ses dents. « Je suis tienne, Seigneure », dit-elle.
Je berce sa tête dans mon bras en métal. « Je ne suis pas qu’une femme de la Mokshi comme une autre, pas vrai ? » lui demandé-je tout bas, parce que même si je le sais maintenant, même si je le sais depuis trop longtemps, je veux l’entendre de sa bouche.
Elle secoue la tête.
« Pourquoi tu ne m’as pas tuée, en bas ? J’ai manqué à mes devoirs envers la Mokshi, non ? À mes engagements envers toi et envers toutes celles qui vivaient là-bas. Cette traîtresse t’a recyclée. Et je l’ai reprise ensuite. Je l’ai reprise parce qu’on ne pouvait pas continuer sans elle.
– Tu n’es pas la même, Seigneure Mokshi. Tu es une femme différente. Et moi aussi. » Elle crache du sang.
« Tu veux des réponses ? » demande Jayd. Elle braque son arme sur moi, maintenant. « Ramène-nous sur la Mokshi, toi et moi. »
Je serre Das Muni sur ma poitrine. Son sang macule ma combinaison. « Non. Tu la tues, tu me tues.
– Elle n’a aucune importance à tes yeux.
– Peut-être qu’une autre version de moi n’avait rien à fiche d’elle, mais pour moi, elle a de l’importance. Je ne la laisserai pas mourir ici comme ça.
– Elle est déjà morte. »
Des bulles de sang se forment sur les lèvres de Das Muni. « Sauve-la, dis-je, ou tue-moi ici même avec elle. »
Quelque chose change sur le visage de Jayd. Est-ce de l’émerveillement ? De la surprise ? Elle jette un coup d’œil dans la pièce à la multicéphale. « Vous pouvez la remettre en état ? » lui demande-t-elle.
La tête de gauche demande : « Qu’est-ce qu’on aura en échange ?
– Je ne vous tuerai pas, promet Jayd.
– Tu es dure en affaires », dit la tête de droite. Elle et les autres s’avancent.
« Vous veillerez bien sur elle ? » demandé-je à Casamir et Arankadash.
Elles échangent un regard. « Se planquer ici en espérant que tu reviendras vivante ? demande Arankadash. Aucune chance, après ça.
– Si je ne suis pas de retour dans une heure, venez me chercher. »
Casamir fronce les sourcils. « Et on vient te chercher comment ?
– Je vais te montrer. »
Jayd nous guide jusqu’au hangar. Ou nous y mène comme une troupe militaire, je ne sais pas. Peut-être les deux. J’ai envie de la prendre dans mes bras. Mais aussi de la désarmer et de hurler. Je montre le hangar à Casamir, lui explique. Elle siffle tout bas.
« Tu peux nous regarder de la baie d’observation, indique Jayd en la chassant du geste.
– Tu es sûre de toi ? me demande Casamir.
– Non, mais c’est toujours sur la Mokshi que j’ai eu mes réponses.
– Une heure », prévient Casamir avant de refermer la porte du hangar pour monter dans la salle d’observation.
Jayd se traîne vers un des véhicules. J’ai remarqué en chemin qu’elle avait un problème à la jambe. « Qu’est-ce que tu as fait ? » demandé-je.
Elle respire difficilement, une main crispée sur le ventre. « J’ai fait tout ce que nous avions promis, répond-elle. Je vois bien que tu ne te souviens pas encore, mais ça viendra. Il le faut. Sur la Mokshi. J’en suis certaine. Je suis vraiment certaine que tu vas te souvenir.
– Elle ne nous laissera pas entrer.
– Toi, elle te laissera entrer. Elle finit toujours par le faire, parce que tu te souviens de la manière de la désarmer. Mais maintenant, tu as même… » Elle s’interrompt pour inspirer profondément, grimace. « Tu as le bras.
– Le bras et le monde. Tu as le monde, non ? »
Elle hoche la tête. « Fais-moi une dernière fois confiance, Zan. Rien qu’une dernière fois. Tu te souviens que c’était notre plan ?
– Je me rappelle qu’on était d’accord pour emporter le bras et le monde sur la Mokshi.
– Très bien, dit-elle avec un soulagement évident. Oui, c’est déjà ça. »
Elle désigne sur une table les entrailles de véhicules et les combinaisons, se pulvérise une de ces dernières. Je fais de même. Puis elle me montre un des véhicules en me disant de me tenir tranquille. Elle programme la séquence de libération par l’intermédiaire d’un ensemble de voyants lumineux près de la porte. Je lève la tête vers la baie d’observation, vois là-haut Casamir nous regarder l’arme à la main. Aura-t-elle vraiment assez de courage pour venir me chercher, une fois qu’elle aura vu les ténèbres de l’espace profond ? Elle ne croyait pas un mot de tout cela, il y a une rotation. Je crains que sa santé mentale ne soit mise à rude épreuve.
Jayd se glisse derrière moi sur le véhicule. Je sens sa chaleur, et la pulsation de cette chose en elle. Je fléchis le bras. Les lumières au-dessus de nous bougent, la peau du monde s’amincit.
Je démarre le véhicule et nous nous éjectons de Katazyrna.
J’ai passé tant de temps en sous-sol que voir la Légion me coupe le souffle. Le grand orbe du soleil artificiel se déploie, remplissant mon champ de vision comme une promesse de renaissance. Dans mon dos, Jayd est tendue. Moi aussi. Je m’interroge sur ses intentions comme sur les miennes.
Je prends le chemin de la Mokshi, itinéraire que je connais si bien, jusqu’au plus profond de moi, que rien ne me semble plus naturel au monde. Autour de Katazyrna tournent des véhicules morts ainsi que des corps abandonnés que personne n’a pris la peine de récupérer pour les recycler. La moitié des tentacules de Katazyrna, m’aperçois-je grâce à un coup d’œil par-dessus mon épaule, sont désormais morts et flétris, repliés sur la peau noire de décomposition du monde. Combien de temps suis-je restée absente ?
Je veux m’adresser à Jayd, mais nos combinaisons nous privent de tout autre moyen de communication que la langue des signes, et ce que j’ai à lui dire est bien trop long et bien trop complexe pour le signer tout en pilotant un véhicule.
Je vois les défenses de la Mokshi s’activer à notre approche, les mêmes aurores bleues et vertes qu’à ma précédente tentative de m’en emparer. Cette fois, Jayd tapote mon bras métallique et montre la Mokshi.
Je lève le bras, serre le poing.
Les aurores se volatilisent.
Je regarde ma main levée avec émerveillement. Une fois encore, je fais entrer mon ennemie dans la Mokshi. Je l’y invite avec ses armes et ses intentions, qui me sont encore plus obscures que la dernière fois.
Je mets le cap droit sur le trou dans le monde, et Jayd a beau me montrer le chemin tandis que nous passons sous la peau du vaisseau, je pilote de ma propre initiative, comme si je rentrais d’un long voyage.
Nous traversons une couche après l’autre. Je m’attends à voir des cadavres, mais il n’y en a aucun, aussi loin à l’intérieur du monde. Bien sûr que non. Jayd les a tous recyclés. Comment lui ai-je pardonné ? Comment ? La personne que j’étais ne m’inspire pas davantage confiance que Jayd. De l’ichor s’égoutte des niveaux abîmés, en majeure partie gelé et cloqué, se détachant d’eux.
J’immobilise notre véhicule dans le hangar en ruine qui contient les restes de ceux d’un autre genre, avec deux yeux et un grand corps bombé, et non des têtes cunéiformes comme ceux de la Katazyrna. Une fois que nous sommes posées, Jayd me montre la porte fermée.
Je tends mon bras de fer en serrant le poing et la porte s’ouvre. Nous la franchissons, elle se referme derrière nous. Je cherche les commandes de pressurisation, mais Jayd m’a devancée et ses doigts s’activent sur un autre affichage lumineux complexe.
Je plisse les yeux quand une éclatante lumière jaune remplit la pièce, qui se pressurise. La porte donnant de l’autre côté s’ouvre.
Jayd me fait signe d’avancer.
Je pénètre dans un grand couloir éclairé par intermittence. Il semble en grande partie décomposé. Je suis Jayd sans ôter ma combinaison. C’est trop instable, ici.
Nous montons par une série de portes entrouvertes, puis empruntons un autre couloir. À cet endroit, le monde est en bien plus mauvais état que la Katazyrna. La chair s’est détachée sur toutes les parois, dévoilant du métal rouillé, du câblage tressé, des tendons ratatinés. De quoi est vraiment fait le noyau de chacun des mondes ? De squelettes métalliques ? Construits par qui ? Les déesses ? Une déesse a-t-elle vraiment fait tout le trajet jusqu’ici pour y chier la Légion elle-même avant de continuer sa traversée de l’univers, ou bien avons-nous toujours été là ?
Nous finissons par atteindre le pied d’un grand escalier. Je le connais, cet escalier. Au sommet, il y a une grande structure en dôme qui me rappelle le temple où Rasida et Jayd ont été unies. Je ne sais pas pourquoi je tenais tant à venir là. Peut-être parce que c’est mon seul espoir de découvrir ce qui s’est passé. Mais je ne vois ni à qui ni à quoi je me fierais pour me raconter la vérité de l’histoire compliquée qui nous a conduites ici.
Nous montons. Il y a une excroissance spongieuse au milieu de la porte. J’y plaque l’endroit chaud au centre de mon bras métallique et la porte s’ouvre. Des lumières jaunes gagnent peu à peu en éclat, ce qui laisse à ma vision le temps de s’adapter.
Nous nous trouvons dans une gigantesque pièce entourée d’ouvertures hexagonales offrant une vue parfaite sur l’ensemble de la Légion. Elle semble même dépourvue de sol, mais ce n’est qu’un faux-semblant, car Jayd avance sans tomber. Je la suis en regardant les mondes sous mes pieds. Une grande console ronde se dresse au milieu de la salle. Jayd s’appuie lourdement dessus. Elle pose son arme, se laisse glisser au sol, appuie à l’endroit idoine de sa combinaison pour que celle-ci se détache. Sa respiration est laborieuse. Elle siffle entre ses dents, s’agrippe de nouveau le ventre.
« Jayd… », commencé-je, mais elle secoue la tête en me montrant la console.
Il y a un creux au milieu, et des faisceaux lumineux sur toute la circonférence. Sur le panneau devant moi, il y a deux petits récipients. Ils ont poussé dessus et leur contenu liquide semble être arrivé par l’intérieur. J’en prends un que je vide et remets à sa place. Il se remplit de nouveau.
Le liquide est transparent dans l’un, violet dans l’autre. Le souvenir me revient d’avoir bu je ne sais combien de fois dans ces récipients spongieux.
Je sors la sphère de ma poche, l’insère dans le creux au milieu de la console. Rien de plus naturel.
L’air semble alors parcouru d’électricité statique et un tremblement parcourt la console, au milieu de laquelle vient danser de la lumière sortie de la sphère. Cette lumière évolue pour faire flotter au-dessus de moi une image de mon visage et de mon corps, deux fois grandeur nature et l’air beaucoup plus jeune.
« Si tu es revenue sans le monde et le bras, dit l’image, il faut que tu recommences de zéro. » Elle montre la console. « Je regrette que tu ne te souviennes pas de grand-chose, mais c’était nécessaire.
– Nécessaire ? marmonne Jayd. Tu t’es fait ça à toi-même ?
– Tu as probablement rencontré Jayd Katazyrna, continue l’image. C’est ton plus grand amour et ta pire ennemie. La Mokshi, ce vaisseau, est ton salut, tout comme celui des personnes que tu emmènes avec toi. Tu l’as conçu pour qu’il sorte de lui-même de la Légion. Au départ, il était dans le noyau même, où les mondes sont beaucoup plus stables. Tu lui as programmé une destination qui était enfouie dans ses systèmes redondants. Pour l’instant, n’essaye pas de comprendre, ça te reviendra tout seul. Ce que tu as besoin de savoir, c’est que ta première tentative a échoué. Le vaisseau s’est retrouvé coincé ici, sur la Ceinture extérieure, où les Bhavaja et les Katazyrna t’ont attaquée pour récupérer ce qu’elles pouvaient.
– C’était bien plus que ça, dit Jayd, la tête appuyée à la console et les yeux vitreux. Anat voulait tout.
– Tu as trouvé admirable la manière dont Jayd se battait. Tu as pensé pouvoir la convaincre du bien-fondé de tes intentions. Mais elle t’a volé le bras et elle a fait sauter le noyau du monde, éjectant dans le vide ton peuple, qu’elle a recyclé sur Katazyrna. »
Je dévisage Jayd. Elle fuit mon regard. « Je te croyais folle, dit-elle. Je ne savais pas… Je n’ai compris que plus tard, quand je me suis rendu compte que Katazyrna mourait aussi.
– J’aurais dû te tuer.
– Tu aurais dû, oui. Mais tu ne savais pas, tu n’as su que quand…
– Quand Anat m’a envoyée au recyclage en me disant qui était la vraie coupable. »
Elle hoche la tête.
« Tu as fait une erreur, dit mon moi d’avant, celle que tu fais toujours. Toutes les femmes ont leur faiblesse. Pour certaines, c’est la boisson. D’autres se goinfrent affreusement. J’en ai connu une qui était incapable de résister à un pari. La mienne, de faiblesse, a toujours été mon cœur. Je ne pouvais pas sacrifier quelqu’un que j’aimais. Les objets, j’y arrivais. Mais perdre quelque chose qui me plaisait était très douloureux. J’avais un mal fou à m’en remettre. L’amour me détruirait aussi complètement qu’une armée. Et je suis tombée amoureuse de Jayd Katazyrna. »
Jayd ferme les yeux. « Je te demande pardon », dit-elle, sans que je sache vraiment si elle s’adresse à moi ou à mon moi d’avant. Peut-être aux deux.
« Elle nous a volé le bras, c’est vrai, continue le spectre. Elle ne nous a pas crues. Elle a détruit la Mokshi, l’a fait sauter, en me laissant croire que Seigneure Katazyrna était à l’origine de tout cela, qu’elle avait capturé et ramené Jayd. Une histoire à laquelle seule une idiote amoureuse croirait, ou une idiote n’ayant jamais rencontré Anat Katazyrna. Jamais, jamais Seigneure Katazyrna ne viendrait récupérer l’une ou l’autre de ses filles. Je le sais, maintenant, mais je n’en savais rien, à l’époque. Et quand Jayd est revenue ici en disant qu’elle était désormais convaincue que la Légion mourait, je l’ai crue. Je sais que je suis une imbécile au cœur tendre, mais cela nous a menées jusqu’ici. Je l’ai laissée entrer de nouveau et nous avons mis au point un plan qui ferait que toute cette trahison en vaille la peine. Promis.
– Mais il fallait qu’on récupère le bras et qu’on prenne le monde aux Bhavaja, dis-je à Jayd. Pourquoi ai-je été assez stupide pour te laisser revenir ? »
Elle grimace, crispe de nouveau ses mains sur son ventre. Les contractions sont de plus en plus fréquentes. Je lève les yeux vers mon image en souhaitant qu’elle se dépêche, mais consciente de n’avoir aucun pouvoir sur la vitesse à laquelle elle dévoile mon passé.
« Jayd m’a conduite à Anat en me faisant passer pour une prisonnière comme une autre, poursuit mon image. Je n’ai pas plu à Anat. Mais le pire a été d’apprendre que c’était Jayd et non Anat qui avait volé mon bras et recyclé mon peuple. Ça m’a détruite. Une fois que je le savais, je ne pouvais plus coopérer avec elle. J’ai été recyclée, et ensuite… Comment survis-tu après ça ? Toi, tu pourrais peut-être. Moi, non.
– Je te demande pardon, dit Jayd d’une toute petite voix. J’ai dû renoncer à toi pour continuer. Personne ne survit au recyclage.
– Il fallait poursuivre la mise en œuvre du plan, dit mon image, mais je ne pouvais pas vivre avec la trahison de Jayd. » Sur ce, la femme qui a mon visage éclate de rire. « Tu resterais dans ton coin à broyer du noir pendant des tours et des tours, le cœur brisé. Et avoir le cœur brisé te tuera aussi sûrement qu’une armée. Ce n’est pas ce que tu veux. On l’a déjà fait. Ça ne sauvera pas la Légion. Donc… fais ton choix. »
L’image disparaît, me laissant dans le flou et apparemment sans davantage de réponses, confrontée à un choix terrible et debout à proximité de Jayd qui a du mal à respirer.
« Je n’ai jamais su ce qui s’est passé quand tu es venue ici », dit-elle, le visage plissé par la douleur et le chagrin. « Je ne savais pas que tu avais fait exprès de m’oublier.
– Tu m’as laissé recycler. Tu m’as laissée revenir encore et encore ici.
– Il fallait qu’on sauve la Légion.
– Aux dépens de ma santé mentale ? L’amour était-il faux aussi, comme elle l’a dit ? Était-ce vraiment ton objectif depuis le début : sauver le monde, peu importe qui il te faudrait détruire pour ça ? Peu importe qui ou le nombre de mondes ? Tu disais que j’étais une grande générale, une va-t-en-guerre, mais c’est toi qui es froide, Jayd. Plus glacée que je l’ai jamais été.
– C’est pour ça qu’il fallait que ce soit moi. Tu ne comprends donc pas ? J’aurais pu te vendre aux Bhavaja, toi et ton utérus porteur d’enfant. Mais je ne l’ai pas fait. Parce que je savais que tu n’arriverais pas à faire le nécessaire. Tu sais te battre, c’est vrai, mais tu as le cœur trop tendre pour tenir la distance. Tu n’as aucune idée de ce que j’ai dû faire avec Rasida pour en arriver là. Tu n’aurais pas été capable de la manipuler comme je l’ai manipulée. Tu l’aurais tuée à chaque fois, ou alors elle t’aurait démasquée et recyclée.
– J’ai sacrifié mon enfant », dis-je. Mon premier souvenir. L’enfant. L’utérus.
« Qu’est-ce qu’une enfant, sinon une possibilité ? Et c’est ça que tu as échangé. La possibilité de libérer la Mokshi. »
Je regarde attentivement le contenu des récipients. Est-ce que je veux me souvenir ? Est-ce que je veux rajouter à mon chagrin un chagrin d’amour causé par Jayd ? Quand je ferme les yeux en pensant à l’amour, ce n’est plus Jayd qui me vient à l’esprit, mais Das Muni, Casamir et Arankadash. Jayd, c’est la peur, elles, l’amour. Est-ce que je veux échanger tout ça contre la connaissance complète du passé, au lieu de ce qu’une ancienne version de moi-même pensait que je devrais savoir ?
Je réfléchis à mes choix quand une deuxième image sort de la console.
Une de moi, là encore, mais sans rien de calme et de prévenant comme la précédente. Sur celle-ci, je reconnais les yeux. L’air hagard. La peur.
Elle se penche sur moi. Comme elle est bien plus grande, c’est spectaculaire. Elle donne l’impression de voir dans le temps. Ses vêtements sont en lambeaux, peut-être déchirés par les griffes d’un animal. Les déchirures laissent apparaître la peau, rouge et à vif. La moitié de ses cheveux ont complètement brûlé.
« Tu ne veux pas retrouver la mémoire, commence-t-elle. Je ne sais pas combien de fois on a déjà fait ça, mais ne retrouve pas la mémoire. Tu ne veux pas savoir ce que tu étais. » Elle regarde quelque chose hors champ. Secoue la tête. « Nous sommes le poing de la déesse de la Guerre. Nous sommes les héritières des mondes. Nous nous montrerons à la hauteur. »
L’image explose.
Jayd gémit doucement dans son coin.
« Jayd, on est venues faire quoi ?
– Sauver le monde », répond-elle doucement.
Une autre image vaporeuse monte de la console. Moi, de nouveau. Les cheveux ras. Une longue plaie sur le crâne, d’où dégouline du sang. Chacune des images semble dater de très longtemps après la précédente. Je n’ai pas fait un enregistrement à chaque retour. Pourquoi ? Ai-je toujours tout simplement choisi de perdre la mémoire ? Ai-je toujours agi avec une foi aveugle ? Combien de fois ai-je fait cela avant le deuxième enregistrement ?
« J’emmerde les Katazyrna, dit mon moi d’avant. Et j’emmerde les Bhavaja. On s’est échappées de cette saloperie de cœur pour rien. Ni les unes ni les autres ne vont nous aider et on a foutu la merde partout. Tu crois vouloir retrouver la mémoire, tu la retrouves, mais tu ne nous retrouves pas toutes, tu comprends ? C’est un putain de composé que le vaisseau produit à partir de ton dernier départ, juste avant le début de toute cette connerie. Tu vas retomber amoureuse folle de Jayd. Tu ne te rappelleras pas ce qu’elle a fait depuis. » Elle jette à son tour un coup d’œil hors champ. Je me demande ce qu’elles regardent, toutes.
Je passe en revue les vaisseaux de la Légion. Voyaient-elles quelque chose approcher ? Un vaisseau ? Un véhicule ? C’est alors que je remarque derrière moi une grande paroi avec de nombreuses portes, la plupart ouvertes et ne donnant sur rien. J’en compte près de cent, les unes au-dessus des autres jusque très haut. À mon niveau, le plus bas, il n’en reste que quatre. C’est par ces portes que je m’enfuis chaque fois de la Mokshi. Elles me remontent à la surface et me propulsent à l’extérieur, hors du champ de gravité. Je ferme les yeux. Je me souviens de cette sensation d’éjection, mais de rien d’autre. Mes moi passés regardaient tous leur moyen d’évasion. Même en sachant ce qu’il y avait à l’extérieur de la Mokshi, elles savaient qu’elles ne pouvaient pas rester ici. Il fallait qu’elles s’en tiennent au plan et reconstruisent le monde, sans quoi tout ce que nous avions fait n’aurait servi à rien.
L’image éclate.
« Qui suis-je, Jayd ? demandé-je doucement. Qu’est-ce que tu m’as fait ?
– On l’a fait ensemble », répond-elle.
Et peut-être est-ce vrai. Peut-être sommes-nous devenues tout ce que nous détestions ensemble.
Encore une autre image. Encore une version de moi-même pleine de colère et de jurons. Toujours pas de cicatrice, par contre. Celle-là a les cheveux plus longs et porte une lance semblable à celle d’Arankadash. Elle dit à peu près la même chose que la précédente. Des paroles qui expriment colère et amertume, qui maudissent Jayd.
« Qu’est-ce que nous sommes devenues ?
– Je ne sais pas », répond Jayd. Elle gémit et s’allonge. Le monde arrive.
Une nouvelle version de moi-même, d’un vert brumeux, s’élève de la sphère. Les cheveux ras. L’air épuisé. « J’ai attendu quatre rotations, cette fois, dit-elle. J’ai retrouvé la mémoire. Pris conscience de ce que j’avais fait pour essayer de garder le vaisseau en fonctionnement. Nous sommes toutes esclaves de ces mondes, de ces… êtres qui se sont emparés de nos vaisseaux. Personne ne peut s’échapper à moins de modifier la configuration même du monde. C’est ce que j’ai fait, sauf qu’il me manque le catalyseur. Douze générations, et aucune porteuse de monde sur la Mokshi. Mais les Bhavaja en ont une. Ces foutues Bhavaja. Je vais repartir, mais si tu regardes ça sans avoir le bras et le monde, suicide-toi. Tue-toi. Ça vaut mieux. »
L’enregistrement cesse.
« Je suis tombée amoureuse de toi, dit Jayd. Tu n’es pas obligée de me croire. Mais toi et moi avons cherché ensemble un moyen de reconstruire ce vaisseau, de tuer Anat et de récupérer le monde sans déclencher une guerre sans espoir. Tu as réécrit le code de la Mokshi pour qu’elle puisse quitter la Légion. Mais tu as besoin… Tu as besoin d’un monde pour reconstruire celui-là, pour le revitaliser. Le renouveler. Tu avais besoin de Rasida. C’est ce que je t’ai amené. C’est ce que j’ai fait. Pour toi, et pour la Légion. »
Je me penche sur elle. « Tu as un monde en toi ?
– Celui de Rasida. » Elle tend la main vers moi. « On a fait ça ensemble, Zan. Je t’en prie.
– Das Muni. »
Elle grimace. « Je te demande pardon. Je croyais que toutes les femmes de la Mokshi étaient mortes. C’était une prisonnière et elle allait te dénoncer à Anat. Elle t’a reconnue. Je l’ai recyclée. J’avais peur…
– Tu avais peur qu’elle me dise qui j’étais.
– Elle ne connaissait pas toute l’histoire. Je l’ai fait sans savoir ce qui était en jeu. »
Je m’agenouille à côté d’elle, touche son ventre. Je sens la pulsation du monde. Elle m’agrippe la main. Au-dessus de moi, j’entends un nouvel enregistrement se lancer. Combien en ai-je fait ? Mon regard suit les alignements de portes. Au moins autant de fois qu’il y a de portes, j’imagine. Je me suis servie de cette sortie de très nombreuses fois. Pas des centaines comme Maibe voulait me le faire croire, mais au moins des dizaines.
« J’ai jeté une enfant », dis-je. Je ne peux pas passer là-dessus. Je veux qu’elle dise à voix haute ce que nous avons fait. Ce que nous avons choisi.
Jayd pleure sans retenue, maintenant. Elle s’appuie lourdement à la console. Serre ma main. « J’avais besoin de ton utérus. Je te l’ai dit, tu n’étais pas assez forte pour faire ce qui devait être fait. Je ne pouvais pas te remettre comme ça aux Bhavaja. De toute manière, elles se seraient attendues à un piège, si nous leur avions donné une inconnue. Elles t’auraient fait bien pire, à toi, parce que tu n’étais pas une Katazyrna. Tu n’étais personne. Tu n’aurais eu aucune protection. Mais Rasida m’aimait. Seigneure de la Guerre, elle m’a toujours aimée.
– Mais j’étais déjà enceinte.
– Oui. On devait choisir. L’une ou l’autre. Une enfant sans avenir ou l’avenir de la Légion. »
Voilà pourquoi j’ai jeté mon enfant. Dans les ténèbres de la fosse de recyclage de la Mokshi. J’ai jeté mon enfant pour sauver le monde entier. Je repense à Arankadash et à son chagrin. Je me demande si j’ai ressenti du chagrin, ou rien d’autre que du soulagement parce que nous avions enfin trouvé un moyen de sauver la Mokshi.
Je m’assieds près de Jayd, observe les mondes de la Légion. Je sais qu’ils sont en train de mourir. Je sais que nous sommes le seul espoir de les sauver, tout en étant les annonciatrices de leur destruction.
Jayd m’a demandé de lui faire confiance une fois de plus.
Elle grince des dents, pousse. « Tu peux me laisser, dit-elle ensuite. Abandonne-moi. Quand je lui aurai donné naissance… il mangera ce monde tout entier. Le recréera. Il reproduira tous ces motifs que tu as programmés en lui. Mais… il faut que tu déclenches le processus. En te servant du bras. »
Je me lève, regagne la console en cherchant dans ma mémoire un moyen de déclencher ce changement. Une fois encore, mon regard est attiré par les liquides transparent et violet.
J’écoute l’enregistrement au-dessus de moi, une femme lasse, ma propre voix qui dit : « Qui deviens-tu quand tu perds la mémoire ? Je n’en sais rien. Certains souvenirs te reviennent, c’est vrai. Mais pas tous. J’ai pris la petite fiole, on aurait dit un objet d’enchanteresse, et j’ai avalé toute cette horreur. Pas seulement ce que j’avais fait, mais ce que j’avais prévu de faire. Ça fait maintenant quatre tours que j’attends dans cet endroit mourant. Et pourquoi ? Parce que j’ai peur de recommencer de zéro. J’ai peur de repartir. J’aurais dû me servir d’une armée. Je n’aurais jamais dû épargner Jayd.
– Je n’y comprends rien », dis-je.
Jayd a un petit rire guttural. « Moi non plus. C’est le plus affreux dans tout ça. On s’est fait tellement d’horreurs l’une à l’autre, Zan. Tellement d’horreurs. Mais c’est bientôt terminé. Tu as juste… à m’abandonner ici. Je t’en prie. Je veux juste mettre un terme à cette histoire. Tu as eu ce don. Tu n’es pas obligée de te rappeler quoi que ce soit de tout ça. Moi, oui. Je n’ai pas le choix. Et j’en ai assez.
– Non.
– Ça a bien marché, en fin de compte. Tu as récupéré ton vaisseau et après sa renaissance, tu pourras t’enfuir de la Légion. Moi, je me suis vengée des Bhavaja. On l’a fait ensemble, Zan.
– Je ne veux pas de ce foutu vaisseau. Je veux que toute cette mort s’arrête. »
Elle crache un rire, et un peu de sang avec. « Il faut que quelqu’un donne naissance au nouveau monde, Zan. Je le voulais. Toi, non.
– Tu étais ma pire ennemie.
– Non. Tu as toujours été ta propre pire ennemie. Même ici. Même maintenant. »
Je pose les mains sur la console, une à gauche et une à droite des récipients. Au-dessus d’eux, il y a un bouchon spongieux. Comme il me semble familier, je l’enlève. À l’intérieur, je découvre un gel vert qui bouillonne, très semblable à la peau verte de mon bras. Je plonge mon bras dedans, regarde le liquide vert de mon bras descendre dans l’ouverture de la console.
Lorsqu’il se joint au gel, celui-ci prend une couleur jaune et la console l’absorbe. Des vrilles jaunes en sortent et passent sur le sol pour aller monter sur les murs. Une douce lumière ambrée inonde la pièce, qui me rappelle celle dans la salle des géantes où Arankadash a failli rester pour retrouver son enfant.
Jayd hurle dans mon dos. Le monde arrive. La Mokshi sera réécrite, renaîtra, s’échappera de la Légion.
Et voilà que j’ai enfin ma mémoire à portée de main, ainsi que le moyen de tout effacer de nouveau. Que choisir ? Je suis venue des dizaines de fois ici choisir l’un ou l’autre. Nous étions tellement résolues, Jayd et cette femme que j’ai été. Mais est-ce que je veux redevenir cette femme-là ? Seigneure Mokshi, résolue et prête à tout sacrifier – son vaisseau, ses enfants, son utérus, sa mémoire – pour obtenir de quoi sortir de la Légion ? Est-ce que je dois redevenir elle, ou est-ce qu’elle aussi n’est qu’un moyen, une correction temporaire mais indispensable pour me conduire là où je suis maintenant ? Je réfléchis aux fragments de mémoire dont je dispose, à ceux dont on m’a parlé, et je me demande si tout cela est conçu pour m’amener à cet endroit et à cet instant. À ce choix. À être quelqu’un que j’ai été, ou à recommencer de zéro, à tomber amoureuse de Jayd. Suis-je condamnée à l’aimer et à être détruite par cet amour ?
L’un ou l’autre.
Je pense aux choix de Das Muni – empoisonner et estropier, mais aussi guérir et redonner naissance. Je pense à Arankadash et à la roue dentée dont elle s’est occupée comme d’une enfant jusqu’à ce que le monde vienne la lui prendre. Je pense à Casamir et à l’amour qu’elle a perdu dans les fosses de recyclage, je pense à ses histoires sans fin. Et je me demande si je ne me serais pas placée face à un faux dilemme.
On a toujours davantage que deux choix.
Je m’écarte de la console. Derrière moi, Jayd halète. Elle n’a pas besoin en ce moment d’une cheffe de guerre, d’une générale ou d’une tacticienne. La tacticienne nous a conduites dans cet endroit, mais il faut qu’une personne très différente nous en sorte. Il faut que je nous en fasse sortir.
J’opte donc pour un autre choix.
Je ne choisis ni l’un ni l’autre. Je choisis la femme que je suis devenue, pas celle que j’étais, pas celle que je peux être. Celle que je suis. Comme mes versions antérieures, je regarde les rangées de portes qui conduisent à mon évasion, mais contrairement à elles, je n’en franchis aucune. Pour le moment.
Je prends la main de Jayd. Ensemble, nous recréerons la Mokshi, comme nous l’avons prévu il y a tant de rotations.
Mais il faut que ce soit notre ultime action en commun.